
L'Église autocéphale d'Ukraine
La reconnaissance d’une nouvelle Église en Ukraine, le 5 janvier 2019, est d’une grande portée symbolique pour ce pays toujours en proie à la guerre, cinq ans après l’annexion de la Crimée et le déclenchement des hostilités dans le Donbass. Avec ce nouvel attribut de l’indépendance, l’Ukraine poursuit son émancipation à l’égard de la Russie et s’affirme comme État-nation.
L’Ukraine poursuit
son émancipation
à l’égard de la Russie.
Cet événement marque à n’en pas douter une victoire politique pour le président ukrainien Petro Poroshenko, candidat à sa réélection, à quelques mois seulement d’un scrutin dont l’issue reste incertaine. Il a cependant semé la discorde entre les croyants orthodoxes d’Ukraine et suscité la controverse dans l’ensemble du monde orthodoxe. L’intronisation du métropolite Épiphane a eu lieu le 4 février 2019 dans la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, en présence du président ukrainien et d’une délégation du patriarcat œcuménique de Constantinople emmenée par le métropolite de France, Mgr Emmanuel. Mais les treize autres Églises autocéphales ont boudé la cérémonie et n’ont envoyé aucun message de félicitation au nouveau primat. Une manière implicite de marquer leur réprobation des récentes décisions du patriarcat œcuménique de Constantinople, considéré depuis un millénaire comme « premier parmi ses pairs » (primus inter pares). À première vue, la création d’une Église autocéphale en Ukraine apparaît comme un revers pour l’Église russe et une perte de puissance pour le Kremlin. En réalité, la situation est plus contrastée et Moscou pourrait tirer profit de cet imbroglio pour attiser les dissensions en Ukraine et renforcer ses positions auprès des autres Églises autocéphales.
Les origines
de la désunion
En décidant d’accorder l’autocéphalie à l’Ukraine, le patriarche œcuménique Bartholomée souhaitait rassembler tous les orthodoxes d’Ukraine au sein d’une même Église, suivant le principe d’accommodation qui veut que l’organisation de l’Église épouse l’organisation politique. Il répondait aux requêtes que tous les présidents ukrainiens, à l’exception de Viktor Ianoukovitch, avaient adressées à son patriarcat depuis 1992, ainsi qu’à la demande de la Rada suprême, le Parlement monocaméral ukrainien, qui avait promulgué une résolution en ce sens le 19 avril 2018. Sans doute aussi cherchait-il à défendre une conception de la primauté du patriarcat de Constantinople, seul à pouvoir proclamer l’autocéphalie, qui ne fait plus l’unanimité dans l’Église.
Le 11 octobre 2018, le synode de Constantinople a ainsi révoqué le transfert de juridiction de 1686 de la métropole de Kiev au patriarcat de Moscou, affirmant par là même sa juridiction canonique sur l’Ukraine ; et intégré deux Églises orthodoxes ukrainiennes jusqu’alors considérées comme « schismatiques », sans passer par un tribunal canonique.
La première par ordre d’ancienneté était l’Église ukrainienne autocéphale, qui compte officiellement 1 167 paroisses[1]. Historiquement liée au mouvement nationaliste ukrainien, cette Église vit le jour à la fin de la guerre civile, sur les ruines de l’empire russe. En 1921, un synode des évêques de toute l’Ukraine déclara l’indépendance de l’Église orthodoxe ukrainienne à l’égard de l’Église orthodoxe russe. Quelques mois plus tard, la cavalerie rouge défit les troupes du Directoire de Simon Petlioura, mettant fin à la guerre civile et aux rêves d’indépendance ukrainienne. Après la formation de l’Union soviétique en décembre 1922, cette Église subit la répression du pouvoir bolchevique, le Guépéou arrêtant les membres les plus éminents du clergé, ainsi que des centaines de prêtres. En 1930, elle prononça sous la contrainte sa dissolution, tout en continuant à exister dans l’émigration, notamment au Canada qui accueillit une importante diaspora ukrainienne. Dirigée par le métropolite Macaire depuis 2015, elle bénéficiait du soutien actif des communautés orthodoxes ukrainiennes d’Amérique, rattachées au patriarcat œcuménique de Constantinople. Sa reconnaissance couronne donc les efforts déployés de longue date par sa hiérarchie pour légaliser son statut canonique.
La seconde Église, numériquement plus importante, était le « patriarcat de Kiev », né au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique de la volonté de son chef charismatique Philarète. Forte de 5 717 paroisses, elle comptait parmi ses fidèles le président ukrainien et sa principale rivale à l’élection présidentielle de 2019, Ioulia Timochenko. Fils de mineur du Donbass et orphelin de guerre, Philarète exerça de très hautes fonctions au sein de l’Église orthodoxe russe à l’époque soviétique : évêque à trente-trois ans, il entretint de son propre aveu des relations étroites avec le KGB, tout en contrevenant à la loi du célibat pour les évêques. Au printemps 1990, il devint locum tenens de l’Église orthodoxe russe dont il convoitait le trône. Mais, à l’été 1990, le synode lui préféra Alexis II, issu d’une lignée de prêtres. Après 1991, Philarète rompit avec le patriarcat de Moscou et proclama le « patriarcat de Kiev », en se référant à la métropole de Kiev fondée en 991. Il prit la tête de l’Église en 1995 et fut excommunié par le patriarcat de Moscou en 1997. Il effaça peu à peu son passé sulfureux en se présentant en héraut de l’indépendance et en défenseur de l’autocéphalie. Le 11 octobre 2018, le patriarche Bartholomée l’a rétabli dans sa dignité sacerdotale et épiscopale, levant l’anathème qui pesait sur lui depuis vingt et un ans. Dérogeant à la tradition qui veut que seule l’Église qui prononce une excommunication puisse l’annuler, il affirmait de la sorte sa supériorité sur le patriarche russe.
La persistance
de divisions ecclésiales
La création d’une Église autocéphale en Ukraine supposait, au départ, la réunion de tous les fidèles orthodoxes et la fusion des différentes Églises orthodoxes du pays. Or l’Église orthodoxe d’Ukraine du patriarcat de Moscou a d’emblée exclu de participer au processus de « réunification », partant du principe que Philarète avait été excommunié et que son Église était schismatique, voire hérétique. Attachée à la tradition, cette Église « affirme l’identité d’une culture slave unique, commune à la Russie, à la Biélorussie et à l’Ukraine, l’existence d’un seul peuple dans les trois pays où la religion orthodoxe sans distinction nationale est l’élément unificateur[2] ». Comme l’Église de Biélorussie, elle jouit d’une certaine autonomie, mais son primat, appelé exarque du patriarche de Moscou, est soumis canoniquement à l’Église russe qui confirme sa nomination. Elle est aussi, sur le papier du moins, la plus nombreuse, comptant, au 1er janvier 2018, quelque 12 348 paroisses, réparties plutôt dans l’est de l’Ukraine.
Le 15 octobre 2018, en réaction aux décisions du 11 octobre, le patriarcat de Moscou et les Églises « canoniques » qui lui sont rattachées ont annoncé une rupture de troisième degré avec le patriarcat de Constantinople. Ils ont cessé toute communion eucharistique avec lui et avec les Églises ukrainiennes qu’il venait de prendre en son sein, interdisant à leurs fidèles de prier et de communier dans des églises relevant du patriarcat œcuménique. Aussitôt, il est apparu que l’octroi de l’autocéphalie à l’Ukraine conduirait à la cohabitation de deux Églises « canoniques » sur un même territoire – un territoire dont deux Églises autocéphales en situation de schisme, les patriarcats de Moscou et de Constantinople, se disputaient la juridiction canonique. Plusieurs Églises ont publiquement manifesté leur désaccord avec les projets du patriarcat œcuménique, et demandé, sans succès, la tenue d’un concile panorthodoxe pour régler la question ukrainienne.
Reporté à deux reprises, le concile d’unification de l’Église d’Ukraine a finalement eu lieu à Kiev le 15 décembre 2018. Le président Poroshenko avait assuré le patriarche Bartholomée qu’une dizaine d’évêques de l’Église ukrainienne du patriarcat de Moscou rejoindrait l’Église unifiée et entraînerait d’autres départs. Seuls deux évêques ont franchi le Rubicon, les quatre-vingt-huit autres réaffirmant, de gré ou de force, leur fidélité à leur primat, le métropolite Onuphre, une personnalité respectée dont la réputation n’est pas entachée par un goût du luxe et du pouvoir, comme cela peut être le cas d’autres hiérarques, tels que le patriarche Kirill de Moscou.
En coulisses, d’âpres négociations se poursuivaient pour choisir le patriarche de l’Église unifiée. Âgé de quatre-vingt-neuf ans, Philarète annonça immédiatement qu’il serait le patriarche de la nouvelle Église. Mais Bartholomée en décida autrement, lui intimant, ainsi qu’à Macaire, de se retirer. Contraint et forcé, Philarète se désista finalement, réclamant en échange d’être nommé « patriarche honoraire » et de voir sa contribution à l’autocéphalie reconnue dans la proclamation. Il demanda et obtint également que le métropolite Épiphane, son protégé de trente-neuf ans, prenne la tête de la nouvelle Église.
D’autres questions, restées pour l’heure irrésolues, risquent d’aviver les tensions sociales et d’approfondir les divisions territoriales en Ukraine. Tout d’abord, il faudra définir le statut de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou, certains politiciens ukrainiens ayant appelé à son interdiction. À ce jour, quelques cent cinquante paroisses sont passées sous la juridiction de la nouvelle Église. Ensuite, il faudra procéder à une redéfinition des paroisses et à une répartition des lieux de culte, alors que les biens de l’Église sont gérés par l’État qui loue les bâtiments aux différentes confessions. On ignore ce qu’il adviendra des lieux saints, tels que la laure des grottes de Kiev où Onuphre a son siège. Fondé en 1051, ce monastère abrite les reliques de soixante-dix-neuf saints, ainsi que les tombeaux de personnalités historiques, dont le grand Prince Iouri Dolgorouki (1099-1157), considéré comme le fondateur de la ville de Moscou. À l’automne 2018, Philarète a pris le titre d’archimandrite de la laure des Grottes, affirmant ses prétentions sur ce haut lieu de pèlerinage. En dernier lieu, il reste à savoir si la nouvelle Église acceptera de déléguer au patriarcat de Constantinople l’administration des croyants ukrainiens dans les pays occidentaux, comme cela lui a été demandé.
[1] - Les chiffres donnés pour chacune des trois Églises sont tirés d’une source officielle ukrainienne (www.risu.org.ua) et datés du 1er janvier 2018.
[2] - Natalka Boyko, Kathy Rousselet, « Les Églises ukrainiennes. Entre Rome, Moscou et Constantinople », Le Courrier des pays de l’Est, n° 1045, 2004/5, p. 39-50, p. 44.