
Algérie, Liban : la révolution contre la montre
En Algérie comme au Liban, les manifestants dénoncent la corruption, l’incompétence de la classe politique, la stagnation économique et le manque de perspectives pour la jeunesse. Face à ces révoltes, les systèmes politiques algériens et libanais parient sur l’essoufflement ou la radicalisation.
Y a-t-il dans le monde arabe deux pays plus différents que le Liban et l’Algérie ? Politiquement, tout oppose a priori la citadelle algérienne et le puzzle libanais. L’Algérie vit dans un pluralisme politique de façade installé au lendemain de l’indépendance, paravent d’un État autoritaire ultra-centralisé adossé à la rente des hydrocarbures. Le Liban, carrefour économique du Moyen-Orient, vit politiquement dans le statu quo multiconfessionnel instauré après la guerre civile, qui cantonne l’État à un rôle de gestionnaire.
Ce sont pourtant les mêmes foules qui ont fait résonner le slogan « Dégagez ! » d’Alger à Beyrouth. À quelques mois d’écart, l’unisson populaire a surpris des sociétés qui, se trouvant unies spontanément sous le même drapeau, redécouvraient le sens de la communauté nationale. Deux pays restés à l’écart des printemps arabes de 2011 et marqués chacun par des années de guerre civile à la fin du siècle dernier. Dans leurs ensembles régionaux respectifs, Maghreb et Proche-Orient, ces deux pays faisaient figure d’entités stables, où le traumatisme de la guerre avait refroidi pour longtemps, disait-on, les velléités révolutionnaires. Or, si comparaison n’est pas raison, les troubles politiques que connaissent le Liban et l’Algérie obéissent à des logiques similaires.
Incarner la nation
Ces mouvements sont d’abord inédits par leur ampleur et leur configuration géographique singulière. En Algérie, la cinquième candidature d’un Bouteflika, dont on ne pouvait présenter dans les meetings que le portrait encadré, a été vécue comme l’insulte de trop. Les manifestations du vendredi ne se sont pas cantonnées à la capitale Alger : on manifestait de la conservatrice Constantine jusqu’à Tamanrasset. Le détonateur des événements libanais, le 17 octobre, est social. La « taxe WhatsApp », annoncée sans concertation gouvernementale et immédiatement retirée, a résonné comme une injure dans un pays où la plupart des foyers payent déjà deux factures d’eau et d’électricité. Ici aussi, et pour la première fois, la protestation ne s’est pas limitée à une ville ou à une communauté. Dans le sud du pays, fief historique des partis chiites, on chante le refrain killon yanni killon (« tous, cela veut dire tous ») qui retentit dans le centre de Beyrouth et à Tripoli, écorchant au passage le magistère clientéliste tranquille du Hezbollah et d’Amal.
Des deux côtés de la Méditerranée, les manifestants fustigent la corruption systématique, l’incurie d’une classe politique installée sur les cendres de la guerre civile, le marasme économique et l’avenir morose promis à la jeunesse. Le Hirak algérien a ralenti pour un temps le départ des harragas (« ceux qui brûlent » leurs papiers) vers l’Europe au péril de leur vie. Au Liban, où l’expatriation des jeunes s’accélère, il a suffi d’une provocation télévisée du président Michel Aoun – invitant les mécontents à quitter le pays – pour raviver le climat insurrectionnel. Ici comme là-bas, chacun a conscience de vivre un moment historique. Côté algérien, on promet d’achever enfin la guerre d’indépendance, après la confiscation du pouvoir par le « système » en 1962. Au Liban, on rêve de dépasser la politique confessionnelle et l’esprit sectaire, pour assister à la naissance de l’État-nation libanais.
Ces mouvements populaires partagent aussi une organisation semblable. Ils entendent incarner le peuple, la société civile, contre le « système », la « bande », le régime. La spontanéité populaire est la source de légitimité du Hirak algérien et de la Thawra libanaise, nés à l’écart des partis traditionnels et rassemblant des individus de tous les milieux. Dans la lutte pour la légitimité nationale, qui s’organise entre la rue et le pouvoir, la fête et l’unisson de la foule captent le discours symbolique. Le pouvoir « trouble-fête » se trouve mécaniquement rejeté hors de la communauté nationale. C’est le pari de ces mouvements. En refusant les étiquettes et les représentants, la société civile déjoue les appels au dialogue du pouvoir, et donne peu de prise aux détracteurs et aux procès en instrumentalisation politique. Pacifistes et émanant de la société civile, ces révoltes détiennent une légitimité politique spectaculaire, qui a pris les régimes de court. Cette incarnation unitaire de la communauté nationale a cependant un prix, celui d’un certain flou quant aux objectifs politiques de la contestation, et à l’unification des vues de ses protagonistes.
Lutter contre un système
Cette prudence politique n’est pas un accident ; elle tient à la nature du pouvoir au Liban et en Algérie. Dans la lutte entre nous et eux, les polarités sont brouillées. Cas assez unique dans le monde arabe, le leadership politique dans ces pays n’est pas assimilé à une personne ou à un groupe d’individus clairement identifiable. La cible de la révolte est floue. Au Liban, l’autorité politique n’est pas incarnée personnellement, mais écartelée entre une foule de chefs confessionnels charismatiques. En Algérie, en dépit des efforts du président Bouteflika, le pouvoir reste dispersé dans l’ensemble de l’appareil étatique (armée, Fln, présidence, entreprises d’État), qui se partage l’héritage révolutionnaire de 1962. La résilience du système algérien, malgré la chute du président arrivé en 1999, en offre la démonstration flagrante. Dans les deux pays, l’État désincarné est aux mains d’une oligarchie aussi indistincte qu’organisée.
Confrontés aux crises actuelles, ces systèmes se trouvent donc défendus par des acteurs évoluant habituellement à leurs marges. En Algérie, le général Ahmed Gaïd Salah, premier prétorien du régime, tient le pays, mais semble n’aspirer qu’à quitter la lumière dans laquelle les événements l’ont plongé, en rétablissant la légitimité du système politique ancien. Au Liban, c’est le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui s’est érigé le premier en défenseur du système multiconfessionnel. Difficile, ici encore, de faire plus différent que ces deux gardiens de l’ordre établi. Ils partagent cependant une même rhétorique, agitent le spectre d’une ingérence étrangère (la France, les États-Unis, Israël et pourquoi pas l’Union européenne), et mettent en garde contre la fitna (la division des fidèles) et le retour de la guerre civile. Ce jeu sur les peurs s’appuie autant sur les exemples tragiques de la Syrie ou de la Libye que sur le souvenir de la décennie noire algérienne et de la guerre du Liban. Ici comme là-bas, on a beaucoup à perdre. La classe moyenne, qui constitue le public le plus assidu des cortèges dans les deux pays, le sait bien.
Dans les deux pays, l’État désincarné est aux mains d’une oligarchie aussi indistincte qu’organisée.
Ces révolutions prennent ainsi la forme d’une négociation entre la rue et le pouvoir, où chacun avance masqué. Hostiles aux idéologies et aux structures de partis, les mouvements de révolte font le pari d’un bras de fer avec le pouvoir en place. Ne pouvant détrôner le détenteur unique d’un pouvoir bien réel, ces révoltes s’inscrivent dans la durée, maintiennent une pression constante, agissent comme une force politique à part entière. Face à elles, les systèmes politiques algériens et libanais, si différents soient-ils, jouent la montre, et parient sur l’essoufflement ou la radicalisation de mouvements qui incarnent, jusqu’à présent, la communauté nationale. Le pouvoir négocie, tergiverse, se recompose, lâche du lest en apparence sur la corruption. Dans la prison d’El-Harrach (« l’égout ») à Alger, la promenade ressemble depuis plusieurs mois à un conseil des ministres. Au Liban, chaque parti politique appelle de ses vœux des enquêtes sur la corruption et montre publiquement patte blanche. Mais sur les questions de fond – la primauté du pouvoir civil sur l’autorité militaire en Algérie et le rôle du confessionnalisme dans la démocratie libanaise –, un mur se dresse. Si ces révoltes ont conquis très tôt leur légitimité politique face à des systèmes opaques et organisés, le temps joue contre elles.