
Blackface et encre invisible
Des rituels pour faire face au racisme, sinon l’exorciser, existeraient-ils ?
Il existe un héros culturel au centre de la société occidentale. En 1963, Erving Goffman le décrivait ainsi : « On peut affirmer sans absurdité qu’il n’existe en Amérique qu’un seul homme achevé et qui n’ait pas à rougir : le jeune père de famille, marié, blanc, citadin, nordique, hétérosexuel, protestant, diplômé d’université, employé à temps plein, en bonne santé, d’un bon poids, d’une taille suffisante et pratiquant un sport[1]. » C’est lui qui, tel une divinité, relie le ciel et la terre. C’est en dessous de lui que s’organisent les hiérarchies sociales qui défigurent et caricaturent l’essence humaine.
Indélébile lorsqu’elle porte le sceau de ceux qui ont le pouvoir, la caricature est une des forces de l’ordre. C’est parce qu’elle est si efficace qu’un président américain a pu parler de la construction d’un mur pour se protéger du danger que représentent ceux qui sont de l’autre côté des frontières du Sud-Ouest américain, ceux qui, comme on le disait à l’école élémentaire, ont des poux, ces sans-papiers qu’il emploie pourtant sur ses terrains de golf. La caricature est si efficace qu’un Premier ministre canadien et le gouverneur d’un État américain, pour ne citer qu’eux, ont pu se grimer la face dans le miroir, s’afficher en blackface et rappeler qu’il existe bel et bien une frontière naturelle entre Blancs et non-Blancs. Le blackface est un maquillage rituel qui sert à harceler et à menacer l’ennemi, le rival culturel et socio-économique, de plus en plus autonome dans un système néolibéral, pour lui rappeler qu’il y aura des conséquences s’il ne se met pas en retrait, en marge. C’est pour raconter le mythe selon lequel le Blanc, seul être créé à l’image de Dieu, serait tombé du ciel, sans lien de parenté avec les autres êtres vivants, mais avec tout pouvoir sur eux, que des maisons de mode font référence au blackface via l’image du singe. Un mythe selon lequel le Blanc parle pour un autre qui est toujours, sous une forme ou une autre, in absentia. Quelle trahison pour ceux qui ont cru pouvoir se réfugier dans le monde utopique de la mode !
Difficile de ne pas reconnaître que la caricature fait des dégâts. Elle est déjà présente dans les schémas « scientifiques » de navires négriers, dans ces coupes dans lesquels tous ces hommes, femmes et enfants qui ont été kidnappés sont représentés comme des objets identiques. J’ai récemment passé une après-midi à dessiner un négrier imaginaire. Sur mon dessin, le négrier est le bras géant d’une poupée, un bras en plastique rose, hanté par la cargaison d’êtres humains dans sa cale, et qui pollue l’océan. J’ai fait ce dessin parce que je voulais savoir ce que ça faisait que de se mentir à soi, de rayer à coup d’encre l’humanité de l’autre pour prétendre qu’il existe des catégories d’êtres humains qui ne méritent pas notre sollicitude. En reliant le blackface au négrier et la traite des Noirs à la pollution continue de la planète, je cherche à métaboliser une culture visuelle sadique et toxique. Dessiner le négrier m’a bouleversée et a requis une entière participation de ma part. En tenant le crayon, il m’était impossible de penser à autre chose qu’à la douleur d’une identité d’assignation négative. Dessiner un négrier pour faire traverser à son inconscient les théâtres de la cruauté, de l’esclavage et du racisme, serait-ce l’opposé des gestes rituels du blackface ? Des rituels pour faire face au racisme, sinon l’exorciser, existeraient-ils ?
Les sociétés traditionnelles de l’Afrique noire enseignent que ce serait dommage de réduire l’objet de l’art à sa mise aux enchères. Tel le rêve, produit organiquement par le corps, l’art doit être condensation, trouée, qui permet une transformation concentrique de soi et de ses communautés. Bien sûr, ce savoir ne peut être légitimé en Occident que s’il est décrit par un Européen et en particulier par cet Indiana Jones que Susan Sontag appelle ce « héros d’anthropologue ». Les idées proposées dans cet essai même ne seront peut-être valides que si elles sont reformulées par des collègues plus proches que je ne le suis de cet idéal qu’est « le jeune père de famille marié, blanc, citadin, nordique, hétérosexuel, protestant ». Tout ce qu’écrivent ceux qui sont exclus par cet idéal est, d’une certaine manière, écrit à l’encre invisible. Parce que the medium is the message, tant qu’un homme blanc ne l’a pas dit, ce n’est pas dit. À cette icône culturelle de se prononcer sur tout et de valider ou de congédier des interlocuteurs qui ne leur ressemblent pas suffisamment.
Par sa structure coloniale, la culture occidentale est hantée par le travail au noir de ceux dont le labeur n’est jamais pleinement reconnu. Dans Rolling Thunder Revue (2019), le pseudo-documentaire de Martin Scorsese sur une tournée que fait Bob Dylan avec un groupe d’invités en 1975 et 1976 et que Dylan lui-même décrirait probablement comme un film sur rien, la violoniste Scarlet Rivera raconte que si, le jour, Dylan et elle se produisaient sur scène avec une dizaine de musiciens blancs, certains en white face, le visage couvert de peinture blanche, la nuit, ils allaient chez des musiciens noirs jouer avec eux jusqu’au petit matin. Dylan lui-même n’a jamais caché l’influence du blues sur son œuvre. Il a ouvertement rendu hommage à des musiciens comme Little Richard ou Ma Rainey. La ségrégation sociale à laquelle Rivera fait référence est néanmoins troublante puisqu’elle implique une visibilité pour les « potes » blancs et une invisibilité pour les « potes » noirs. En cela, le carnaval mystique que fut le Rolling Thunder Review ne nous fait pas oublier la structure explicitement coloniale de la société américaine. Le Blanc peut aller où il veut, mais les autres doivent rester derrière le mur des ghettos, des prisons, des réserves indiennes, ou encore celui qui sépare les États-Unis du Mexique.
Comment transformer une tradition de l’appropriation de ressources naturelles et culturelles en une pratique de coopération et de collaboration ? C’est Bob Dylan qui a fait connaître au grand public un classique de la musique afro-américaine, Rocks and Gravel, une chanson de corvée (work song) et de prison, qui appartient à la tradition afro-américaine. Et c’est sa version qui a été adoptée pour le générique de la série américaine True Detective. Sur le site officiel de Bob Dylan, la création de la chanson lui est attribuée, sans note ethnographique en bas de page. Mais si la poésie et les compositions de Bob Dylan sont reconnues, son travail extra muros comme historien de la musique afro-américaine l’est moins.
J’ai découvert cette chanson dans le poème chanté Tôt le matin de Gaël Faye : Rocks ’n gravel make a/ Make a solid road…/ You take the rocks and the gravel and a, make a/ Make a solid road[2]… Par le sampling, Faye garantit à la musique qu’il emprunte son souffle propre. Entendre les voix des prisonniers permet aux auditeurs de faire eux-mêmes un peu d’archéologie et de découvrir, dans la foulée, que Mance Lipscomb, un musicien afro-américain du Texas que Bob Dylan aurait rencontré dans les années 1960, chante aussi la chanson sur son album, Trouble in Mind, en 1970[3].
La poésie de Faye accompagne le chant des prisonniers et propose une solidarité entre prisonniers, immigrants, réfugiés et outsiders. C’est à eux qu’il donne la parole : « J’vais m’échapper de ce bagne, trouver un sens à tout ça…/ Dans la ville je meurs à nager dans des yeux/ Des regards transparents qui me noient à petit feu/ La zone est de mépris, la vague est d’indifférence… » Ces paroles fonctionnent comme une déclaration d’indépendance spirituelle d’un système carcéral qui s’étend même dans le monde extra muros. L’hommage que rend Faye à ces prisonniers nous fait prendre conscience que, pour emprunter les mots de Chế Lan Viên, « le miracle est que ceux qui mouraient de soif soient devenus des sources[4] ».
[1] - Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps [1963], trad. par Alain Kihm, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1975.
[2] - « Pierres et gravier, alors ça, ça vous fera une route en béton/ Vous prenez des pierres et du gravier/ et vous faites une route, ça se sera du béton… » Chantée par 22, Little Red, Tangle Eye et Hard Hair, et enregistrée par Alan Lomax sur l’album, Prison Songs: Historical Recordings from Parchman Farm 1947-48. Vol. I: Murderous Home, Rounder Records, The Alan Lomax Collection, 2009. Alan Lomax note ceci : « Ces chansons appartiennent à une tradition musicale que les Africains ont emmené avec eux dans le nouveau monde, mais cette tradition est devenue aussi américaine que la rivière du Mississippi. »
[3] - Voir Michael Gray, The Bob Dylan Encyclopedia, New York, Continuum, 2008 et son blog michaelgrayouttakes.blogspot.com
[4] - Je formule cette phrase à partir de la traduction du poète vietnamien en anglais par Mireille Gansel dans son Translation as Transhumance (New York, Feminist Press, 2017).