Une nouvelle gauche internationale ?
Que fait un jeune Américain sur le pavé parisien en 68 ? À la recherche d’un discours politique capable de dépasser l’invocation des droits civiques, l’auteur découvre, à l’occasion d’un tour d’Europe qui le conduit de Londres à Prague, une gauche internationale qui se cherche entre critique du marxisme et nouvelles formes de mobilisation.
J’ai débarqué à Paris au cours de l’été 1966 pour apprendre la révolution ou, du moins, la théorie marxiste qui s’identifiait alors à elle. Pour éclairer une telle décision, il faut considérer la culture politique, en ce milieu des années soixante, d’un jeune américain qui avait participé au mouvement des droits civiques et qui militait contre la guerre au Viêt Nam. Nous avions l’impression que si nos manifestations et nos protestations contre des injustices criantes n’étaient pas entendues c’était parce qu’il nous manquait le vocabulaire qui permettrait une transformation radicale du système libéral. Nous avions utilisé le langage libéral contre le système libéral mais cela semblait plutôt avoir renforcé l’emprise de celui-ci sur les esprits.
Pourquoi la France ? Elle incarnait, bien sûr, le pays de la vraie révolution, celle où 1789 devint 1793, avant d’être consacrée en 1917. Cette révolution était l’opposée de la nôtre, libérale, qui malgré sa belle rhétorique n’avait pas su mettre fin à l’esclavage en 1776. Le mythe de la France révolutionnaire nous paraissait avoir été réaffirmé plus récemment par le soutien qu’y trouvaient les mouvements anticoloniaux dont le Viêt Nam. Symbole de la considération accordée à la France : l’une de mes premières visites à Paris m’a amené au métro Stalingrad ! En effet, l’une de nos critiques du libéralisme américain portait sur la minimalisation du rôle de l’Union soviétique dans la défaite du nazisme.
La France était aussi le pays de la philosophie critique, principalement celle de Sartre (les quelques publications d’Althusser n’avaient pas trouvé l’écho qu’allaient rencontrer Pour Marx et Lire le Capital, publiés peu avant mon arrivée). Le contraste avec la philosophie analytique anglo-saxonne, qui se confinait à l’analyse du langage dit « ordinaire » et à la logique abstraite, était d’autant plus frappant que cette modeste philosophie anglo-américaine aboutissait à la confirmation des rapports sociaux existants. Enfin, l’œuvre de Marx était disponible et discutée en langue française, alors qu’elle n’était guère traduite aux États-Unis (où j’ai dû, par exemple, me procurer les trois volumes du Capital dans l’édition anglaise publiée à Moscou).
Le mouvement du 22 mars
Je me suis donc trouvé une chambre dans le dortoir de Nanterre, où je lisais le Capital. La fenêtre donnait sur le bidonville proche du campus, d’où sortait une fumée jaune, symbole de la misère des habitants de ces cabanes, et qui restait pour moi terra incognita. Marié entre-temps avec une Française, je cherchais des contacts avec la gauche française. Une première visite me conduisit à la fête de L’Humanité. Je n’avais pas de quoi payer le billet d’entrée. Malgré mon insistance – n’étais-je pas un « camarade étranger » ? – je restai à la porte. Cela confirma mon opinion que les communistes appartenaient à l’establishment. Je préférai donc assister à quelques réunions « publiques » des trotskistes. Je mets le terme entre guillemets car tout le monde devait s’inscrire sous un pseudonyme. Cette pratique, m’a-t-on expliqué, était fondée sur la théorie trotskiste selon laquelle le jour où la révolution (toujours latente) ne pourrait plus être empêchée par les faux-jetons communistes, il faudrait que la classe ouvrière puisse être dirigée par de vrais leaders, formés à la théorie nécessaire à l’accomplissement de la mission historique. En attendant, il fallait garder l’anonymat et former quelques vrais militants, purs et durs.
Je n’avais pas envie d’attendre la révolution. Je poursuivis donc mon activité contre la guerre au Viêt Nam. Cela attira sur moi l’attention d’une organisation clandestine, créée par d’anciens militants contre la guerre en Algérie, qui s’étaient décidés à travailler avec des déserteurs de l’armée américaine qui refusaient de partir au Viêt Nam. Il n’y a pas lieu d’en dire plus sur cette collaboration (malgré l’apprentissage de quelques techniques de la clandestinité, ma contribution fut minime). Je la mentionne ici parce qu’elle fut l’occasion d’un petit papier que je publiai dans Esprit au mois de mars 1968, sous le titre « Les intellectuels français et nous ». C’était ma réaction à une conférence de presse tenue par Sartre et quelques autres, qui apportaient un soutien que je jugeais purement verbal au mouvement anti-guerre. Un article dans Esprit vaut-il plus que la signature d’une pétition ou une conférence de presse ? Peut-être en l’occurrence, car cela me valut l’amitié de Pierre Vidal-Naquet, qui proposa ensuite de venir discuter (en anglais) avec un groupe de déserteurs.
Pendant les mois qui suivirent, l’agitation étudiante des « enragés » s’étendait. Mais je la trouvais parfois confuse et souvent dogmatique. Je me souviens d’une réunion houleuse à Nanterre où l’on s’invectivait longuement autour d’une résolution de soutien à apporter soit « aux paysans et ouvriers », soit « aux ouvriers et paysans », en lutte dans je ne sais plus quel pays. La distinction avait, semblait-il, une signification politique fondamentale, qui m’échappait complètement. Je n’étais tout de même pas venu en France pour apprendre la langue de bois ! Puis, un beau jour, le 2 avril, lors d’une assemblée générale à Nanterre, j’entendis enfin une langue qui s’émancipait du dogmatisme, des a priori révolutionnaires et de la supercherie radicalisante. J’avais l’impression de comprendre les enjeux des réclamations, je pouvais enfin participer aux débats, je sentais que la contestation française partageait l’esprit qui animait le mouvement des droits civiques, qui était en train de transformer l’Amérique. Je proposai une tactique que j’avais expérimentée aux États-Unis : la création d’universités libres, où nous pourrions échapper à l’emprise du « système » et nous donner une éducation autonome. Était-ce du réformisme ? Peut-être, mais je me voulais tout de même « révolutionnaire », comme le mouvement étudiant nanterrois et l’histoire elle-même, qui s’accélérait.
Comment le jeune intellectuel venu en France pour trouver la pensée révolutionnaire s’est retrouvé à la revue Esprit relève d’une autre histoire. La première fois que je rencontrai Jean-Marie Domenach, il m’expliqua la portée progressiste du gaullisme de gauche, qui avait sa faveur à l’époque. Je venais régulièrement aux réunions hebdomadaires du « Journal à plusieurs voix ». Au fur et à mesure de la radicalisation du mouvement étudiant, la critique des « enragés » se faisait plus vive. J’étais du côté de ceux qui sentaient qu’il s’y passait quelque chose. Pour soutenir mes arguments, j’avais apporté un tract diffusé à Nanterre par le mouvement du 22 mars sous le titre : « Pourquoi les sociologues ? ». Il fut publié dans le numéro de mai 1968 de la revue. Dans le même numéro est paru un court essai que j’avais écrit sous le choc de l’assassinat de Martin Luther King, le 4 avril, et qui s’intitulait simplement « Résister ». J’y faisais mienne la parole du regretté leader du mouvement des droits civiques dont la pensée s’était radicalisée : « Passer de la protestation à la résistance. » Il est vrai que j’écrivais Résistance avec une majuscule, et que je rêvais toujours aussi vaguement d’une révolution. La méthode que je préconisais consistait toujours à démasquer le libéralisme par la confrontation de sa pratique avec les principes qu’il professait, afin de dévoiler la main de fer cachée sous le gant feutré.
Vinrent ensuite la fermeture de la faculté de Nanterre, puis les gaz lacrymogènes utilisés contre les manifestants à la Sorbonne. Ces gaz mirent fin prématurément au cours privé sur le Capital que je donnais dans le cadre d’une « université libre », organisée dans une petite salle, au premier étage de la librairie Shakespeare & Company. Nous abordions la théorie de la chute tendancielle du taux de profit dans le troisième volume ; la lecture des suites fut ajournée. Que pouvions-nous apporter sur le plan pratique ? Les vacances universitaires (qui commencent en mai aux États-Unis) avaient amené à Paris pas mal de jeunes étudiants qui ne comprenaient pas les enjeux de la révolte étudiante puis ouvrière. C’était d’autant plus regrettable que les grandes grèves d’avril à la Columbia University, ainsi que les tactiques du mouvement contre la guerre au Viêt Nam, avaient largement influencé les esprits rebelles à Nanterre. Ainsi, avec quelques amis, je profitai de l’occupation de Censier pour créer un « Comité d’action américain » qui se réunissait régulièrement dans une des salles du bâtiment. Notre mouvement devait être international, nos buts dépassaient l’Hexagone.
Fidèle à l’esprit « révolutionnaire » qui nous habitait, le Comité d’action américain avait essayé de prendre des contacts avec d’autres participants au grand chambardement. L’une des membres de notre comité, d’origine serbe, est allée militer chez des ouvriers immigrés. La plupart se sentaient plus utile au sein du mouvement étudiant. Néanmoins, nous voulions prendre contact avec le monde du travail. Cela donna notamment lieu à une réunion avec de jeunes travailleurs de Renault, organisée avec Daniel Mothé, que je connaissais des réunions à la revue Esprit. Nous cherchions aussi à influencer le débat sur la réforme universitaire, car nous croyions savoir les désavantages qu’il y aurait à adopter le système américain, comme le préconisaient les réformistes. Enfin revint le pétrole, le week-end de la Pentecôte ; l’élan se dissipait à vue d’œil, chez nous comme chez les Français. Une flamme subsistait pourtant, du moins chez nous autres intellectuels marxisants, pour qui l’histoire donne toujours des leçons d’espoir : ne pouvait-on pas faire de Pierre Mendès France notre « Kerenski », celui dont l’accession au pouvoir temporaire en février 1917 donna le temps aux bolcheviks d’apprendre à la classe ouvrière les vrais enjeux de la révolution ? Je ne sais pas combien de personnes partageaient cette idée d’une répétition de l’histoire. Je l’avais entendue dans quelques milieux du Psu, notamment de Serge Mallet, pourtant prophète d’une « nouvelle classe ouvrière ». Le semi-échec de la réunion au stade de Charlety ne signifiait pour autant que l’arrêt du mouvement français. Ma révolution à moi devenait internationale.
À l’épreuve du socialisme réel
La triste fin des espoirs du joli mois de mai ne mit pas fin à mes propres espoirs. Au contraire, l’esprit de résistance que j’avais évoqué dans Esprit s’était répandu. Je le retrouvais au mois de juin lorsque je rendis visite, à Londres, à mon jeune frère qui venait de terminer son lycée et qui voulait parcourir l’Europe avant de prendre le chemin de l’université. Deux expériences tout à fait contradictoires m’y attendaient. Invité à un dîner avec quelques membres du comité de rédaction de la New Left Review, je rencontrai Perry Anderson. Il revenait d’Albanie, où il avait été l’un des premiers intellectuels occidentaux invités au pays du maoïste intransigeant, Enver Hodja. Que pouvaient valoir mes histoires de petits bourgeois français qui se prenaient pour des révolutionnaires face aux hauts faits d’une vraie « révolution culturelle1 » ? Le lendemain, je me rendis à une école d’art et de technologie, occupée depuis une semaine par ses étudiants. Leurs demandes avaient une forte tendance corporatiste mais leur esprit de résistance en transformait la portée. Ai-je pris mes désirs pour la réalité ? Toujours est-il qu’en rentrant de Londres, je publiai un texte dans Esprit (numéro d’août-septembre) sous le titre optimiste : « Un début en Angleterre ».
Fort de cet espoir, je suis parti avec ma femme et mon frère suivre les traces de la révolution, de Suisse en Italie, puis de Prague à Berlin et à Francfort, avant de rentrer aux États-Unis où le mois d’août apportait un double coup dur : l’invasion soviétique mit fin au Printemps de Prague, puis la Convention du parti démocrate désigna le vice-président Hubert Humphrey comme candidat, alors que les rues de Chicago étaient la scène d’émeutes policières qui prétendaient contenir les protestataires anti-guerre. Les jeunes manifestants devinrent violents lorsqu’ils s’aperçurent que les délégués à la Convention ne les prenaient pas au sérieux. Le parti démocrate se déchirait, la guerre au Viêt Nam allait continuer pendant six longues années marquées par des morts inutiles2.
Quelques aspects de ce voyage valent d’être racontés afin de comprendre aussi bien l’étendue de cet esprit de résistance que son rapport difficile avec la pensée marxiste, voire révolutionnaire. Nous avions toujours des contacts avec des militants qui nous hébergeaient et essayaient de nous expliquer les subtilités de la politique locale et leur façon de résister à l’emprise du « système ». Nous n’étions en rien des délégués de quelque organisation que ce soit ; il s’agissait simplement d’échanger des expériences. Le dogmatisme des sectes n’était pas encore né, la parole était libre, les esprits aussi. Cette candeur qu’on critiquerait plus tard comme de la naïveté allait disparaître dans les années militantes à venir, mais nous ne pouvions pas le savoir.
Enfin, les esprits n’étaient pas tout à fait disponibles, car le marxisme restait, comme l’avait dit Sartre dans la Critique de la raison dialectique, « l’horizon indépassable de notre temps ». Ainsi, je tenais à visiter Zurich, là où Lénine avait passé la guerre avant de prendre le train blindé qui le ramena à Pétersbourg. Nous étions hébergés à la Pinkus Buchhandlung, une digne librairie d’occasion, à laquelle les vieux camarades de tous les pays, qui avaient trouvé refuge en Suisse, donnaient ou vendaient les livres et pamphlets accumulés pendant leur vie militante. Que n’y trouva pas le jeune américain qui voulait rencontrer la pensée révolutionnaire ! Les manifestations autour du Kaufhaus, le grand magasin du centre ville, étaient aussi intéressantes : nous voulions le transformer en un lieu ouvert à la communauté des jeunes. Je ne sais pas comment se sont terminées ces manifestations mais, en tout cas, le lien entre la vieille culture marxiste de la librairie et les jeunes n’a pas duré.
J’avoue ne pas avoir gardé de forts souvenirs de l’Italie, si ce n’est la chaleur estivale et la profusion de petits journaux où travaillaient des amis. Il me semble que l’emprise du parti communiste restait très forte, ce qui se comprend d’une certaine manière, car l’œuvre de Gramsci était encore honorée sinon mise en pratique. En tout cas, l’hégémonie gramscienne sur le communisme italien était mélangée à une forte dose d’antifascisme qui l’emportait même largement lorsque nous chantions tous ensemble Bandiera rosa plutôt que L’Internationale. Le souvenir du slogan facile « Crs = SS » aurait dû m’avertir que la pente était glissante, et que des pans entiers de la gauche italienne allaient suivre le chemin qui menait du militantisme au militarisme.
Ce sont les retrouvailles avec des amis pragois qui furent pour moi les plus importantes. Il ne s’agit pas ici de rappeler ce que fut « le Printemps de Prague ». À mes yeux, l’aspect crucial de l’expérience était sa constante radicalisation, voire démocratisation, à partir de la prise du pouvoir par les réformistes au sein du parti. La leçon que j’en tirai était tout simplement que le communisme n’était pas réformable.
Ma femme et moi avions déjà été à Prague au cours de l’été 1967, à la suite d’une réunion internationale où des Quakers avaient rassemblé au lac Balaton, en Hongrie, deux jeunes leaders de chacun des pays de l’est et de l’ouest. Avec quelques autres, j’avais voulu faire voter une résolution condamnant la guerre américaine au Viêt Nam. L’une des Tchèques était la seule à ne pas vouloir signer, non pas parce qu’elle était en faveur de la guerre mais parce qu’elle en avait marre de signer des appels à ceci, des pétitions contre cela… L’autre Tchèque finit par la convaincre, mais la leçon annonçait déjà un avenir où la société civile autonome ferait chanceler l’Empire soviétique3. Après avoir quitté Budapest, nous sommes partis pour Prague, où nous retrouvions Jan Kavan, l’un des leaders du mouvement étudiant. Comme sa mère était anglaise, nous pouvions communiquer aisément, mais ce qui me frappait avant tout était le fait que, malgré les mélanges de langues, lorsqu’on se retrouvait avec d’autres dissidents, nous partagions un esprit similaire et arrivions à mener de longues discussions soit autour de pichets de bière, soit pendant de grandes promenades nocturnes dans les jardins du château qui surplombe la ville. Qu’y avait-il à discuter ? Je lisais toujours le Capital ; ils préféraient Dostoïevski. Je n’étais pas prêt à abandonner ma recherche d’une révolution, mais lorsque nous nous retrouvions en 1968, j’étais devenu ce qu’on peut appeler un « anti-totalitaire de gauche prématuré4 ». J’étais prêt pour la rencontre avec Lefort et Castoriadis, par l’intermédiaire de Vidal-Naquet, qui me permettrait un peu plus tard de réconcilier mon expérience de 68 avec ma recherche théorique. Mais ceci est une autre affaire.
Le voyage n’était pas fini ; il fallait passer par l’Allemagne avant de retrouver la France. J’y expérimentais la contradiction avec laquelle je me débattais depuis mon départ pour la France : marxisme ou militantisme, révolution ou résistance ? Aux États-Unis, la gauche nouvelle s’identifiait à une organisation qui s’appelait Students for a Democratic Society (Sds). En Allemagne, nos amis participaient aussi à un Sds, mais le sigle signifiait Sozialistischer Deutscher Studentenbund. Chez nous, c’était la démocratie qui primait ; chez eux, le socialisme avait la priorité. La distinction avait sa portée.
Ce que je ne comprenais pas, c’était le rapport qu’ils avaient avec leurs voisins de la « socialiste » République démocratique allemande. De tous les militants de la gauche nouvelle que nous rencontrions cet été, les Allemands de l’Ouest étaient les plus érudits et les plus tournés vers les écrits de Marx, peut-être parce qu’ils maîtrisaient la langue du maître. Leur érudition théorique les aveuglait-elle aux réalités ? Toujours est-il qu’ils nous demandaient de cacher dans le coffre de la voiture des tracts contre la guerre au Viêt Nam, que nous transmettrions à des camarades à Francfort. Pourquoi les cacher ? Le gouvernement de la Rda ne s’opposait-il pas aussi à cette guerrre ? Ce n’était jamais clair, mais ce ne furent pas les tracts qui excitèrent les gardes-frontière est-allemands lorsqu’ils nous contrôlèrent ; ce fut un exemplaire d’Histoire et conscience de classe du critique marxiste Georg Lukacs, que j’avais naïvement laissé en évidence. Du coup, ils ouvrirent le coffre de la voiture, défirent le siège arrière, regardèrent partout dans les bagages. Nous qui venions de quitter Prague ne fûmes pas étonnés ; comme le communisme, le marxisme orthodoxe souffre mal la critique. Cela ne surprit pas non plus les amis à Francfort, adeptes de la théorie critique. Mais la leçon fut oubliée, ici comme ailleurs ; la gauche nouvelle délaissa sa nouveauté dans la quête d’une révolution qui restait toujours à l’horizon.
*
Je terminerai cette histoire par une anecdote franco-américaine. À l’automne 1968, de retour au Texas pour écrire ma thèse de doctorat (sur le jeune Marx !), j’ai rencontré un écrivain français, Pierre Gascar, professeur invité pendant un semestre. Il proposait un entretien pour France Culture et me demanda de trouver un autre partenaire pour notre discussion. J’ai fait venir Greg Calvert, un ancien président du Sds bien francophone. Le débat portait sur une phrase souvent répétée pendant le mai français : « Tu fais la révolution pour toi5. » À lire ce slogan aujourd’hui, on serait tenté d’y voir la racine de cette société néolibérale, jouisseuse et égoïste, fondée sur la consommation sans limites. L’histoire que je raconte ici suggère pourtant une autre lecture, que je n’avais pas tout à fait saisie mais que Calvert comprenait très bien. Fini le temps d’une « révolution » fondée sur une philosophie de l’histoire, où la liberté des acteurs ne servirait qu’à exécuter un jugement déjà inscrit dans le cours des choses et imposé par le poids des faits ; fini le prolétariat comme classe « universelle » et du colonisé comme son ersatz pour les tiers-mondistes. Advient le temps d’une résistance à toute hétéronomie, la recherche d’une autonomie, la création d’une démocratie. La naissance du féminisme, pour ne prendre que cet exemple, date de cette prise de conscience, née du moins en partie d’une réflexion sur la portée de mai. On ne pouvait plus dire aux femmes, à des homosexuels ou à d’autres minorités, qu’il fallait sacrifier leurs intérêts immédiats pour faire « la » révolution qui, ensuite, mettrait fin à toutes ces misères simplement personnelles sinon égoïstes.
Dans les années qui suivirent, on a pu avoir l’impression que le verbe révolutionnaire avait poussé l’esprit de mai dans les fameuses poubelles de l’histoire. « Une maladie infantile », selon les émules de Lénine. Mais comme aimait à le dire Marx, la « vieille taupe » continue à creuser. Je suis peut-être resté trop optimiste, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que la candidature de Barak Obama annonce le retour d’une autre gauche, une autre que celle du rêve social-démocrate incarné jadis par le New Deal6. Elle se veut un mouvement post-racial qui refuse le communautarisme ; elle réveille chez les jeunes (et d’autres) un goût pour la politique ; et elle retrouve l’esprit qui animait le mouvement des droits civiques, du temps où les Noirs demandaient leur intégration dans une société qui serait vraiment démocratique. L’aurais-je reconnu si je n’étais pas allé étudier en France, avant de me rendre compte que l’esprit que j’y cherchais pouvait apparaître ailleurs… et disparaître si vite qu’il ne se reconnaît pas pour ce qu’il est : l’esprit de la démocratie.
- *.
Voir son précédent article : « Les lignes de fracture américaines », Esprit, août-septembre 2002 et ses analyses régulières de la politique américaine dans le « journal ».
- 1.
Pourtant, l’un des éditeurs voulait regarder le manuscrit où je décrivais en détail la naissance du Mouvement du 22 mars, qu’il devait me rendre le lendemain. Or, il n’est pas venu au rendez-vous, et la copie carbone du texte, que je devais faire transmettre par une personne inconnue (car la poste était en grève) à une revue américaine, Viet-Report, fut également perdue.
- 2.
C’est par ailleurs l’origine de l’actuel système d’élections primaires. Les protestations avaient déjà contraint Lyndon Johnson à ne pas se représenter. Nommer son vice-président, Humphrey, signifiait que les délégués ne représentaient qu’eux-mêmes, une bureaucratie qui se perpétuait. Battus en novembre par les républicains de Richard Nixon, les démocrates chargèrent une commission présidée par le sénateur George McGovern de réformer le mode de désignation du candidat. La structure compliquée inventée pour l’occasion fut expérimentée en 1972 ; comme par hasard, ce fut McGovern qui remporta la mise… avant d’être écrasé en novembre par Richard Nixon.
- 3.
Nous ne pouvions pas connaître encore les premiers écrits politiques de Václav Havel qui allaient souligner la portée de telles protestations pour la création d’une société civile démocratique. Il faut dire que nos deux amis tchèques allaient y jouer un rôle important, Helena Klimova au sein de la Charte 77 et Jan Kavan à partir de son exil forcé.
- 4.
L’influence de cette expérience de 1967 sur ma manière de percevoir le Mouvement du 22mars, et d’apprécier l’apport de Cohn-Bendit, s’est manifestée dans un petit essai que j’ai publié le 17 mai 1968 dans la revue américaine Commonweal sous le titre “Czech-Mating Stalinism”. Comme je racontais certaines choses qui n’étaient pas du domaine public, je publiai sous un pseudonyme pour protéger des amis.
- 5.
Je n’ai jamais su si notre débat avait été diffusé sur France Culture, l’actualité politique continuant à m’accaparer hier comme aujourd’hui.
- 6.
Je parle de la candidature plutôt que du candidat dont le charisme s’oppose à la voie de l’expérience représentée par Hillary Clinton. L’autre leçon qu’on pourrait tirer de cette brève expérience de 1968 est qu’il ne faut pas mépriser les réformes, ni miser sur une résistance qui peut sombrer dans un nihilisme.