
Une monnaie au service des communs ?
Contre le mythe d’un salut par l’investissement « vert », qu’il soit public ou privé, l’urgence écologique impose de réformer les institutions monétaires.
Alors que la notion de commun, cette diversité historique des modes de relation entre sociétés humaines et leur environnement naturel, refait aujourd’hui surface sur fond de crises environnementales et sociales, la réflexion sur une réforme fondamentale de notre système monétaire et financier adaptée à une nouvelle gouvernance de ces communs reste négligée, même par les promoteurs d’une finance régulée au service de la transition vers une économie « verte ».
Pour éclairer une telle réforme, il est nécessaire de saisir la coévolution entre systèmes monétaires et relations entre humains et nature dans son épaisseur historique. La disparition progressive des formes coutumières d’interaction avec la nature au profit d’une marchandisation de plus en plus exclusive a fait en effet perdre de vue les liens de dépendance qu’entretiennent les sociétés humaines avec les écosystèmes. Cette marchandisation se diffusera sans fléchir au fil des diverses formes institutionnelles que prendra le capitalisme. Elle mutera finalement en s’intégrant aux outils de représentation du monde que sont le droit, la science politique et l’économie, mais aussi le système monétaire et financier dont nous héritons.
Du droit d’usage à l’absolutisme propriétaire
Forêts, prairies, rivières, littoraux, étangs… Pendant des siècles, ces éléments naturels, ces « non-humains[1] » donnent lieu à des relations variées avec les sociétés. Égalitaires ou inégalitaires, plus ou moins stables ou durables, ces relations revêtent diverses formes institutionnelles et psychiques, tels les tabous alimentaires, pour réguler l’accès aux éléments naturels[2] : on parlera de « communs environnementaux ». Pour reprendre les catégories du droit romain (classification pratique, même si elle n’imprègne pas tous les choix des sociétés à travers l’histoire), la gouvernance des communs environnementaux met l’accent sur l’usus (le droit d’utiliser une chose) devant le fructus (le droit de faire fructifier ou de louer un bien) et l’abusus (le droit de disposer du bien par l’aliénation ou la destruction, en tant que propriétaire).
Cette organisation, instituée sur une base collective, de la coexistence de différents usages de la nature sera progressivement érodée à partir du xiiie siècle, avec le début des enclosures en Angleterre (mouvement qui supprime progressivement les usages multiples des forêts), et s’accélérera avec l’expansion coloniale européenne et la relégation des Indiens au statut de sauvages. Le grignotage des usages coutumiers sera justifié par les mythes fondateurs occidentaux : Montesquieu et Rousseau verront dans la propriété le fondement de la société civile, et Locke dans le fructus la légitimité de la propriété privée. Bien sûr, ces auteurs ont œuvré à de nouvelles visions métaphysiques du monde. Néanmoins, la sacralisation exclusive de la propriété et la réification de la nature paraissent bien s’instaurer de concert, souvent associées à l’éviction des femmes de la vie publique et des responsabilités privées.
L’érosion des communs s’accompagne d’une transformation profonde de cet outil de représentation du monde qu’est le droit. En 1701, l’Angleterre efface complètement les commons des notions juridiques, ce qui permet à l’industrie d’évincer les paysans des vaines pâtures, mises à la disposition de tous par la collectivité, d’y enclore de grands troupeaux de moutons et de pousser les paysans privés de terres vers les filatures. En France, la Révolution de 1789 élève la propriété individuelle au rang de droit fondamental de l’homme. La nuit du 4 août 1792 signe, avec la suppression bienvenue des fiefs et censives et l’abandon des solidarités de village et du partage des produits du sol, l’exclusivité légale de la propriété. Le partage des communaux est décrété le 10 juin 1793. Cette érosion des communs donnera lieu à de nombreux conflits, tels que la guerre des forêts en Angleterre[3] ou les lourdes sanctions du vol de bois votées par la Diète rhénane entre 1841 et 1843 (et décrits par Marx dans ses premiers textes).
Dès lors, les communs ont essentiellement disparu avec leur gouvernance collective, le fructus et l’abusus sont désormais sans limites. Les objets, êtres vivants et systèmes naturels seront de fait soit propriété (publique ou privée), soit res nullius, c’est-à-dire « rien ».
La seconde destruction des communs
Construite sur ce terreau d’absolutisation de la propriété et de réification de la nature, la discipline économique, sans surprise, peine à considérer les dégâts environnementaux, même lorsqu’ils sont scientifiquement avérés.
La terre ou l’énergie deviennent de simples intrants, aux côtés du capital et du travail, et non des composants d’un biotope sans lequel ni travail ni capital ne peuvent être mis en mouvement. On passe ainsi au xviiie siècle des « richesses de la nature » aux « ressources naturelles », c’est-à-dire d’une valeur d’usage potentiellement complexe et mouvante à une valeur d’échange prévisible et rentable[4]. Les pollutions environnementales sont théorisées en tant qu’externalités négatives, c’est-à-dire des nuisances non compensées monétairement et analysées strictement sous l’angle d’interactions de marché. Toute question environnementale trouve ainsi une unique solution : la valorisation monétaire de la nature, qui permettrait aux agents de prendre leurs décisions en connaissance des coûts complets des facteurs, et ce au sein d’un marché censé traduire l’optimum social.
C’est cette vision de la nature et de la propriété (et celle du marché qui en découle) qui fera dire à l’économiste Garrett Hardin que les biens communs sont condamnés à la surexploitation et à l’épuisement[5]. En s’appuyant sur l’image théorique de pâtures sans propriétaire qui seraient inévitablement condamnées à la surexploitation du fait de comportements de bergers cherchant chacun un bénéfice maximal, Hardin confond en fait des ressources en accès libre (open access) avec des communs, dont l’usage aurait justement été régulé, par exemple par la collectivité des bergers. Il faudra attendre les années 1980 pour que le terme de « communs », dans ses acceptions historiques et anthropologiques, commence à ressurgir en économie[6].
Alors même que l’économie prend une place prépondérante dans la conduite des affaires humaines, la réification de la nature ainsi renforcée par la discipline économique conduit à son appropriation systématique et à sa destruction. En réduisant la nature à un simple intrant, tout en considérant que la valeur de chaque chose est entièrement reflétée dans son prix à condition que des droits de propriété soient attribués correctement, les économistes ont ainsi contribué à placer le marché en surplomb de toute contextualisation sociale et environnementale.
Un New Deal vert ?
Océan, atmosphère, biodiversité, semences, nappes phréatiques, habitats naturels : autant de communs environnementaux aujourd’hui très fortement dégradés et dont le marché est incapable d’assurer la pérennité. Autant d’appels à une adaptation des catégories juridiques et des modes d’organisation aux réalités biophysiques et sociales.
De nouvelles réflexions dans le champ économique visent à mieux intégrer des dimensions environnementales. C’est le cas notamment de l’approche postkeynésienne croisée avec l’économie écologique, débouchant sur une discipline émergente : la « macroéconomie écologique ». Celle-ci intègre notamment le concept d’incertitude radicale chère aux économistes keynésiens autant qu’aux écologues, ainsi que la notion de rationalité limitée (ou contextualisée) des marchés financiers. Elle semble influencer des propositions de politiques économiques, telles que le Green New Deal actuellement débattu aux États-Unis.
Ces approches et leurs corollaires en politique économique permettent d’accomplir deux avancées majeures pour ré-encastrer la théorie et le système économique dans les sphères sociales et biophysiques dont ils dépendent. D’abord, une plus grande régulation du secteur financier est perçue comme essentielle : elle faciliterait les investissements de long terme requis pour la transition écologique, car c’est la financiarisation de l’économie depuis les années 1970 qui aurait créé ou exacerbé un court-termisme de rendement incompatible avec les horizons temporels nécessaires à la résilience des écosystèmes planétaires. Ensuite, une augmentation des investissements dans les secteurs clés (telles les infrastructures « vertes ») passe par des dépenses publiques, financées par les impôts et/ou la dette. Ce recours aux fonds publics est justifié par l’incapacité des acteurs privés à enclencher un changement structurel aussi multiforme et à penser la planification de long terme que requiert une transition écologique.
Bien qu’offrant des outils plus diversifiés que le seul signal-prix, ces propositions restent néanmoins liées à une vision hors-sol de l’économie. En effet, une convention humaine (pour les macroéconomistes écologiques, le montant des investissements ; pour les néoclassiques, le prix imposé à une externalité négative) suffirait pour dépasser l’inertie de systèmes socioéconomiques construits depuis plusieurs siècles sur l’exploitation des ressources fossiles et l’effacement des communs environnementaux. Le recours rhétorique récurrent à un montant d’investissements « verts » qui garantirait le succès de la transition tend à en voiler les freins et leviers sociotechniques. En particulier, l’histoire de l’énergie témoigne du fait que chaque phase de relative domination d’une source d’énergie correspond à une structuration spécifique du système socioéconomique, mais également monétaire et financier.
Alors que dans un cadre keynésien, l’incertitude radicale du capitalisme est levée grâce à l’investissement, la transition écologique exige bien plus que des investissements décarbonés : elle demande d’examiner les modes de travail, la satisfaction des besoins, des rationnements potentiels, des institutions pour freiner la destruction des écosystèmes… Ces exigences dépassent largement la réorientation des « esprits animaux » vers des investissements « verts ». La monnaie symbolisant la valeur circulante, comment opérer un tel dépassement sans refonte des institutions monétaires ?
L’évolution monétaire
La plupart des pays ont aujourd’hui une monnaie qui est à la fois publique par la souveraineté nationale qu’elle révèle et privée par son mode principal d’émission (la monnaie étant créée par les banques commerciales lorsqu’elles accordent un prêt) et la possibilité de son accumulation. La monnaie est finalement devenue, avec la complexification des sociétés industrielles et tertiarisées, la seule « valeur » capable de circuler partout en raison de son abstraction[7]. Polanyi considère cette monnaie « à tous usages » (all purpose money) précisément comme le résultat du désencastrement du marché par rapport à d’autres formes d’intégration économique, telles la réciprocité et la redistribution[8]. Elle a ainsi contribué à généraliser une illusion de substituabilité totale et d’abondance illimitée[9], y compris vis-à-vis de processus et de ressources naturels de fait irremplaçables.
La prise en compte ou la résurgence des communs environnementaux passe donc non seulement par une évolution philosophique et juridique, mais aussi par une évolution monétaire restant à définir.
La prise en compte ou la résurgence des communs environnementaux passe donc non seulement par une évolution philosophique et juridique, mais aussi par une évolution monétaire restant à définir. Appartiennent à ces réflexions : les monnaies locales et les monnaies complémentaires, correspondant à une sphère de production et d’échanges délimitée ; la « dé-commodification » des monnaies nationales par interdiction de la titrisation des prêts ; les systèmes nationaux de compensation inspirés par Keynes où les monnaies circulantes ne sont pas convertibles ; les propositions de réforme du système monétaire international fondées sur la correspondance entre l’octroi de prêts en quasi-monnaie internationale (droits de tirage spéciaux du Fmi) et la réduction des dommages environnementaux par les nations…
La monnaie en tant qu’expression de la valeur fait constamment l’objet de tentatives de captation par différents groupes sociaux cherchant à l’organiser à leur avantage. Réformer la valeur à l’aune des communs ne pourra éviter de modifier la structure monétaire. En tout état de cause, les monnaies ne peuvent plus faire l’économie d’une relation directe aux usages de chaque ressource naturelle et à la réhabilitation des écosystèmes.
Keynes lui-même, dans sa « Lettre à nos petits-enfants » publiée en 1930, n’indiquait-il pas que si les investisseurs et entrepreneurs (avec l’aide de l’État) avaient la capacité de nous entraîner vers l’abondance économique, ils ne sauraient nous renseigner sur l’art de vivre du fait de leur passion pour l’accumulation monétaire, considérée par l’économiste comme une pathologie sociale[10] ? Alors que cet « art de vivre », quelle que soit sa définition, est désormais menacé par la destruction des systèmes naturels soutenant la vie sur Terre, dépasser l’ontologie de l’investisseur salvateur[11], qu’il soit public ou privé, est devenu urgent, et toute stratégie doit saisir ces questions de manière prioritaire. En leur cœur se trouve la réforme de nos institutions monétaires.
[1] - Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.
[2] - François Ost, La Nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, Paris, La Découverte, 1995.
[3] - Edward P. Thompson, La Guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du xviiie siècle [1974], trad. par Christian Jaquet, présentation de Philippe Minard, Paris, La Découverte, 2014.
[4] - Isabelle Laboulais, « Extraction minière : “La nature n’est plus seulement dotée d’une valeur d’usage mais acquiert une valeur d’échange” », Le Monde, 21 juin 2019.
[5] - Garrett Hardin, La Tragédie des communs [1968], trad. par Laurent Bury, présentation de Dominique Bourg, Paris, Presses universitaires de France, 2018.
[6] - Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles [1990], révisé par Laurent Baechler, Bruxelles, De Boeck, 2010.
[7] - Michel Aglietta, avec Pepita Ould-Ahmed et Jean-François Ponsot, La Monnaie. Entre dettes et souveraineté, Paris, Odile Jacob, 2016.
[8] - Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps [1944], trad. par Maurice Angeno et Catherine Malamoud, préface de Louis Dumont, Paris, Gallimard, 1983.
[9] - Dominique Dron, « L’écologie, un modèle pour la finance », Études, no 11, novembre 2015, p. 43-56.
[10] - John Maynard Keynes, Lettre à nos petits-enfants [1930], trad. par Françoise et Paul Chemla, préface d’André Orléan, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.
[11] - Romain Svartzman, Dominique Dron et Étienne Espagne, “From ecological macroeconomics to a theory of endogenous money for a finite planet”, Ecological Economics, vol. 162, 2019, p. 108-120.