
Les progrès de la justice pénale négociée
La justice négociée, de plus en plus utilisée depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2 en 2016, présente des avantages certains en ce qui concerne l’efficacité et la célérité de la procédure judiciaire. On lui reproche néammoins de congédier le débat public et de créer une justice à deux vitesses entre les personnes physiques et les personnes morales.
Le 16 janvier 2023, plus de six ans après l’entrée en vigueur de la loi Sapin 21, le parquet national financier a publié une nouvelle édition de ses lignes directrices sur la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Le jour même, le journal Les Échos a consacré une double page à la justice négociée. Le soir, l’université Panthéon-Assas a organisé avec le parquet national financier une conférence dans un amphithéâtre comble réunissant sur les mêmes bancs universitaires, magistrats, avocats, directeurs juridiques et de conformité. Et le lendemain, le département de la Justice américain a présenté à l’université de Georgetown ses propres lignes. Cet alignement symbolique avec les États-Unis est révélateur du parcours accompli en France depuis 2016 par ce que l’on appelle communément aujourd’hui « justice négociée » ou deals de justice2.
Des procédures incitatives
Révolution judiciaire et géopolitique, la justice négociée désigne des procédures transactionnelles conclues entre une personne et un procureur visant à éteindre in fine les poursuites en contrepartie, selon le type de procédure, d’un exposé des faits ou d’un aveu de culpabilité, du paiement d’une amende, de l’exécution d’une peine ou d’un programme de conformité, d’une indemnisation des victimes, le tout étant soumis au juge du siège chargé d’homologuer l’accord. Tandis que la convention judiciaire d’intérêt public ne nécessite pas d’aveu de culpabilité, n’est pas inscrite au casier judiciaire et est ouverte uniquement aux personnes morales, la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité est une forme de plaider-coupable aboutissant à une condamnation, ouverte aux personnes morales comme aux personnes physiques, pour des infractions simples ou complexes. Dans les deux cas, ces procédures accélérées ne peuvent pas être utilisées pour sanctionner les atteintes graves aux personnes. Les avantages de la convention judiciaire d’intérêt public sont connus. Pour le ministère public, il s’agit de sanctionner avec célérité et publicité des faits qui n’auraient pas été connus du parquet sans le concours très actif de l’entreprise mise en cause. Pour la personne morale, la convention judiciaire lui permet de « tourner la page » et de poursuivre ses activités en limitant l’aléa judiciaire et le préjudice de réputation. Au rang des inconvénients, la convention judiciaire d’intérêt public est accusée de créer une justice à deux vitesses, privant les justiciables d’un débat public sur les faits et créant une différence de traitement injustifiée entre personnes morales et personnes physiques.
Pourtant, en dépit de ces critiques, la justice négociée a trouvé sa place au sein de la justice pénale. Depuis 2017, trente-trois conventions de ce type ont été conclues et validées, douze en matière de corruption et de trafic d’influence, dix en matière de fraude fiscale et de blanchiment, onze en matière d’environnement, qu’il s’agisse de dossiers simples ou complexes et pour des montants allant de mille euros à plus de deux milliards d’euros. Initialement ouverte aux faits d’atteintes à la probité, elle s’est étendue à la fraude fiscale, au blanchiment de ces faits, aux infractions connexes et, depuis une loi du 24 décembre 20203, aux atteintes à l’environnement. Google, Airbus, Bank of China, McDonald’s, des entreprises françaises comme étrangères ont fait l’expérience de la convention judiciaire d’intérêt public. Depuis 2020, des procureurs de la France entière utilisent cet instrument, au Puy-en-Velay, à Marseille, Nancy, Lons-le-Saunier ou Charleville-Mézières. Et demain, la convention judiciaire d’intérêt public pourrait s’étendre plus largement aux atteintes aux intérêts financiers de l’Union européenne.
Le but de la convention judiciaire d’intérêt public est prophylactique. La convention ne s’attache pas seulement à sanctionner des faits passés, mais aussi à éviter la réitération de nouveaux faits pour l’avenir.
Un tel succès s’explique d’abord par une raison probatoire. Des faits qui n’étaient ni détectés ni poursuivis sont désormais révélés grâce au concours de l’entreprise et sanctionnés par le juge pénal dans un temps court et avec forte publicité. Mais la raison est aussi et surtout philosophique. Le but de la convention judiciaire d’intérêt public est prophylactique. La convention ne s’attache pas seulement à sanctionner des faits passés, mais aussi à éviter la réitération de nouveaux faits pour l’avenir. L’entreprise s’engage en effet pendant trois ans à exécuter un programme de mise en conformité sous le contrôle de l’Agence française anticorruption ou des services du ministère de l’Environnement et du procureur, qui formule in fine un avis d’extinction des poursuites. Toutes conventions judiciaires d’intérêt public confondues, près de la moitié d’entre elles comportent ainsi un programme de mise en conformité. Mieux, les procureurs en charge de la lutte contre la corruption internationale sont invités à privilégier la convention judiciaire d’intérêt public ou la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, et à ne conserver le procès que pour les faits les plus graves ou pour les personnes les moins coopératives4. Le recours à la convention judiciaire d’intérêt public Environnement est également encouragé5. L’invitation devient même incitation en matière d’atteintes à la probité et de fraude fiscale. Par ses nouvelles lignes, le parquet national financier incite ainsi les entreprises à « entrer en convention » comme on entre en religion. Il leur est demandé de « contribuer à la manifestation de la vérité » en étant de « bonne foi » lorsqu’elles apportent leurs preuves et de reconnaître de manière « non équivoque » les faits, à titre de « rémission » justifiant une minoration de l’amende qui comporte désormais une part « afflictive6 ». Si le vocabulaire du péché imprègne les lignes directrices du parquet, en droit de la convention judiciaire d’intérêt public, les chiffres, la coopération et le programme de conformité comptent plus que la peine et la culpabilité.
Des évolutions qui se poursuivent
De proche en proche, le domaine de la convention judiciaire d’intérêt public s’étend et son esprit imprègne également le recours plus fréquent à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité par les entreprises. Si, depuis 2011, cette dernière peut s’appliquer à des délits complexes, elle est de plus en plus utilisée depuis 2017 pour des faits de fraude fiscale et d’autres faits, ainsi que l’a illustré l’homologation d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité le 27 janvier 2023, acceptée par deux filiales du groupe Urgo. Cette contagion atteint aussi les personnes physiques en lien avec la personne morale. L’affaire « HSBC » donne ainsi l’exemple d’une première convention judiciaire d’intérêt public signée par la banque, validée en octobre 2017, et suivie, plus d’un an après, d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité pour un ancien dirigeant7. Ainsi, les instruments de justice négociée sont utilisés de manière conjointe voire simultanée pour régler un dossier portant sur les mêmes faits, le dirigeant mis en cause pouvant, en même temps que son entreprise, mettre fin aux poursuites à son encontre. Cependant, et l’affaire « Bolloré » l’a montré en 2021, le juge du siège peut refuser d’homologuer la comparution du dirigeant lorsque l’intérêt public lui semblerait mieux servi par un procès, tandis que le même juge peut valider pour les mêmes faits la convention de son entreprise. Cette dissymétrie de traitement est de nature à créer une atteinte aux droits de la défense et à la présomption d’innocence de la personne poursuivie après la signature de la convention. Il est donc urgent de rapprocher les régimes de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité de celui de la convention judiciaire d’intérêt public, tout particulièrement dans les situations où les personnes physiques ont, comme leur entreprise, pleinement coopéré à l’enquête. Ce rapprochement suppose de favoriser en amont de l’audience d’homologation les conditions d’une bonne compréhension par le juge de l’enjeu global du dossier, au besoin par une audience de mise en l’état.
Au sein de cette justice négociée en plein essor, la place de chacun est à trouver. De verticale, la justice tend à devenir plus horizontale avec des acteurs dont le rôle se transforme et un espace nouveau pour le dialogue. Maître de la proposition de convention judiciaire d’intérêt public, le procureur voit son rôle renforcé, au détriment de celui du juge de la validation. L’avocat doit négocier avec le procureur de bonnes conditions de coopération tout en veillant à ce que l’amende d’intérêt public, le périmètre des faits, le programme et la réparation reflètent au plus près la part potentielle prise par son client dans les faits reprochés. Les deux se voient, se parlent et présentent en amont de l’audience leurs positions respectives avec, souvent, l’assistance d’experts spécialisés. Reste la place de la victime, habituellement au cœur de la réflexion pénale, dans la justice négociée, qui se déroule pour partie à l’extérieur de la salle d’audience. Dans la procédure de convention judiciaire d’intérêt public, la « victime » n’est pas une partie comme une autre. Le Code de procédure pénale lui donne le droit, lorsqu’elle est identifiée, d’être indemnisée de son préjudice et elle peut aussi solliciter, postérieurement à la validation de la convention, une réparation devant le juge civil. Elle est également présente à l’audition de validation et peut être entendue par le juge. Mais elle ne peut pas s’opposer à la conclusion de la convention judiciaire ni à sa validation : c’était sur ce point que l’association anticorruption Sherpa souhaitait questionner à l’audience de convention judiciaire d’intérêt public « Airbus 2 » la constitutionnalité de l’article 41-1-2. Si cette question prioritaire de constitutionnalité a été déclarée irrecevable, il apparaît nécessaire de mieux informer les victimes potentielles, en particulier les associations agréées, de ce nouveau dispositif, qui n’est pas enraciné dans notre culture judiciaire pénale et dont l’esprit est d’associer les parties prenantes à une réflexion sur l’environnement de l’entreprise. Souhaitons que les progrès de la justice négociée contribuent au renforcement de la confiance et du dialogue entre avocats, magistrats, justiciables et victimes.
- 1. Loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
- 2. Antoine Garapon et Pierre Servan-Schreiber (sous la dir. de), Deals de justice. Le marché américain de l’obéissance mondialisée, Paris, Presses universitaires de France, 2013 (rééd. « Quadrige », 2020).
- 3. Loi no 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée.
- 4. Circulaire de politique pénale du 2 juin 2020 en matière de lutte contre la corruption internationale.
- 5. « Le traitement pénal du contentieux de l’environnement. Rapport du groupe de travail relatif au droit pénal de l’environnement, présidé par le procureur général près la Cour de cassation, François Molins », Cour de cassation, décembre 2022.
- 6. Jean-François Bohnert, « Lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public » [en ligne], Parquet national financier, 16 janvier 2023.
- 7. Voir Astrid Mignon Colombet, « Une justice de validation ? », Esprit, mars 2018.