
La dialectique des extrêmes
Après une première année marquée par les incohérences, la valse des démissions à la Maison Blanche et les déclarations tonitruantes, la présidence Trump semble s’être stabilisée, mais dans la stratégie du chaos. Plus qu’une doctrine, « America first » s’avère être un mot d’ordre qui justifie tous les retournements diplomatiques. Comme le montre l’épisode récent du G7, Donald Trump n’hésite pas à humilier ses alliés historiques. Avec ceux que l’on présente comme ses adversaires (Russie, Chine), il est capable d’improviser un deal de dernière minute dont rien ne garantit la stabilité. Avec ses ennemis déclarés, enfin, il adapte sa politique au gré de ses humeurs : après avoir menacé de rayer la Corée du Nord de la carte, il met en scène son amitié avec Kim Jong-un à Singapour.
Pour une part, cette situation inédite s’explique par l’extension de la société du spectacle au domaine des relations internationales. Là où règnent d’habitude la discrétion et l’ethos de la stabilité, Trump multiplie les sorties tapageuses et contradictoires. L’ancienne star de télé-réalité crée le chaos en changeant les scénarios et en aménageant des surprises destinées à tenir en haleine un public fasciné. Le seul moyen de reconnaître une certaine continuité dans cette politique du désastre consiste à repérer les thèmes sur lesquels Trump ne communique pas de manière anarchique. À cette heure, il n’y a guère que sur la question iranienne qu’il s’en tient à la même ligne. C’est un signe, en lui-même assez peu rassurant, de la priorité que la Maison Blanche accorde à ce dossier.
La société du spectacle n’explique pourtant pas tout. Pas plus que son élection à la Maison Blanche, la politique chaotique de Trump ne serait possible sans l’affaiblissement des institutions démocratiques à travers le monde. Le mépris pour l’Onu et le multilatéralisme puisent aux mêmes sources que le rejet du parlementarisme et de la culture démocratique du conflit. Pour le comprendre, il faut revenir aux conséquences des attentats du 11 septembre, si bien analysées par notre cher Pierre Hassner, récemment disparu. Hassner mettait en relation l’« embourgeoisement des barbares » (les attentats de 2001 ont été perpétrés par des terroristes surdiplômés) avec la « barbarisation des bourgeois ». Ce que l’on appelait déjà « radicalisation » est un phénomène dialectique qui menace de s’emparer des démocraties au moment même où elles se présentent comme l’ultime rempart face à la barbarie. Observateur attentif des évolutions de la guerre froide, Hassner savait qu’une plus grande violence dans les relations internationales entraîne inévitablement la tentation de durcir les législations intérieures et de remettre en cause l’État de droit. Au point qu’une démocratie qui agit en barbare dans des territoires qu’elle estime barbares finit par connaître un phénomène de dé-civilisation chez elle.
La violence guerrière demeure à l’horizon de l’histoire.
Avec Trump, on mesure hélas le chemin parcouru dans ce sens depuis l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Il ne suffit pas de s’abriter derrière la mégalomanie d’un homme (fût-il le chef de la première puissance mondiale) pour comprendre un phénomène de dé-démocratisation à l’œuvre depuis plusieurs décennies et qui n’épargne pas le vieux continent. Là encore, Pierre Hassner avait vu juste en insistant sur l’importance qu’allait prendre la question des migrants dans un monde en voie de globalisation[1]. Un sinistre exemple de « barbarisation du bourgeois » a été donné tout récemment par Matteo Salvini, le nouveau ministre italien de l’Intérieur, déclarant sur les côtes de Sicile : le « bon temps pour les clandestins est fini, préparez-vous à faire vos valises ». L’Europe serait plus forte face à la brutalité de Trump si elle était à même de condamner fermement de tels propos, tenus le jour même où une soixantaine de migrants trouvait la mort au large de la Lybie.
Sur la scène internationale, les passions mauvaises de Trump ne s’opposent pas à la raison mesurée de l’ancien monde, mais au désir de revanche de nouvelles puissances nationalistes et aux hésitations de démocraties qui doutent d’elles-mêmes. Disciple de Kant et de Raymond Aron, Pierre Hassner lisait aussi Hobbes et Nietzsche. Sans jamais céder sur l’idéal cosmopolitique et ses exigences du pluralisme, il savait mieux que quiconque repérer les tentations de retour à l’état de nature et les risques d’escalade induits par le déséquilibre des puissances. « C’est le suprême paradoxe, écrivait-il, qu’une société issue de la peur de la mort violente et de la tentative de réguler les passions par le calcul rationnel et égoïste, puisse aboutir à son contraire, la violence guerrière et suicidaire [2] ». L’acharnement avec lequel Trump, entrepreneur et soi-disant adepte des calculs coûts/bénéfices, s’attaque au multilatéralisme sans rencontrer de résistance efficace montre que la « violence guerrière » demeure à l’horizon de l’histoire.
Y résister par une recherche obstinée et constante de la justice donne son sens à la politique, ce que la vie et la pensée de Pierre Hassner n’ont cessé de nous rappeler.
Esprit
[1] - Voir son article « Les intrus. Théorie et pratique des relations internationales devant le problème des réfugiés », Esprit, février 1995.
[2] - Pierre Hassner, la Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique, Paris, Fayard, 2015, p. 41.