Comment être socialiste + conservateur + libéral, de Leszek Kolakowski
Comment être socialiste + conservateur + libéral
Leszek Kolakowski
Les Belles Lettres, 2017, 192 p., 13, 90 €
Ce livre est un recueil d’articles du philosophe polonais Leszek Kolakowski, traduits et publiés par la revue Commentaire. Kolakowski est né en 1927 à Radom en Pologne. Il soutient une thèse de philosophie sur Spinoza en 1953 et devient professeur de philosophie à l’université de Varsovie. La publication du rapport Khrouchtchev met fin à son adhésion au Parti communiste. Dès lors, à l’instar d’autres intellectuels polonais revenus du communisme, il s’engage pour la défense des libertés. Commence alors un exil académique qui le conduit au prestigieux All Souls College de l’université d’Oxford, où il se fixe jusqu’à son décès en 2009.
Auteur d’une œuvre à la fois vaste et diverse, Kolakowski est notamment connu pour ses Main Currents of Marxism . Dans cette somme (en trois volumes), il souligne la continuité et la logique existantes entre Marx et ses successeurs, Lénine et Trotski en particulier. Kolakowski a également écrit sur la religion et ses rapports avec l’idéologie. Dans sa préface-nécrologie à Comment être socialiste + conservateur + libéral, l’historien Alain Besançon, ami du philosophe polonais, le situe dans la tradition philosophique sceptique. Besançon loue les qualités de son style « à la fois léger et profond », qui lui vaut d’être considéré comme un écrivain dans son pays natal, et a contrario une réception plutôt timide en France. Nombre de ses livres y ont toutefois été traduits.
Les neuf articles regroupés ici ont été publiés entre 1978 et 2008. Sans surprise, ils traitent de plusieurs des sujets de prédilection de Kolakowski : le communisme et sa chute, la religion, la politique – les trois se recoupant d’un texte à l’autre. La sélection proposée s’écarte d’ailleurs de la chronologie de publication pour épouser une logique thématique.
Dans « À travers des ruines mouvantes » (1993), Kolakowski s’interroge sur les scénarios envisageables au sein du monde post-soviétique, ce qui lui donne l’occasion de réfléchir au déterminisme historique, au rôle joué par les nations dans cette implosion (« ainsi, les nationalismes n’ont pas surgi tout soudain du congélateur ; ils ont eu, tout simplement, davantage de place pour s’exprimer ») et aux conditions de reconstruction identitaire de ces dernières (« l’aveuglement est un élément nécessaire de l’existence, tant pour les individus que pour les nations. Il procure, à tous, la sécurité morale »). Deux autres interventions (« Note conjointe sur le communisme et le nazisme » [1998] et « Pologne : réfutation de trois arguments “irréfutables” » [1982]) reviennent, entre autres, sur la nature du despotisme communiste.
Plusieurs articles abordent la religion : un texte du même nom de 2008 sur l’intérêt du dialogue entre religions, mais aussi avec les non-croyants, un autre sur « L’expérience du Mal » (2006), quand « Où sont les barbares ? Les illusions de l’universalisme culturel » (1980) défend l’idée d’une unité de l’Europe autour de la chrétienté et d’une tension fructueuse entre celle-ci et les Lumières : « Mais c’est la tradition de l’enseignement chrétien de nous protéger contre les deux dangers qui nous menacent : la confiance folle dans notre perfectibilité infinie et le suicide. […] Nous n’avons pas le choix entre la perfection totale et l’autodestruction totale : notre destin temporel, c’est le souci sans fin, l’inachèvement sans fin. » Finalement, c’est la centralité du doute, de l’autocritique, dans la tradition européenne qui serait son argument le plus convaincant dans sa prétention à l’universalité. « La politique et le diable » (1988) se situe à l’intersection des trois thématiques relevées : Kolakowski analyse l’« aléthéiocratie », ce « gouvernement de la vérité », où la distinction entre le spirituel et le temporel n’a plus cours.
Les deux derniers articles du recueil illustrent la finesse de la pensée politique du philosophe. Dans « Ce qui est vivant (et ce qui est mort) dans l’idéal social-démocrate » (1982), il livre sa conception de la social-démocratie, dont il reconnaît le peu d’enthousiasme qu’elle suscite de par sa nature même : « La doctrine sociale-démocrate admet cette incontournable vérité que beaucoup des valeurs qu’elle honore se limitent l’une et l’autre et qu’elles ne peuvent se réaliser qu’à travers des compromis, souvent pénibles et maladroits. » Ainsi des tensions entre planification et autonomie, liberté et égalité. Elle se construit autour d’une « approche des problèmes sociaux » délimitée par l’adhésion aux valeurs démocratiques et à un État protecteur, à un double refus du totalitarisme et du libéralisme intégral, à une promotion de l’égalité des chances via l’éducation (et non par la police ou la bureaucratie). Enfin, elle est acquise à la cause des laissés-pour-compte. En conséquence, celle-ci n’est pas exempte d’ambiguïtés, voire de contradictions : « Elle ne repose sur aucun dogme et ne promet aucun millenium. Elle n’est que le plus sûr moyen politique trouvé à ce jour de traiter les problèmes explosifs qui se posent dans un monde dangereux et en danger. »
« Comment être “socialiste-conservateur-libéral”. Credo » (1978-1979), qui donne son titre à cet essai, prolonge la réflexion précédente à partir d’une injonction entendue par Kolakowski dans le tramway à Varsovie : « Avancez vers l’arrière s’il vous plaît ! » Il propose d’en faire le mot d’ordre d’une nouvelle internationale et détaille dans son manifeste les croyances de ses futurs adhérents. Le conservateur rappelle que toute amélioration charrie son lot de détériorations, que le bouleversement systématique des traditions n’est pas toujours synonyme de progrès et que les défauts de l’homme ne sont pas le seul fait des institutions. De son côté, le libéral croit à l’État comme garant de la sécurité (assurantielle incluse), à la place nécessaire de l’initiative individuelle et à l’égalité comme moyen et non comme une fin en soi. Enfin, le socialiste estime que le profit ne doit pas être le premier aiguillon de la vie en société, qu’il n’est pas vain de lutter contre les inégalités et qu’il faut encourager la régulation sociale de l’économie, au risque du développement d’une bureaucratie, cependant contrebalancée par la démocratie représentative. Même si Kolakowski doute du succès d’un tel mouvement – puisqu’il ne promet pas le bonheur –, il juge que « ces idées ne se contredisent nullement. On peut donc être un social-conservateur-libéral, ce qui revient à dire que ces trois qualificatifs représentent désormais des options qui ne s’excluent pas mutuellement ».
En définitive, (re)lire Kolakowski constitue un salutaire rappel de la complexité inhérente de la chose politique, valable pour toutes les époques, y compris la nôtre.