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Dans le même numéro

Les mots de l’alerte

avril 2019

Il existe des nuances de sens significatives entre les notions de lanceur d’alerte, de whistleblower et de leaks qui dépendent de l’histoire et des traditions nationales.

Jan Karski, Alexandre Soljenitsyne ou encore Martin Luther font désormais partie de la liste – de plus en plus longue – des personnalités volontiers qualifiées de « lanceurs d’alerte » dans les médias ou sur Internet. Dans ces trois cas, la qualification rétrospective interroge : pourquoi le besoin d’en passer par l’expression de lanceur d’alerte ? Pourquoi des notions pourtant bien constituées comme celle de dissident ou de résistant ne suffisaient-elles plus ? Le terme de lanceur d’alerte qualifie, dans le débat public contemporain, à la fois une personnalité et son action, et y appose d’emblée un label éthique : le lanceur d’alerte est un « juste ». C’est aussi un individu qui a eu raison avant tout le monde, et qui s’est élevé seul contre une institution ou un consensus majoritaire. Cette double dimension de la solitude de l’auteur et du caractère prémonitoire de son propos est au cœur de nos représentations collectives de cette figure aujourd’hui.

En 2015, un colloque sur le thème «  Les lanceurs d’alerte et les droits de l’homme  » mettait en évidence que l’engouement pour le lanceur d’alerte concerne plus largement la valorisation contemporaine de la figure du rebelle, en miroir des mutations qui affectent la société démocratique[1]. « La crise de la représentation et le déclin des mobilisations collectives laisseraient le champ libre à cette forme d’individualisme moral qui, contrairement à l’individualisme égoïste, contribuerait à consolider la démocratie », écrit la juriste Danièle Lochak[2]. Mais au-delà de la dimension morale et d’un consensus relatif autour de l’idée qu’ils ont agi en faveur de l’intérêt général, quel est le point commun entre Chelsea Manning, Antoine Deltour ou Irène Frachon ? Peu à peu, et en lien avec l’enjeu de protection juridique des lanceurs d’alerte, les définitions se stabilisent. Mais des nuances importantes demeurent d’un pays à l’autre, voire d’une institution à une autre, qui se comprennent au regard d’histoires et de traditions différentes relatives à l’alerte, aux modalités de sa reconnaissance, aux institutions et aux milieux professionnels dans lesquels elle s’est constituée. À cet égard, une question de terminologie apparaît d’emblée : sont aujourd’hui appelés « lanceurs d’alerte » en français des individus qualifiés en anglais de whistleblowers (littéralement, « ceux qui donnent un coup de sifflet ») ou parfois de leakers (« sources de fuites »). S’ils sont souvent utilisés de manière interchangeable, comme des quasi-synonymes, ces termes ne désignent pourtant pas la même chose.

Prophètes de malheur

L’expression « lanceur d’alerte » est apparue dans les années 1990 sous la plume des sociologues Francis Chateauraynaud et Didier Torny. Plus précisément, c’est en janvier 1996 que Francis Chateauraynaud la formule pour la première fois, dans le cadre d’un programme de recherche du Cnrs sur le thème des « prophètes de malheur ». En effet, les années 1990 avaient vu émerger la problématique de la gestion des risques, à travers les grandes crises de l’amiante, de la vache folle ou du sang contaminé. Mais l’expertise sur les risques faisait à cette époque l’objet d’un monopole par les services de l’État et, en particulier, les grands corps techniques. C’est dans ce contexte que les sociologues s’intéressent à ceux qui décident d’alerter sur ces risques, et se trouvent par là même qualifiés de « prophètes de malheur », terme que Francis Chateauraynaud juge immédiatement inadapté. Dans le livre issu de ce programme de recherche, Les Sombres ­Précurseurs[3], émerge, à travers une série d’exemples – le chercheur qui a mis en lumière les dangers de l’amiante dans les années 1970 ; le professeur de médecine qui a relevé un taux excessif de leucémies à proximité du centre de retraitement des déchets radioactifs de La Hague en 1997… – une figure assez précise du lanceur d’alerte. Il s’agit le plus souvent d’un scientifique, expert de son domaine (même si quelques journalistes sont également représentés), conduit à la faveur de ses recherches à mettre au jour un risque, le plus souvent sanitaire ou environnemental, minimisé ou ignoré par les pouvoirs publics. La biologiste Rachel Carson fait à cet égard figure de lanceuse d’alerte historique, avec la publication en 1962 du livre Silent Spring, succès de librairie aux États-Unis, qui contribua à la prise de conscience des effets des pesticides sur l’environnement et la santé et, en particulier, à l’interdiction du pesticide DDT aux États-Unis en 1972[4].

Au moment où l’expression « lanceur d’alerte » est inventée, le terme de whistleblower, lui, existe depuis longtemps aux États-Unis, où il désigne une réalité tout autre. C’est le militant des droits des consommateurs, Ralph Nader, qui le popularisa en 1972, à travers un essai intitulé ­Whistle-Blowing[5], même si son usage remonte à la guerre de Sécession, où le ­whistleblowing désignait les pratiques de lutte contre la corruption militaire. Le ­whistleblower n’annonce pas un risque à partir de son expertise. Il constate une pratique frauduleuse déjà à l’œuvre. Son champ d’action privilégié n’est pas environnemental ou sanitaire, mais commercial et financier : les ententes illégales entre les producteurs sur le marché américain ont représenté les premiers combats des whistleblowers, dont Ralph Nader s’est fait le porte-parole. Récemment, les révélations d’affaires d’évasion fiscale, intitulées UBS, HSBC, Luxleaks, Swissleaks ou Panama papers, furent toutes le fait de whistleblowers ayant divulgué l’existence de pratiques illégales de l’intérieur des entreprises ou des administrations concernées. La présence du suffixe -leaks (« fuite » en anglais) dans beaucoup de noms donnés à ces affaires renseigne en creux sur le mode de divulgation des informations à l’œuvre : la transmission de données confidentielles à des organes de presse qui se chargeront de leur donner une publicité. Dans le monde anglo-américain, une nuance distingue d’ailleurs le whistleblower du leaker (celui qui fait fuiter des informations), dont l’action peut être motivée par des raisons militantes, notamment la recherche d’une plus grande transparence démocratique. C’est Julian Assange qui, dans le cadre de Wikileaks, chercha à donner ses lettres de noblesse à la figure du leaker, non sans soulever un débat sur le bien-fondé de la recherche de la transparence pour elle-même. Le terme de leaker est ainsi régulièrement utilisé à propos de personnalités comme Edward Snowden ou Chelsea Manning, dont les agissements ont pu être critiqués en raison du fait qu’ils ont délibérément violé le caractère secret des informations qu’ils manipulaient[6].

Les dénonciateurs

On est donc bien loin des situations sur lesquelles travaillent Francis Chateauraynaud et son équipe dans les années 1990. Certes, une traduction française de whistleblower existait déjà au Canada – « dénonciateur » –, mais elle leur paraît d’emblée inutilisable : « Il m’a très vite paru évident qu’il fallait un autre terme », raconte aujourd’hui Francis Chateauraynaud. « La dénonciation est toujours à charge. Elle consiste à signaler un comportement ou une infraction qui ont déjà eu lieu, avec pour objectif d’y mettre fin, et de les sanctionner. L’alerte a un sens différent. Il s’agit, à partir d’indices ou de doutes sur une situation, ou de l’interprétation de données scientifiques, de mettre en lumière un risque et d’en appeler à l’action. » Le lanceur d’alerte est donc d’abord censé être un catalyseur de prise de conscience collective. De plus, si le whistleblower divulgue des informations auxquelles le grand public n’est pas censé avoir accès, ce n’est pas le cas du lanceur d’alerte. Comme le précise Stéphane Foucart, journaliste au Monde en charge de la couverture des sciences de l’environnement, et qui a travaillé avec de nombreux lanceurs d’alerte : « L’alerte ne se fonde pas sur des données secrètes. Au contraire, elles sont publiques, croisées par les pairs. Et bien souvent, quand un scientifique donne l’alerte, c’est d’abord à des agences de sécurité sanitaire ou à des services de l’État qu’il se retrouve en butte – pas nécessairement à une grande multinationale. »

Le lanceur d’alerte est d’abord censé être un catalyseur de prise de conscience collective.

S’il fallait forger un nouveau terme, c’est aussi pour des raisons de connotation et de représentations collectives. Le terme de « dénonciateur » est trop lourdement associé, en France, aux pratiques de délation et au contexte de la Seconde Guerre mondiale. Tandis que, dans un univers anglo-américain où le mensonge représente la faute morale par excellence, la lutte contre ce dernier ne peut qu’être parée d’une dimension vertueuse. L’expression de lanceur d’alerte cherchait aussi à dépassionner les situations, à les inscrire dans une logique de débat et de controverse, relativement étrangère au whistleblowing, qui dénonce des pratiques illégales sur lesquelles il y a peu, ou moins, matière à discussion sur le fond : « La notion de lanceur d’alerte a d’emblée eu une dimension vertueuse, éthique, plus manifeste que celle de whistleblower. Une alerte est lancée, d’autres vont s’en saisir, et un débat public peut alors avoir lieu. Le terme n’implique pas forcément de règlement de comptes, ni même d’approche militante », précise ainsi Francis Chateauraynaud. Le lanceur d’alerte agit en qualité de scientifique avant tout et, comme l’explique Stéphane Foucart : « Il faut mesurer que ce n’est pas une décision [donner l’alerte] qu’un scientifique prend à la légère. Quand ils franchissent le pas, ils ont travaillé plusieurs années, leurs analyses ont été recoupées des centaines de fois, ils sont bardés d’arguments. Il n’y aurait rien de pire pour leur crédibilité professionnelle que de passer pour des militants plaçant leurs convictions avant les faits scientifiques. »

Des sources et des fuites

Whistleblowers et lanceurs d’alerte se distinguent enfin par la place qu’ils occupent dans le débat public et la fabrique de l’information. Si nous sommes incontestablement dans un moment favorable à leur héroïsation, cette dernière est indissociable de l’audience et de la couverture médiatique qui leur est accordée. Dans le champ sanitaire et environnemental, les lanceurs d’alerte connus sont plutôt l’exception que la règle. Le cas d’Irène Frachon, la pneumologue qui joua un rôle décisif dans l’affaire du Mediator, est singulier à cet égard. Au contraire, Stéphane Foucart rappelle que « beaucoup de lanceurs d’alerte sont parfaitement inconnus du grand public. Sur le sujet des néonicotinoïdes par exemple, trois chercheurs, JeanMarc Bonmatin, Luc Belzunces et Marc-Édouard Colin, ont alerté sur le danger dès la fin des années 1990. Aujourd’hui, alors que près de 80% de la biomasse d’insectes a disparu de la majorité des paysages d’Europe occidentale, on sait qu’ils ont sans doute eu raison avant tout le monde. » Même une personnalité essentielle dans l’histoire des lanceurs d’alerte comme celle d’André Cicolella, chimiste et toxicologue, qui mit en évidence, dès 1971, le danger lié aux éthers de glycol contenus dans les vernis et les solvants et qui fonda, en 2009, le Réseau environnement santé, est peu connu. L’audience médiatique des lanceurs d’alerte reste une question très incertaine. Et, même lorsque des journalistes se penchent sur leurs travaux, l’écho que rencontreront leurs articles peut être très variable. Ainsi, dans le cas récent de l’affaire des « bébés sans bras », révélée par Emmanuelle Amar, épidémiologiste travaillant au Remera (le registre des malformations congénitales en Rhône-Alpes), huit ans ont passé entre le moment où les journalistes du Monde se sont penchés sur le dossier et le déclenchement de l’affaire que l’on connaît aujourd’hui. Stéphane Foucart raconte ainsi que « les échanges avec elle ont commencé en 2011. En septembre2016, un article de ma consœur Pascale Santi sur le sujet n’a été repris par personne. Deux ans et demi plus tard, à la fin d’une chronique, j’ai évoqué et déploré le risque de disparition du registre faute de financements. Et cette fois-ci la mèche s’est allumée ».

La relation du whistleblower aux médias est tout autre. Car la transmission d’informations à ces derniers est au fondement même de la pratique du whistleblowing. Les affaires récentes dans les domaines de la délinquance financière et de l’évasion fiscale ont ainsi puissamment remis en scène dans l’imaginaire collectif le couple mythique du journaliste d’investigation et de sa « source », qui prend à l’ère numérique les traits du ­whistleblower, quand bien même ce dernier reste le plus souvent anonyme. La transmission de quantités de données considérables, nécessitant un lourd travail de traitement et d’analyse pour être comprises du grand public, réactive le tandem du journaliste d’investigation et de sa source, qui deviennent les deux rouages, aussi essentiels l’un que l’autre, du fonctionnement d’une économie journalistique parfois idéalisée, entièrement tournée vers la révélation des affaires. Là où le travail avec les lanceurs d’alerte repose avant tout sur le labourage patient du terrain et la constitution progressive des sujets : « Dans ce domaine de l’alerte à caractère environnemental ou sanitaire, le journaliste est dans une relation de compagnonnage avec le chercheur. On se tient au courant des publications scientifiques, on cherche à repérer les chercheurs qui ont des choses à dire. Et on les incite surtout à faire avec nous un gros travail de pédagogie sur les données, sur leurs analyses. On n’est pas dans une logique de fabrication du scoop », explique Stéphane Foucart.

Aujourd’hui, le terme de lanceur d’alerte est utilisé de manière indifférente pour désigner les whistleblowers et les personnalités impliquées dans les processus d’alerte sanitaire ou environnementale. Est-ce pertinent ? Oui, selon Francis Chateauraynaud qui, au-delà de ce qui les distingue, voit tout de même un point commun essentiel à toutes ces figures, celui de s’affronter en définitive à des intérêts, souvent économiques : « Certes, les questions sanitaires et environnementales d’une part, et les pratiques commerciales ou fiscales d’autre part, relèvent de champs a priori distincts, surtout du point de vue juridique. Mais dans les deux cas, quand vous soulevez des questions, vous tombez sur des intérêts économiques bien constitués. » Whistleblowers et lanceurs d’alerte représentent ainsi deux visages, complémentaires, du besoin accru de vigilance démocratique dans des économies mondialisées et numérisées. Mais surtout, les déplacements successifs dont témoigne l’histoire de la notion de lanceur d’alerte, loin de l’opposer à celle de whistleblower, l’ont finalement enrichie, sans doute à terme au bénéfice des deux. Élaborée d’abord pour se démarquer de son équivalent américain, elle fut ensuite utilisée pour désigner la même chose, mais en cherchant à alléger la connotation de dénonciation, pour insister davantage sur le débat public que l’alerte est censée ouvrir. Or c’est à cette condition seulement que l’alerte ou la dénonciation pourront nourrir la vitalité démocratique de nos sociétés, en ouvrant de nouveaux espaces de controverse et de délibération. L’histoire des lanceurs d’alerte et des whistleblowers ne saurait être lue seulement comme le récit de notre défiance accrue envers les institutions. Elle doit également nous rappeler que la vigilance et le débat sont sains en démocratie.

 

[1] - «  Les lanceurs d’alerte et les droits de l’homme  », organisé par le Credof (université Paris Ouest – Nanterre La Défense) et l’Umr de droit comparé (université Paris I – Panthéon-Sorbonne) en avril 2015.

[2] - Danièle Lochak, «  Les lanceurs d’alerte et les droits de l’homme : réflexions conclusives  », La Revue des droits de l’homme [en ligne], n° 10, 2016.

[3] - Francis Chateauraynaud et Didier Torny, Les Sombres Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Ehess, 1999.

[4] - Rachel Carson, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962.

[5] - Ralph Nader (avec Peter J. Petkas and Kate Blackwell), Whistle Blowing: The Report of the Conference on Professional Responsibility, Londres, Bantam Press, 1972.

[6] - Un débat juridique existe sur la pertinence de la distinction entre leaker et lanceur d’alerte. Voir Jean-Philippe Foegle, «  Lanceur d’alerte ou “leaker” ? Réflexions critiques sur les enjeux d’une distinction  », La Revue des droits de l’homme [En ligne], n° 10, 2016.

Anne Dujin

Rédactrice en chef de la revue Esprit depuis 2020, Anne Dujin est politiste de formation. Elle est également poète. Son dernier recueil, L'ombre des heures, est paru aux éditions de L'herbe qui tremble en 2019.

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