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Photo : André François McKenzie
Photo : André François McKenzie
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La communauté Bitcoin

juil./août 2019

Selon l’approche institutionnaliste, la monnaie est avant tout un lien social, dont le fondement n’est pas dans l’État, mais dans la communauté de paiement, ce que confirme le bitcoin.

Aujourd’hui comme hier, la question monétaire est au cœur de nos interrogations et de nos débats. Il n’y a pas lieu de s’en étonner dans la mesure où la monnaie occupe une place centrale au sein de l’armature institutionnelle qui règle notre vie collective. Cette position privilégiée s’illustre de manière exemplaire lors des grandes ruptures socio-politiques que connaissent périodiquement nos sociétés par le fait que la reconfiguration de la norme monétaire y joue un rôle structurant. Autrement dit, mutation politique et mutation monétaire vont de pair. Elles prennent appui l’une sur l’autre pour se consolider et ­s’imposer. À cet égard, le cas allemand est très parlant qui a connu, en moins de quatre-vingts ans, les trois monnaies suivantes : le Mark en 1871, le Reichsmark en 1924 et le Deutsche Mark en 1948, chacune porteuse d’une nouvelle souveraineté. Cela ne fait guère de doute pour le Mark dont l’instauration en 1871 parachève la promulgation du IIe Reich dans la galerie des Glaces du château de Versailles. La même évidence s’impose pour le Deutsche Mark dont la création, le 20 juin 1948, constitue le véritable acte de naissance de la République fédérale ­d’Allemagne, avant même que celle-ci ne soit officiellement créée, le 23 mai 1949, lors du vote de sa Loi fondamentale, les institutions monétaires précédant les institutions politiques. Enfin, l’instauration du Reichsmark en 1924, en tant que monnaie stable, gagée sur l’or, a été la condition imposée par les puissances anglo-saxonnes au travers du plan Dawes, pour qu’une nouvelle Allemagne voie le jour, une Allemagne ayant rompu avec l’instabilité politique et monétaire, une Allemagne pleinement intégrée à la finance mondiale conformément aux vœux des États-Unis et de la Grande-Bretagne.

Les communautés de paiement

Ces observations historiques mettent en évidence de manière spectaculaire l’énigmatique connivence existant entre le monétaire et la souveraineté. Ce faisant, elles contredisent la théorie économique dominante qui s’acharne à ne voir dans la monnaie qu’un instrument ayant pour finalité de faciliter les échanges de marchandises. À l’évidence, cette conception strictement instrumentale passe à côté de l’essentiel. Elle ne saisit qu’un aspect très partiel de la réalité monétaire. L’approche que je défends rompt radicalement avec cette vision étriquée : à mes yeux, la monnaie n’est pas principalement un instrument d’échange ; elle est un lien social, ce dont témoigne avec force le fait qu’elle se présente toujours adossée à une communauté de paiement. Pour le dire autrement, de même qu’on ne connaît pas de langue privée, on ne connaît pas de monnaie strictement individuelle. Les monnaies comme les langues n’existent qu’encastrées au sein des groupes qui les ont élues. Elles naissent des interactions qui s’y déroulent et qu’elles concourent à organiser.

L’exemple des monnaies locales est, de ce point de vue, fort instructif puisque ces monnaies font corps avec le collectif, le plus souvent une association, qui est à leur origine et qui en assure la gestion. Pratiquement, il s’agit pour ce collectif d’instaurer une unité de compte, telle que l’eusko au Pays basque ou l’abeille dans le Lot-et-Garonne, accompagnée d’une charte qui en explicite les modalités de fonctionnement. L’objectif poursuivi est, en règle générale, de favoriser des échanges qui n’aient pas pour but l’enrichissement personnel, mais soient guidés par des valeurs de réciprocité, de solidarité, de proximité et de respect de l’environnement. Sur cette base, comptabilisés grâce à l’unité de compte, des échanges de biens et de services entre membres du collectif sont rendus possibles. Si la monnaie locale joue assurément ici le rôle d’outil facilitant les transactions, il est tout aussi clair qu’elle est bien plus que cela. Elle est l’incarnation même des valeurs du groupe.

Lorsqu’on considère les monnaies ordinaires, telles la livre sterling ou la lire, on observe, à l’évidence, cette même réalité communautaire, mais étendue aux dimensions d’une nation. Pour un grand nombre d’analystes, ce serait là un effet du pouvoir politique. Autrement dit, la monnaie serait communautaire non pas parce qu’elle serait monnaie mais parce qu’elle serait étatique. La théorie qui pousse le plus loin cette idée est ce qu’on nomme le chartalisme. On la doit à l’économiste allemand Georg Friedrich Knapp qui, dans sa Théorie étatique de la monnaie, ouvrage publié en 1905, n’hésite pas à soutenir que la monnaie est une « créature de la loi ». Cette thèse doit être rejetée. Le fondement de la monnaie n’est pas dans l’État, mais dans l’économie marchande elle-même. Autrement dit, les approches chartalistes ne comprennent pas que les communautés marchandes sont capables d’engendrer leur propre monnaie sans l’aide de l’État. Pour s’en convaincre, il n’est d’ailleurs que de considérer les monnaies locales qui illustrent avec force cette autonomie du monétaire à l’égard de la souveraineté politique nationale. Mais il existe bien d’autres situations. Pensons, par exemple, à la manière dont les marchands banquiers du xve siècle ont organisé la compensation internationale des lettres de change en créant des « unités de compte privées », comme nous l’explique Michel Aglietta[1]. En conséquence, il convient d’abandonner la théorie chartaliste au profit de l’approche institutionnaliste[2].

Monnaie et État

Cette approche affirme que la monnaie résulte d’un processus collectif d’élection par lequel un groupe de producteurs et d’échangistes de marchandises construit sa cohésion en faisant émerger une représentation commune de la valeur unanimement admise, ce qu’on nomme l’unité de compte, par exemple le dollar ou le yen. Autrement dit, pour le courant institutionnaliste, c’est l’accord unanime du groupe qui est au fondement de l’institution monétaire.

Cet accord est toujours provisoire, instable, car il se trouve constamment contesté par des forces qui souhaiteraient redessiner le rapport monétaire conformément à leurs intérêts. Pensons, par exemple, aux violents conflits sociaux qu’ont connus les États-Unis à la fin du xixe siècle autour de la définition de l’unité de compte : dollar-or ou dollar-argent ? Alors que, depuis 1873, la frappe du dollar d’argent avait cessé au profit du seul étalon-or, on voit grandir dans les années 1880 un puissant mouvement contestataire militant en faveur de sa reprise. Cette revendication argentiste est portée principalement par les fermiers du Midwest et du Sud. En effet, cette classe, étant essentiellement débitrice, est partisane d’une monnaie faible et donc farouchement opposée à l’étalon-or défendu par les financiers de l’Est. Elle refuse d’être « crucifiée sur une croix d’or ». En 1896, l’étalon-or l’emporte définitivement à l’occasion des élections présidentielles. Cet exemple historique montre sans ambiguïté que la monnaie n’est pas neutre. Elle est porteuse d’un projet qui engage la communauté dans sa globalité, tout en favorisant certains intérêts au détriment d’autres. Ce projet, qui est à la fois économique, politique et éthique, doit recueillir l’assentiment majoritaire du groupe pour que la confiance dans la monnaie perdure. L’acceptation de la monnaie par le groupe repose sur cette condition.

En conséquence, ce que nous dit Pierre Bourdieu à propos du fait institutionnel en général convient parfaitement pour décrire ce qu’est la monnaie, à savoir « du fiduciaire organisé, de la confiance organisée, de la croyance organisée, de la fiction collective reconnue comme réelle par la croyance et devenant de ce fait réelle[3] ». Cela ne veut pas dire que la recherche rationnelle du profit soit secondaire mais qu’elle suppose, pour s’affirmer et se diffuser, un cadre social adéquat fondé sur des croyances partagées et un langage commun : les prix exprimés en l’unité de compte. De fait, la monnaie est ambivalente, étant à la fois un outil d’appropriation privée et un bien public.

L’approche institutionnaliste, en fondant la puissance de la monnaie dans la confiance dont elle fait l’objet de la part de la communauté marchande, opère par là même une nette séparation entre la monnaie et le politique. En effet, la monnaie ne saurait être ni un instrument, ni a fortiori une créature de l’État puisqu’elle trouve la source de son autorité hors de l’État, dans la confiance que lui portent les échangistes. Ce point est essentiel. On en a observé maintes fois la réalité. En effet, nombreux sont les épisodes historiques au cours desquels on a vu les projets gouvernementaux se fracasser contre la contrainte monétaire. Il en a été ainsi avec les assignats révolutionnaires : même la menace de la peine de mort à l’encontre de ceux qui refusaient ces billets n’a pas permis de les faire accepter ! C’est donc bien que la monnaie n’appartient pas à l’État. Notons qu’on trouve cette thèse déjà défendue, au milieu du xive siècle, par Nicolas Oresme dans son justement célèbre Traité des monnaies. Écrivant à une période marquée par la répétition des manipulations monétaires royales pour financer la guerre de Cent Ans, Oresme en conteste vivement le bien-fondé. Il déclare avec force que la monnaie n’est en rien la propriété du roi : « L’argent appartient à la communauté et à chacune des personnes qui la composent. »

Il est vrai qu’historiquement, toutes les communautés monétaires, sauf exception, doivent leur existence à l’action de l’État comme en témoigne la validité quasi universelle de la loi « un pays, une monnaie ». Comme l’a dit l’ancien économiste en chef du Fonds monétaire international (Fmi), Michael Mussa, au milieu des années 1990, « la correspondance bi­univoque entre pays et monnaies est une des régularités les plus robustes de l’économie monétaire[4] ». Cette observation ne contredit pas l’analyse précédente quant à l’autonomie du monétaire par rapport au politique. En effet, ce que cette régularité révèle n’est pas la nature intrinsèquement étatique des monnaies, comme le pensent les chartalistes, mais bien plutôt la puissance de l’emprise des États-nations, durant une certaine phase historique. Jusqu’à aujourd’hui, c’est la communauté citoyenne qui a imposé sa prééminence sur la communauté monétaire comme cadre de référence de la vie en commun. Cette situation n’implique nullement un assujettissement principiel du monétaire au politique, de même que l’utilisation de la religion par les rois européens aux fins de consolider leur légitimité ne signifie en rien la maîtrise du sentiment religieux par la royauté. D’ailleurs, en ce début de xxie siècle, l’affaiblissement progressif de la puissance des nations, sous les coups de butoir de la mondialisation et de l’individualisme libéral, tout particulièrement en Europe, a permis que se multiplient des expériences monétaires indépendantes de l’État : monnaies locales, monnaies régionales, systèmes d’échange locaux et crypto-monnaies[5]. Certains analystes, d’ailleurs, n’hésitent pas à voir dans ces crypto-monnaies le début d’une transformation radicale du monde.

Crypto-monnaies

C’est cette dernière innovation qui va désormais retenir notre attention, non seulement en raison de l’ampleur du phénomène, mais également parce que son interprétation soulève de très intéressantes questions quant à la nature même du fait monétaire. Et d’abord, faut-il voir dans le bitcoin une monnaie d’un genre radicalement nouveau ? Une monnaie immatérielle ? Nous ne le croyons pas.

Commençons par constater que le bitcoin répond très exactement à la définition institutionnaliste présentée précédemment, à savoir une unité de compte élue par un collectif. Comme le soulignent divers observateurs, « Bitcoin est avant tout, de par sa nature, une expérience communautaire[6] ». Son pouvoir d’acheter repose intégralement sur la confiance que lui porte le collectif. C’est à cause de cette confiance, et seulement à cause d’elle, que les membres du collectif sont prêts à céder leurs marchandises contre ce qui n’est pourtant qu’un pur signe dénué de toute valeur.

C’est la croyance collective
qui produit la valeur.

Pour cette raison, le bitcoin, à la suite de bien d’autres monnaies, dément des siècles de théorie économique qui ont considéré que toute monnaie véritable doit avoir une valeur intrinsèque et réelle à la manière des monnaies métalliques. On a longtemps cru que le pouvoir d’achat de la monnaie découlait de sa valeur en tant que marchandise. Le bitcoin démontre à nouveau qu’il n’en est rien. Bien qu’étant sans valeur intrinsèque, le bitcoin s’échange couramment contre des marchandises bien réelles. C’est la croyance collective qui produit la valeur. C’est là une vérité qui vaut pour toutes les monnaies. En conséquence, on ne saurait parler de dématérialisation : l’unité de compte est, par nature, abstraite, qu’il s’agisse du bitcoin, de l’euro ou du franc-or. Elle l’a toujours été. Elle a la dimension d’une valeur qui est en tout point semblable aux autres valeurs esthétiques, morales ou sociales. Il n’y entre pas le moindre atome de matière, mais uniquement l’adhésion du groupe social.

Néanmoins, un paramètre joue ici un rôle essentiel, ce qu’on nomme le principe de monnayage, à savoir la règle spécifiant qui crée la monnaie et selon quelles procédures. Hier, c’était en apportant de l’or ou de l’argent à l’Hôtel des Monnaies pour frapper des pièces. Aujourd’hui, c’est via les banques, en contrepartie des crédits qu’elles font. Les bitcoins, quant à eux, sont émis régulièrement par les « mineurs », de façon dégressive, au rythme d’une division par deux tous les quatre ans, jusqu’à atteindre un niveau maximal de 21 millions d’unités dans quelques décennies. Que cela passe par des programmes informatiques ne change rien à l’affaire. À nouveau, le bitcoin s’appréhende comme une monnaie comme les autres : en tant qu’unité de compte, elle est parfaitement abstraite ; en tant que moyen de paiement, elle est parfaitement matérielle.

Le principe de monnayage a été conçu dans un but bien précis : faire advenir une monnaie libérée de l’État et des banques, une monnaie sans autorité et sans tiers de confiance. Autrement dit, le projet bitcoin est fortement lié, au moins pour ce qui est des premiers bitcoiners, à certaines valeurs qu’on pourrait définir comme anarchisantes ou libertariennes. Aujourd’hui encore, le bitcoin y trouve une part significative de ses soutiens. Il s’agit là à nouveau d’une caractéristique commune à toutes les monnaies : la confiance qu’elles suscitent dépend toujours étroitement des valeurs dont elles sont porteuses, ce que la théorie institutionnaliste appelle « la confiance éthique ».

Cependant, la puissance d’une monnaie se mesure fondamentalement à l’intensité des relations de production et d’échange qu’elle autorise. Or, sur ce point essentiel, le bitcoin n’a pas fait ses preuves. On peut même dire que, jusqu’à maintenant, il a échoué. En effet, son acceptation par des commerces, des entreprises ou même des sites en ligne, même si elle augmente avec le temps, reste tout à fait marginale. Selon la banque centrale européenne en 2015[7], l’estimation au niveau mondial serait de 3 commerces sur 10 000 qui accepteraient les bitcoins. En France, il en va de même : en 2017, le site Bitcoin.fr ne répertoriait que 289 commerces et entreprises acceptant le bitcoin. Or, pour que le bitcoin puisse être dit une monnaie au sens plein du terme, il faut qu’il fasse la preuve de sa capacité à construire un espace autonome de production et de circulation des marchandises. La condition essentielle pour qu’il en soit ainsi est qu’il s’y forme des prix en bitcoins, comme il existe des prix en euros et en dollars. Aujourd’hui, il n’en est rien. Les prix en bitcoins qui sont proposés s’obtiennent simplement par conversion des prix existants en dollars ou en euros. C’est dans l’espace dollar ou dans l’espace euro que se forment les prix grâce auxquels les transactions utilisant des bitcoins peuvent avoir lieu. C’est dire que le bitcoin n’a pas réussi à imposer son existence en tant qu’institution indépendante de formation de la valeur. Pour cette raison, il n’est pas encore véritablement une unité de compte. On le voit bien au fait que les commerçants qui se risquent à accepter des bitcoins se plaignent fortement de la volatilité de son cours. C’est dire que leur espace de référence reste le dollar ou l’euro et que les bitcoins obtenus ne le sont qu’aux fins d’être convertis en ces autres monnaies. En conséquence, l’extrême volatilité des cours du bitcoin s’impose à eux comme un risque majeur. Le bitcoin pouvant se déprécier très rapidement et très fortement, la perte potentielle peut être dissuasive. Pour y remédier, on cherche à mettre en place un système de conversion instantané. Mais cette pratique montre à nouveau toutes les limites du bitcoin en tant que monnaie, qui n’existe que pour être converti.

Cette faible utilisation marchande du bitcoin se comprend aisément par le fait qu’à l’heure actuelle, toutes les transactions que vous pourriez faire en bitcoins peuvent être faites, et bien plus aisément, avec votre monnaie nationale[8]. En effet, les avantages qui sont prêtés au bitcoin – monnaie sans autorité centrale, monnaie sans banque, monnaie conçue pour Internet, protection des droits individuels, monnaie libre de toute influence politique, transparence, monnaie plus sûre, monnaie non répudiable, monnaie quasi instantanée, monnaie universelle – n’ont guère de poids dans la situation actuelle. Ils pourraient devenir importants si survenait une sérieuse crise monétaire de type chypriote ou bien si le commerce via Internet connaissait un saut qualitatif rendant possibles et souhaitables des paiements directs entre machines. Néanmoins, dans la situation actuelle, l’incitation économique à utiliser des bitcoins pour acheter sa baguette ou sa voiture est inexistante, ce que montre clairement le très faible usage marchand du bitcoin.

En conséquence, on comprend qu’aujourd’hui, le bitcoin soit presque exclusivement un actif spéculatif. Il fait surtout parler de lui au travers des variations phénoménales que connaît son cours sur les plateformes d’échange. Par exemple, au moment où j’écris, en mai 2019, il vaut 7 800 dollars, soit une hausse de 23 % par rapport à la semaine précédente où il valait 6 300 dollars. De même, il vaut, début janvier 2017, 1 000 dollars pour atteindre 19 500 dollars en décembre, son maximum, puis il redescend à 3 600 dollars en décembre 2018. De telles montagnes russes ne s’observent pas fréquemment sur les marchés financiers. Elles sont le signe d’une incertitude hors norme. Le marché ne réussit pas à faire émerger une représentation stabilisée de sa valeur.

Machine infernale

On connaît la fameuse déclaration de Gladstone, reprise par Karl Marx, « [faisant] remarquer que l’amour lui-même n’avait pas fait perdre la tête à plus de gens que les ruminations sur l’essence de la monnaie[9] ». Aux yeux de Marx, pour éviter ces délires, il importe de garder à l’esprit que la monnaie est un rapport social associé à un mode de production déterminé : la marchandise et le capital. Aussi critique-t-il les propositions de réforme proposées par John Gray ou Pierre-Joseph Proudhon, qui pensaient pouvoir établir l’égalité sociale simplement en modifiant la nature de l’institution monétaire, sans changer les rapports de production. Il me semble que cette même critique peut être faite au bitcoin. Les bitcoiners ne s’intéressent en rien aux conditions de la production[10]. Seuls les intéressent les échanges. De ce point de vue, ils sont bien plus libertariens qu’anarchistes. D’ailleurs, pour l’utilisateur ordinaire, vous et moi, le bitcoin ne diffère en rien d’une carte Visa ou de tout autre moyen de paiement électronique, en moins pratique. Dans les faits, sa dimension révolutionnaire n’est guère manifeste.

Le bitcoin se présente à l’observateur d’une manière double, qu’on pourrait même dire schizophrénique. D’une part, il y a la géniale invention de Satoshi Nakamoto[11] et la vaste littérature, souvent passionnante, qui l’accompagne. On ne peut qu’être intéressé et fasciné par toutes les potentialités qui y sont décrites. Cela fait utilement réfléchir. Mais, d’autre part, il y a ce qu’est effectivement aujourd’hui le bitcoin. Or, de ce point de vue, les photos qui nous montrent des « fermes de minage[12] » d’une dimension délirante dans lesquelles travaillent des myriades d’ordinateurs, consommant des quantités d’énergie électrique déraisonnables, ne peuvent manquer de nous interroger. Pour en prendre pleinement conscience, le lecteur doit réaliser qu’au moment où j’écris, la consommation électrique utilisée par le réseau Bitcoin équivaut à celle d’un pays comme la Belgique. Cela est d’autant moins acceptable qu’en contrepartie, l’utilité sociale effectivement créée pour les citoyens, à savoir les achats et ventes de marchandises que le réseau Bitcoin permet, est ridiculement faible. Aussi, comme Jean-Paul Delahaye, nous pensons qu’« il faut trouver des moyens pour convaincre […] les acteurs principaux de cette machine infernale conduisant à brûler follement de l’électricité à s’entendre entre eux pour passer à autre chose[13] ».

Qui plus est, il faut savoir que cette énergie est utilisée aux fins de résoudre un certain problème mathématique, « peu intéressant mais difficile[14] », qu’on peut comparer à un jeu de Sudoku. C’est ce qu’on appelle « la preuve de travail ». N’est-il pas vertigineux de penser qu’aujourd’hui, on dépense une quantité d’énergie équivalente à celle que consomment tous les Belges, pour résoudre chaque seconde des milliards de milliards de problèmes du type Sudoku ? Bien évidemment, ceci n’est pas fait sans raison. Pour comprendre d’où vient la nécessité de recourir à la preuve de travail, il importe d’en revenir à la question initiale qu’a eue à résoudre Satoshi Nakamoto : comment faire pour être sûr que le registre public des transactions, ce qu’on nomme la blockchain, qui authentifie à chaque instant qui possède quoi, soit inviolable, dès lors qu’on se refuse à recourir à un contrôleur central ? Comme on le constate, le problème est loin d’être trivial. La solution trouvée par Nakamoto repose ­schématiquement sur l’idée suivante : faire en sorte que toute modification du registre soit très coûteuse. C’est de là que vient la nécessité de la preuve de travail : elle est l’outil clé de sécurisation du réseau. Autrement dit, il apparaît que la dépense d’énergie dépensée dans le calcul des preuves de travail est très exactement le prix que le réseau Bitcoin doit payer pour se passer d’un tiers de confiance. Peut-on imaginer plus bel hommage du vice à la vertu ? Cette réalité prouve à quel point la confiance collective est à proprement parler une puissance. Elle est une ressource insoupçonnée d’énergie radicalement décarbonée.

 

[1] - Michel Aglietta, Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot, La Monnaie entre dettes et souveraineté, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 135.

[2] - Voir Pierre Alary, Jérôme Blanc, Ludovic Desmedt et Bruno Théret (sous la dir. de), Théories françaises de la monnaie, Paris, Presses universitaires de France, 2016.

[3] - Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil et Raisons d’agir, 2012, p. 70.

[4] - Cité dans Charles E. Goodhart, “Two concepts of money: implications for the analysis of optimal currency areas”, European Journal of Political Economy, vol. 14, n° 3, 1998, p. 420.

[5] - Jérôme Blanc, Les Monnaies alternatives, Paris, La Découverte, coll. «  Repères  », 2018 : l’auteur distingue « sept groupes d’expériences de monnaies alternatives » (p. 14-28).

[6] - Adli Takkal Bataille et Jacques Favier, La Monnaie acéphale, Paris, Cnrs, 2017, p. 42.

[7] - Banque centrale européenne, “Virtual currency schemes – a further analysis”, février 2015.

[8] - À l’exception des transactions illicites, et l’on se souvient quel grand rôle elles ont joué dans le lancement du bitcoin.

[9] - Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique [1859], trad. par Maurice Husson et Gilbert Badia, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 39.

[10] - Je mettrai à part Mark Alizart qui, dans Cryptocommunisme (Paris, Presses universitaires de France, 2019), s’efforce précisément, en lien avec le bitcoin, de penser une nouvelle manière d’appréhender la valeur à partir de l’information et de la « néguentropie ».

[11] - Satoshi Nakamoto est le nom utilisé par la personne ou le groupe de personnes qui a créé le protocole Bitcoin en 2008.

[12] - C’est ainsi qu’on nomme les lieux où sont « produits » les bitcoins. Le terme « minage » est utilisé par analogie avec l’or qu’il faut aller chercher dans des mines.

[13] - Jean-Paul Delahaye, «  Ne nions pas le problème électrique du Bitcoin  », Pour la Science Blogs, 24 décembre 2017.

[14] - Ibid.

André Orléan

Économiste, André Orléan est actuellement directeur de recherche au CNRS et directeur d'études de l'EHESS. Il est également Président d'honneur de l'Association Françaises d'Économie Politique (AFEP) et membre de l'association Les Économistes Attérés depuis sa fondation en 2011.   Il a notamment publié L’empire de la valeur. Refonder l’économie (Seuil, 2011) qui a reçu le Prix Paul Ricœur,  Le

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