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Dans le même numéro

Les territoires du temps. Introduction

décembre 2014

#Divers

« En retard, en retard, je suis en retard en retard »… Sommes-nous tous devenus des lapins blancs d’Alice au pays des merveilles ? Courant sans cesse, obsédés par un sentiment d’urgence, sans bien savoir au fond où nous voulons arriver ? L’accélération semble être l’un des traits fondamentaux de ce début du xxie siècle, déjà théorisée par Paul Virilio1, puis Hartmut Rosa2. Face à ce qui ressemble à un état de fait, que faut-il faire ? Certains veulent ralentir3, d’autres accélérer encore davantage4. Et l’on nous présente un monde scindé entre les hypermobiles, qui voyagent, sont connectés et naviguent sans obstacle dans la modernité liquide, et les sédentaires, souvent malgré eux, qui sont bloqués par le chômage, la précarité, l’absence de formation. Or la situation est plus complexe. Car les précaires sont eux aussi soumis aux rythmes de la société capitaliste, aux injonctions de la consommation, ils ont accès à l’espace virtuel qui ouvre sur le monde en même temps qu’il nous renvoie parfois à notre enfermement. Nous sommes tous pris dans les flux des échanges et de l’information, qui configurent notre rapport à l’espace, dans l’expérience urbaine5.

Plutôt que de s’aligner sur le rythme de croissance, appelé à ralentir, et qui, quoi qu’on en attende, ne permet pas d’apaiser toutes les tensions, plutôt que d’en revenir à un hypothétique rythme naturel dont on ne sait pas bien à quoi il renvoie, le temps humain étant un temps social, articulé, il faut aménager le temps comme on aménage l’espace, les deux étant indissociables. Comment concilier travail, loisirs, vie de famille, rythme biologique, sans s’épuiser ? Comment faire vivre des villes autrement que sur le modèle du « 24 heures sur 24, 7 jours sur 76 » ? Prôner une « écologie temporelle », comme le fait Thierry Paquot, c’est prendre en compte ces différentes temporalités, la manière dont elles se déploient dans nos vies et dans l’espace qui les accueille. C’est ménager le temps, et non pas simplement l’aménager dans le seul but de le rentabiliser sur le plan économique. Depuis longtemps, des politiques sont mises en œuvre, en particulier au niveau local, pour adapter les services publics aux besoins des citoyens, à une époque où l’augmentation du temps de loisirs, la flexibilité du travail, l’individualisation des pratiques opèrent une désynchronisation des temps humains. On ne fait plus tous la même chose en même temps, comme en témoigne par exemple l’évolution des pratiques culturelles (on « consomme » des films autrement qu’à la télévision et au cinéma, à des horaires variables, sur son écran d’ordinateur). Plusieurs villes ont ainsi cherché à répondre à la différenciation des cadences sociales et mis en place des « bureaux des temps » qui visent à harmoniser par exemple les horaires d’ouverture des services publics aux usages qu’en font les citoyens (voir l’article de Sandra Mallet).

Mais les politiques temporelles, encore peu visibles, vont au-delà du simple aménagement des horaires : elles sont fondamentales si l’on veut considérer la société non plus comme l’alignement de tous sur un rythme unique, mais comme une articulation des temps de chacun dans des espaces parfois conflictuels. Comment, par exemple, préserver l’espace de la nuit pour éviter qu’il ne soit entièrement colonisé par la consommation, comment faire en sorte que puissent cohabiter des usages de la nuit (sorties, résidence, travail) sans mettre en danger le tissu social, sans obliger les gens à un travail de nuit qui mine leur santé (voir le texte de Luc Gwiazdzinski) ?

Les villes se sont construites sur un principe associant un espace à une activité. Or cette structure occasionne aujourd’hui non seulement une perte de temps (transports) mais également une perte d’énergie, une usure pour les citoyens qui doivent se rendre de leur lieu de résidence à leur lieu de travail, puis à leur lieu de loisirs, etc. Il apparaît de plus en plus nécessaire de penser l’espace et le temps, y compris dans la définition de politiques publiques. Car, loin de disparaître, l’espace – s’il n’est pas conçu comme une simple étendue – est la caractéristique principale de nos sociétés connectées, comme le montre Michel Lussault. Et l’appel à la lenteur, que l’on retrouve dans les nombreux mouvements Slow (Cittàslow, Slow Science…), n’est pas pour autant un appel au repli et à la déconnexion.

Accepter la mobilité sans céder à la précarité ni à l’urgence, ménager son temps, trouver des articulations entre les différents rythmes de sociétés qui peuvent sembler de plus en plus morcelées et individualistes, le défi est grand. Il se pose à chacun d’entre nous, lorsque nous jonglons entre nos différentes activités, comme aux institutions qui les accueillent. À l’école, la question des rythmes scolaires a cristallisé ces derniers temps un certain nombre de tensions autour des évolutions contemporaines. Dans un monde où le savoir se joue aussi en dehors de l’école, où la trinité école-travail-ascension sociale semble de plus en plus remise en question, comment repenser l’école sans céder ni au culte de la performance ni à la nostalgie d’un passé désormais révolu (voir mon article) ? Une société idéale permettrait à chacun de vivre selon son rythme. Nous en sommes encore bien loin, mais une réflexion de fond est plus que jamais utile pour baliser les territoires du temps.

Merci à Thierry Paquot, qui est à l’initiative de ce dossier et en a assuré la coordination.

  • 1.

    Paul Virilio, la Vitesse de libération, Paris, Galilée, 1995. Voir également son article « Les illusions du temps zéro », Esprit, janvier 2000.

  • 2.

    Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010. Voir l’article que lui a consacré Michaël Fœssel, « Tout va plus vite et rien ne change : le paradoxe de l’accélération », Esprit, juin 2010.

  • 3.

    Carl Honoré, Éloge de la lenteur, Paris, Marabout, 2005.

  • 4.

    Nick Srnicek et Alex Williams, « Manifeste accélérationniste », Multitudes, no 56, automne 2014.

  • 5.

    Voir Olivier Mongin, la Ville des flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris, Fayard, 2013.

  • 6.

    Voir Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, Zones/La Découverte, 2014.