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Derrière le discrédit irakien, le besoin démocratique

décembre 2006

L’Irak ne fut que la cause immédiate de l’échec des républicains le 7 novembre. Les électeurs ont manifesté en profondeur leur refus d’un système de gouvernement qui ne connaissait aucune limite. Alors que les élections de mi-mandat dépendent habituellement des enjeux locaux, les démocrates ont réussi à nationaliser un nombre suffisant de scrutins pour prendre l’avantage.

Pourquoi le corps électoral ne s’est-il pas rendu cette fois-ci à la vision présidentielle d’un monde où nos ennemis sont partout et où la sécurité dépend d’une volonté déterminée ? Bush avait su cristalliser l’anxiété diffuse qui a suivi le 11 septembre avec une politique fondée sur la peur, frappant d’anathème les « libéraux » et les « élites » qui dénonçaient le piège d’une guerre asymétrique. Les commentateurs considèrent que si cette rhétorique n’a pas marché cette fois-ci, c’est parce que la réalité du bourbier irakien ne pouvait plus être ignorée. Cela n’est pas faux, mais ce n’est que le symptôme d’un problème bien plus profond.

L’événement qui a fait basculer l’opinion, c’est l’ouragan Katrina en 2005 et ses suites. On a entendu le mot « réfugié » s’appliquer à des Américains. On a compris que la prospérité apparente (assortie de réductions d’impôts pour les nantis) masquait de profondes inégalités raciales et économiques ; et on a appris que le gouvernement qui était censé s’occuper des citoyens était miné par le copinage politique et le lobbyisme corrompu. Le public n’avait qu’un pas à faire pour reconnaître la même incompétence et la même corruption dans le ratage de l’invasion irakienne, de la gestion de l’après-guerre au rôle trouble joué dans la phase de reconstruction par des entreprises comme Halliburton. L’aura des républicains en a été ternie. Comme ils contrôlaient le Congrès, ils ont pu bloquer les enquêtes ou les réformes. C’est dans ce contexte que la perspective d’une guerre longue et vaine les a renversés.

L’Irak n’est alors que le symptôme d’un malaise plus profond. Le projet souvent répété de Karl Rove (l’homme que l’on surnomme « le cerveau de Bush ») était de créer une majorité républicaine qui durerait une génération. À cette fin, son parti n’a pas hésité à faire usage de son pouvoir, dans les nominations judiciaires ou au sein des agences de contrôle et dans les faveurs législatives accordées à toute une série d’alliés, qui n’étaient unis que dans le partage de cette manne. Malgré une rhétorique conservatrice promouvant un État faible et une certaine prudence fiscale, les conséquences budgétaires de ces largesses ont été ignorées. La centralisation du pouvoir a été justifiée par une théorie de l’« exécutif unitaire » qui a donné au président le pouvoir d’ajouter à la législation des signing statements expliquant comment il interpréterait la volonté de Congrès.

Dans ce contexte, l’influence de l’Irak sur les résultats électoraux peut être vue comme une catharsis, le moment de vérité. Les électeurs ont choisi de réaffirmer les principes fondamentaux de la démocratie face à l’impasse d’un système qui, malgré sa rhétorique, prétendait régler leurs vies. En ce sens, ce n’était pas une victoire pour les démocrates, qui ont désormais le pouvoir législatif mais aucun programme.

Ce déficit idéologique n’est pas sans avantage : par opposition aux républicains qui ont pris le contrôle du Congrès en 1994 en proposant un « Contrat avec l’Amérique », les démocrates seront prudents. La victoire de Joe Lieberman (qui se présentait comme indépendant, après avoir été vaincu dans les primaires par un candidat antiguerre) apparaît comme un avertissement contre des solutions radicales en Irak. La domination républicaine les avait privés d’un des instruments fondamentaux de la démocratie à l’américaine : le pouvoir d’enquêter. Mais l’utilisation correcte de cet instrument exige du jugement politique. On ne peut pas considérer les commissions d’enquête du Congrès comme des cours judiciaires qui rechercheraient la punition des partis coupables de violations de règles préexistantes. Leur tâche est de retrouver la vision nécessaire aux travaux d’un État fondé sur une structure complexe de courroies et contrepoids (checks and balances).

George W. Bush a essayé de masquer son échec du 7 novembre en affirmant que celui-ci ne révélait qu’un désir de revenir à la coopération bipartite que lui-même avait pratiquée comme gouverneur du Texas. Cela étant, l’échec de nombreux républicains modérés, vaincus par des démocrates tout aussi modérés, risque de déplacer leur parti vers la droite, laissant un espace au centre pour des initiatives au Congrès. Quelques réformes populaires pourront être proposées : relèvement du salaire minimal, fixation de prix compétitifs pour les produits pharmaceutiques, peut-être une réforme des règles d’immigration. Les réductions d’impôts massives du passé expireront, la politique budgétaire sera réorientée et on prêtera attention au déficit fiscal sinon commercial. Mais les initiatives importantes seront tenues en réserve pour la campagne présidentielle de 2008.

Il ne faudrait pas, cependant, penser que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. George W. Bush n’a pas renoncé à la lutte. Il a proposé que le Congrès sortant, dominé par les républicains et en fonction jusqu’en janvier, fasse passer une loi légitimant l’espionnage électronique secret sur le sol américain des personnes soupçonnées de terrorisme ; et il a demandé de confirmer la nomination du néoconservateur John Bolton comme ambassadeur aux Nations unies. Cela pose la question de la possibilité même d’une coopération bipartite sur l’Irak. La tâche est encore compliquée par les désaccords au sein du parti démocrate. L’espoir de beaucoup est que le rapport de la commission d’enquête indépendante codirigée par James Baker, l’ancien secrétaire d’État de Bush père (qui a été ostensiblement ignoré par le fils), rejettera l’idéalisme autistique des néoconservateurs. Mais si un retour à la realpolitik est bienvenu, le risque est d’abandonner la politique des droits de l’homme qui, depuis les administrations démocrates de Jimmy Carter et de Bill Clinton, a été honorée au moins verbalement. La prudence des démocrates sur le front intérieur va-t-elle les amener à renoncer à leurs meilleurs principes ?

Il est trop tôt pour faire des prédictions autres que générales. Mais dans la mesure où la politique néo-impériale du gouvernement de Bush a reflété sa propension à exercer un contrôle complet sur la vie politique de la nation, les résultats des élections de novembre suggèrent une perspective à long terme pour les démocrates. Des propositions législatives prudentes, associées avec une surveillance ambitieuse devraient aider à renouveler la dynamique de la séparation de pouvoirs. Ainsi, le public reconnaîtra que le volontarisme des néoconservateurs doit être remplacé par une politique du jugement, qui reconnaisse l’existence de limites. Cela ne veut pas dire de renoncer à toute ambition ; c’est la condition nécessaire pour définir de solides principes d’action. Cette dialectique des buts et de limites se manifestera quand les démocrates devront dépasser le simple refus de la débâcle irakienne de Bush pour élaborer leur propre politique étrangère. Un nouveau réalisme, reconnaissant les limites du pouvoir américain, ne pourra être justifié que par des principes visant au-delà de ces limites. Le compromis ne trouve sa légitimité que s’il préserve des finalités qui vont au-delà des arrangements politiques. Peut-être le parti démocrate ne parviendra-t-il pas à défendre l’idéal annoncé par le nom qu’il arbore fièrement, peut-être en restera-t-il à la mise en œuvre d’une coalition contrainte par le cadre constitutionnel. Dans ce cas, son action démocratique consistera à éviter la prolongation du pouvoir absolu recherché avec Bush par les républicains. Ce ne serait pas, à tout prendre, un résultat négligeable du vote du 7 novembre.

  • 1.

    Professeur de philosophie politique à l’université de New York (Suny). Il a publié récemment : Chroniques américaines chez Buchet-Chastel. Une version plus courte de ce texte est parue sur le site de l’agence intellectuelle Telos (www.telos-eu.com).

Dick Howard

Professeur de sciences politiques aux Etats-Unis, il connaît bien l'Allemagne et la France, d'où un travail de médiation philosophique entre les trois pays, qui porte notamment sur les héritages du marxismes entre l'Europe et l'Amérique, mais aussi les débats et les malentendus transatlantiques. Il a notamment publié en Français, Aux Origines de la pensée politique américaine, Paris,…

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