Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

Rire. Une anthropologie du rieur de David Le Breton

Le rire a bonne presse : les festivals se multiplient (Montreux Comedy, le Marrakech du rire, la Semaine de ­l’insolence à Annecy, les Vendanges de l’humour à Mâcon, Rire en Seine à Rouen, les Fous rires de Bordeaux…), les hôpitaux l’intègrent à leurs soins et autres thérapies, les entreprises l’introduisent dans la dynamique de groupe, les radios intronisent les humoristes aux heures de grande écoute, bref, rire est vivement recommandé. Il était temps d’en démonter les mécanismes et de proposer une anthropologie du rieur. David Le Breton, avec le talent qu’on lui connaît, s’y risque et le résultat est concluant sans être totalement désopilant, non pas qu’il refuse de rire de son sujet, mais parce qu’il faut un minimum de sérieux pour en explorer les multiples facettes. Que le lecteur se rassure, plusieurs traits d’humour jalonnent cet essai…

« Le rire est partout », affirme l’auteur, qui poursuit ainsi : « Il se raccroche à n’importe quel objet ou situation car il est d’abord dans la subjectivité, il tient au supplément de sens apporté par l’individu. » Le rire s’invite parfois dans des scènes tristes à pleurer qu’il dédramatise, dans un violent échange d’injures, dans un incident banal, comme rater une marche ou glisser sur un parquet trop bien ciré. Il n’est pas prémédité et éclate spontanément (d’où la formulation bien connue d’« éclats de rire »), ou bien ne fait rire que le blagueur dont on finit par se moquer. Il peut être communicatif et secouer tout un public d’un rire partagé qui s’auto-­entretient, comme il peut s’interrompre d’un coup sans avoir pu briser une ambiance glaciale. À un journaliste qui l’interrogeait sur les rouages du rire, Francis Blanche a répondu : « Je n’y suis pour Bergson », faisant référence au célèbre philosophe auteur d’une courte étude sur le rire.

David Le Breton nous offre un très large éventail des pourquoi, comment et avec qui, rire. Il observe que le rire est générationnel (mais pas toujours), que les femmes et les hommes ne rient pas des mêmes choses, que les membres d’un groupe (équipe de foot, classe, club,  etc.) unissent leurs rires, que certains rires sont standardisés, que d’autres naissent au premier mot d’une histoire drôle archiconnue, que les mots d’esprit se déclenchent en cascade,  etc. Le rire est aussi vieux que les premiers humains, une mimique, une grimace, une imitation, un grognement ont certainement déclenché un rire, antidote d’une peur, d’un danger ou satisfaction éphémère lors d’une chasse ou d’un rituel. Les Grecs possédaient des recueils de plaisanteries, comme le Philogelos («  l’ami du rire  ») avec ses deux cent soixante-cinq blagues. Très tôt, on s’est moqué de telle profession, de tel peuple voisin, de tel trait de caractère (le fourbe, le fataliste, l’autoritaire, le menteur…) et, à présent encore, les Auvergnats et les Écossais sont moqués pour leur avarice, les Belges pour leur gentillesse assimilée à une certaine naïveté, les paysans pour leur roublardise,  etc. L’humour juif frôle l’absurde et caractérise une dose d’autodérision comme ce dicton yiddish : « Seigneur, tu nous as choisis entre les peuples, pourquoi fallait-il que tu tombes justement sur les Juifs? » Coluche, Desproges, Devos, Bedos, Fellag, Debbouze usent à tour de rôle de la dérision, du quiproquo, de la parodie, de la satire, de l’exagération, jamais de la méchanceté pour justement pouvoir rire de tout, sans tabou et à gorge déployée.

David Le Breton s’attarde sur l’histoire de l’humour en Occident tout comme il s’intéresse à ce qui fait rire les anciens Chinois, les Hopis, les Muria en Inde, les Inuits,  etc. Ouvrage qui n’oublie pas le burlesque et les gags cinématographiques, ou les situations «  extrêmes  » (la maladie, la prison, la guerre, le camp de concentration…) qui acceptent pourtant le rire comme moyen de vaincre la peur et de retrouver un peu d’humanité. Il cite Pierre Dac : « La mort en définitive n’est que le résultat d’un défaut d’éducation puisqu’elle est la conséquence d’un manque de savoir-vivre. » Alors, ne nous privons pas de rire, ne serait-ce que pour se tordre de vivre…

 

Métailié, 2018
300 p. 22 €

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…

Dans le même numéro

Lancer l’alerte

« Lancer l’alerte », un dossier coordonné par Anne-Lorraine Bujon, Juliette Decoster et Lucile Schmid, donne la parole à ces individus prêts à voir leur vie détruite pour révéler au public des scandales sanitaires et environnementaux, la surveillance de masse et des pratiques d’évasion fiscale. Ces démarches individuelles peuvent-elles s’inscrire dans une action collective, responsable et protégée ? Une fois l’alerte lancée, il faut en effet pouvoir la porter, dans un contexte de faillite des espaces traditionnels de la critique.