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Introduction. Quelle stratégie contre le terrorisme ?

L’opinion publique française a tendance à se tenir à l’écart des débats stratégiques en matière de lutte contre le terrorisme qui ont traversé l’Europe et les États-Unis depuis le 11 septembre 2001. À la fois parce que la France a élaboré sa propre stratégie, judiciaire, dès 1986 lorsqu’elle fut touchée, la première en Europe, par un terrorisme mêlant d’une manière nouvelle ressentiments locaux et référence à un islamisme international déterritorialisé. Et surtout parce qu’elle s’est opposée à l’invasion américaine en Irak. Bien qu’elle ait appuyé avec des troupes de commandos l’action de l’armée américaine contre les talibans en Afghanistan, elle a donc été moins directement concernée par la « guerre asymétrique » qui préoccupe, au regard du lourd tribut humain, les pays engagés aux côtés des États-Unis en Irak.

Pourtant, les Français auraient tort de se sentir immunisés contre certaines évolutions (terrorisme déterritorialisé, droit d’exception, guerre asymétrique) qui touchent de plein fouet nos alliés traditionnels et affectent les règles mêmes des relations internationales. La situation d’alerte vis-à-vis d’éventuelles actions terroristes persiste et notre exécutif, soucieux qu’il est de montrer sa réactivité aux urgences, pourrait fort bien transformer une nouvelle fois nos règles judiciaires sous les coups d’embardées sécuritaires. L’extension des dispositifs biométriques au-delà du terrorisme1 à des procédures ordinaires de regroupement familial (recours à des tests Adn dans le cadre de la politique migratoire) témoigne déjà, en tous les cas, de sa volonté d’étendre la portée du régime dérogatoire antiterroriste. À aucun moment, les mesures déjà adoptées n’ont fait l’objet d’un réel débat public. Les instruments de répression du terrorisme furent transformés par des spécialistes et d’un coup dans le cadre de la loi de septembre 1986. Le Conseil constitutionnel a pour l’essentiel validé les étapes successives de cette stratégie dérogatoire au droit commun et notamment son extension préventive. Il se trouve que la communauté des juristes ne s’est guère invitée à la discussion. L’ineptie du système antérieur, l’urgence dans laquelle s’est déroulé le vote de plusieurs lois ainsi que la faible efficacité de l’action des associations de défense des libertés auront fini d’empêcher l’émergence d’une analyse publique et informée de l’ensemble des atteintes aux libertés. À sa décharge, toute évaluation publique de la pertinence des mesures aurait été rendue très difficile du fait de la confidentialité qui entoure l’action des services judiciaires et de la traditionnelle discrétion qui entoure celle des services de renseignement. Au total, avec un système à la fois efficace au sens où il n’y a pas eu d’autres attentats et qui n’est pas contesté, l’effet cliquet a joué à plein : les réformes antiterroristes ultérieures n’ont modifié qu’à la marge le système pénal de 1986 et toujours en l’approfondissant, notamment dans son volet préventif. Les Français n’ont du coup finalement jamais débattu publiquement des limites juridiques souhaitables à l’antiterrorisme2.

Les pays aux traditions juridiques exemplaires et si soucieux de l’équilibre des pouvoirs tels que la Grande-Bretagne et les États-Unis sont à cet égard de formidables objets d’étude. Que ces pays, qui ont traversé les pires guerres, aient été pris de court par le choc des attentats du 11 septembre et par l’urgence de la réponse à leur apporter dit l’importance des débats à mener. Notamment pour absorber l’impact psychologique immédiat de tout attentat terroriste. Aux États-Unis par exemple, le jeu des institutions permet a priori que l’équilibre des pouvoirs se rétablisse et que les institutions judiciaires réaffirment leur prépondérance contre les procédures illégales promues par l’exécutif et éventuellement couvertes par le secret d’État. Mais ce retour à l’équilibre est toujours incertain et long – un temps spécialement long pour les personnes détenues au secret sans perspective ni de jugement ni de libération. Comment donc limiter l’impact de court terme du terrorisme et garantir que les checks and balances reprennent la main à long terme ? Cette question a été soulevée en France par le Livre blanc sur l’antiterrorisme (2005) dans ses commentaires sur l’article 16 de la Constitution de 1958 mais aucune réponse n’y a été apportée. Le juriste Bruce Ackerman a imaginé pour les États-Unis une mécanique constitutionnelle qui donne aux autorités une grande latitude pour réagir à chaud tout en empêchant des abus grâce à un système de confirmation régulière des mesures d’exception qui rend plus difficile à chaque étape leur prolongation dans le temps3. Ne pas avoir réfléchi plus tôt à ces questions nous a collectivement coûté beaucoup. En quelques mois, l’administration Bush a pu imaginer ou développer des procédures extraordinaires impliquant des pays européens au risque de déteindre sur leurs pratiques de droit commun. L’affaiblissement politique définitif de G. W. Bush ne signifie pas à soi seul un retour au statu quo ante et ne suffit pas à refermer le dossier. Si le droit américain entérine les mesures spéciales (mises au secret, prisons cachées, sous-traitance de la torture, restitutions extraordinaires, prédominance du militaire sur le policier…) qui ont été développées sous couvert du projet global de war on terror (notamment dans le cadre du Patriot Act4), c’est l’interprétation de la Constitution elle-même qui en sortira transformée. Le droit valide ou invalide, il n’oublie pas : toute pratique qui n’aura pas été officiellement répudiée (par les cours ou l’exécutif) se transformera en précédent pour l’avenir. La Cour suprême des États-Unis a limité les premières propensions de l’administration à s’exempter du droit tout en restant prudente et en retrait sur d’autres affaires5. Les prochains mois, avec leur cortège de plaintes introduites devant de nombreuses juridictions, seront donc plus essentiels que jamais aux États-Unis.

Où se situe le débat en France ? Comment le mener ? En intégrant la triple complexification de la lutte antiterroriste. D’une part, les mesures prises dans la lutte antiterroriste ne portent plus sur les mêmes droits. Les questions concernent aujourd’hui moins le choix entre le paradigme du crime ou de la guerre, la lutte contre le financement des activités terroristes et les conséquences en matière de discrimination et davantage la protection de la vie privée et l’extension des mesures antiterroristes à d’autres crimes ou questions (comme l’immigration). Dans ces nouveaux domaines, les nouvelles atteintes aux droits sont plus indolores pour les citoyens. D’autre part, les choix antiterroristes matriciels ont déjà été faits et les nouvelles mesures ne font que les compléter, par appoint. En d’autres termes, les nouvelles mesures sont toujours plus limitées, ponctuelles et techniques et il devient plus difficile pour les citoyens d’en saisir le sens et les effets. Enfin, les acteurs de l’antiterrorisme ont évolué : le Conseil de sécurité des Nations unies est devenu central depuis 2001 ainsi que l’Europe après les attentats de Madrid de 2004 et Londres de 2005. Or cette internationalisation de la lutte contre le terrorisme complexifie la protection des droits : qui peut choisir de restreindre les droits ? Quelles normes s’imposent ? Quelle cour peut-elle être saisie ? Qui peut la saisir?… L’évolution du terrorisme a fait que c’est au moment où les mesures antiterroristes sont moins perceptibles par les citoyens qu’elles sont devenues plus difficilement contrôlables.

Un domaine ne fait en tous les cas aucune difficulté, c’est celui des disparitions. Il inscrit de facto les services de renseignement au centre des exigences de la sécurité nationale. D’un côté, le renforcement de leur capacité d’action est à l’ordre du jour, particulièrement en France avec la fusion des Renseignements généraux et de la Direction de la sécurité du territoire. Mais la question de leur contrôle est toujours retardée. De l’autre, c’est par eux que les pays européens comme l’Italie, l’Allemagne, la Suède, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, dénoncés par le Conseil de l’Europe, ont participé à des restitutions extraordinaires. Nous avons déjà consacré un précédent dossier, « Terrorisme et contre-terrorisme : la guerre perpétuelle ? » (août-septembre 2006), à ausculter les formes du nouveau terrorisme et les risques d’un dérapage de la réponse. À un moment où l’on reparle en termes guerriers de stratégie préventive vis-à-vis de l’Iran et de son projet d’arme nucléaire, on ne peut s’exempter d’interroger aussi les limites de notre doctrine et en particulier du renforcement et des contrôles (parlementaires ou judiciaires) de nos services de renseignement.

Les restitutions extraordinaires et Guantánamo, après Abu Ghraib, résument désormais tous les excès et les échecs de la stratégie américaine. Mais sait-on exactement ce qui s’y passe ? Et jusqu’où nos pays ont-ils été complices ? Qui peut en parler, sinon ceux qui en sont sortis, dont les témoignages, confrontés aux rapports et enquêtes internationaux, racontent les impasses de la guerre à l’américaine ? C’est ce que montre Nicolas Masson à propos de trois récits de Guantánamo. Le juriste canadien Stephen J. Toope détaille les mesures d’exception qui ont déjà contribué à l’affaiblissement du rayonnement américain au niveau mondial et qui ont impliqué des États européens, au risque non seulement d’affaiblir la lutte contre le terrorisme mais aussi de transformer la réflexion européenne en matière de libertés fondamentales. Mais comme le montre ici Giovanni Salvi à propos de l’Italie, les États qui ont dû faire face depuis longtemps au terrorisme – l’analyse serait analogue pour l’Allemagne – ont développé un savoir-faire policier et une culture juridique dont les ressources sont utiles à la fois pour répliquer aux choix américains mais aussi pour contrer le terrorisme. Déstabiliser la confiance des citoyens dans leurs institutions fait partie des objectifs premiers de l’action terroriste. Garantir la sécurité dans le respect du droit n’est donc pas un luxe réservé aux temps pacifiques et dont on pourrait s’exempter en cas de crise : c’est précisément là, au contraire, que s’éprouve la capacité démocratique à prendre au sérieux ses principes et ses règles.

  • 1.

    Voir l’article d’Antoine Garapon et Michaël Fœssel, « Biométrie : les nouvelles formes de l’identité », Esprit, août-septembre 2006.

  • 2.

    Voir Julien Cantegreil, « Pour une doctrine des libertés », Esprit, décembre 2005.

  • 3.

    Bruce Ackerman, « Les pouvoirs d’exception à l’âge du terrorisme », Esprit, août-septembre 2006.

  • 4.

    Ronald Dworkin, « George W. Bush, une menace pour le patriotisme américain », Esprit, juin 2002.

  • 5.

    Voir J. Cantegreil, « La force de la séparation des pouvoirs : Hamdan v. Rumsfeld », Esprit, août-septembre 2006.

CANTEGREIL Julien

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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