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Photo : Cornfield
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Dans le même numéro

La réparation du monde

Repères philosophiques pour une société post-carbone

Malgré l’état de nos connaissances, nous peinons à engager la transition énergétique. Il faut la présenter comme un projet de société qui substitue la coopération et la solidarité à la compétition et l’égoïsme, un projet éthique de transformation de soi qui favorise les vertus de considération, de justice et de sobriété, et un projet politique qui associe l’autonomie des citoyens et le volontarisme des gouvernements pour lutter contre les groupes de pression.

Au rythme actuel des rejets de gaz à effet de serre (Ges) dans ­l’atmosphère, notre «  budget carbone  » visant à limiter le réchauffement global à deux degrés Celsius aura été épuisé en moins de vingt ans. Nous devons donc sans tarder transformer un système énergétique reposant à 80 % sur trois sources fossiles : charbon, pétrole, gaz[1]. Dans la mesure où notre économie dépend des énergies fossiles, la lutte contre le réchauffement climatique requiert une réorganisation des échanges et du travail et un changement dans nos styles de vie. La transition énergétique est inséparable de la transition écologique, laquelle implique une reconversion de l’économie qui ne peut plus se fonder sur une croissance illimitée et sur l’illusion d’une disponibilité infinie des ressources. Cette rupture par rapport au modèle actuel de développement passe aussi par un remaniement complet de nos valeurs et de nos manières d’être. Or il semble que ce soit cet aspect qui représente le défi le plus difficile à surmonter.

En effet, nous ne nous manquons pas de solutions pour opérer le passage à une économie décarbonée. Les experts insistent sur la nécessaire restauration du couvert végétal, l’introduction de contraintes réglementaires, une économie plus circulaire, de nouvelles politiques agricoles, la réduction de la consommation de produits animaliers et la mise en place d’une nouvelle fiscalité. Ces normes peuvent nous aider, sur le plan individuel comme sur le plan collectif, à opérer la transition énergétique. Pourtant, si ces mesures font consensus parmi les experts et si elles ne sont pas contraires à la prospérité économique, elles sont loin d’inspirer les politiques publiques. Pourquoi un tel écart entre la théorie et la pratique ?

La transition énergétique
comme projet de société

Un des éléments de réponse à cette question est que la transition éco­logique n’a pas été présentée comme un projet global de reconstruction sociale et politique pouvant susciter l’espérance des individus et les motiver à changer leurs habitudes de consommation. Les efforts et les sacrifices immédiats qu’elle demande doivent être compensés par le sentiment de contribuer à une construction commune qui donne du sens à leur existence. Or le défi énergétique est perçu comme un fardeau. Pourtant, les problèmes qu’il soulève sont aussi l’occasion de faire évoluer des modèles de production générateurs de nombreuses contre-productivités sociales, sanitaires et environnementales. L’enjeu est également de substituer aux valeurs de compétition et d’individualisme qui caractérisent aujourd’hui le marché et le travail le sens de la coopération et d’encourager les individus à innover et à expérimenter en libérant l’intelligence collective indispensable à l’élaboration de nouveaux récits.

La prise en compte du défi climatique implique d’articuler les trois dimensions de l’écologie énoncées par Félix Guattari[2] : l’écologie environnementale, qui s’attache à la dégradation des ressources, l’écologie sociale, qui pose le problème de l’organisation du travail et de la répartition équitable du coût de la pollution, et l’écologie mentale, qui renvoie à l’expérience que le sujet fait de lui-même et au sens de sa vie. Alors qu’il remet profondément en question nos choix de société, le réchauffement climatique a été présenté comme un problème exclusivement technique. Si le moment où nous aurions pu éviter une augmentation des températures de deux degrés est passé, c’est parce que nous n’avons pas su transformer une situation critique qui menace notre survie et l’avenir de l’humanité en une occasion de réfléchir sur nos systèmes de valeur et de formuler ce à quoi nous tenons. N’étant pas équipés psychiquement pour faire face au changement, supporter les pertes et traverser les émotions négatives nées de la peur de l’effondrement, nous avons privilégié les comportements court-termistes et l’égoïsme, au lieu de développer la coopération et d’innover.

L’ignorance n’est pas la cause principale de notre incapacité à prendre à bras-le-corps les problèmes environnementaux. La multiplication des informations ne suffira donc pas à nous sortir de l’impasse. Car tout le monde est conscient des conséquences à la fois sociales, économiques et géopolitiques de la dépendance énergétique de notre pays, mais la plupart des individus préfèrent ne pas regarder en face cette réalité devant laquelle ils se sentent impuissants ou bien ils croient à des solutions illusoires. Ainsi, nombreux sont ceux qui imaginent que la science et les progrès techniques apporteront des solutions qui leur permettront de préserver un style de vie qu’ils associent au bien-être et à la prospérité. Peu de personnes ont compris que le défi soulevé par une économie décarbonée était de transformer certains renoncements en perspectives de bonheur à la fois individuel et collectif.

C’est cette articulation des normes et des conditions de la mise en place de la transition énergétique aux principes philosophiques et aux valeurs pouvant conduire les personnes à y adhérer qui est la contribution spécifique d’une philosophie de l’énergie. Une approche centrée sur les motivations concrètes des agents aide aussi à lever les résistances psycho­logiques au changement et à comprendre les stratégies de défense qui expliquent que, tout en admettant la nécessité d’opérer la transition énergétique, beaucoup s’enferment dans le présent ou attendent que les autres fassent le premier pas[3], quand ils n’optent pas pour un scénario les confortant dans l’indifférence ou le déni[4].

Ce dont nous vivons

Le mot «  énergie  » vient du grec energeia et signifie une force en action, par opposition à ce qui n’est qu’en puissance. Que l’on se serve de la force corporelle des humains ou des animaux, des éléments (la mer, le vent) ou que l’on utilise les énergies fossiles issues de la transformation de matières organiques enfouies dans le sol depuis des millions d’années, il s’agit toujours de transformer le monde en utilisant des matériaux.

Les sources d’énergie que nous utilisons sont à l’origine de progrès incontestables dans de nombreux domaines et ces progrès témoignent de notre liberté, définie comme la capacité à transcender la nature. Ils soulignent également notre dépendance à l’égard des conditions matérielles de notre existence, notre interdépendance et notre vulnérabilité. Non seulement notre énergie physique et intellectuelle suppose l’absorption d’aliments, mais, de plus, pour nous chauffer, conserver au froid nos aliments, nous éclairer, utiliser un ordinateur, nous avons besoin d’énergie. Aussi notre existence se caractérise-t-elle essentiellement par la matérialité. Vivre, c’est toujours vivre de quelque chose. Avant de penser l’existence comme liberté et comme projet, il importe donc de prendre au sérieux notre corporéité. Celle-ci signifie que nous avons besoin de choses à la fois naturelles et culturelles pour vivre et que ce que nous construisons devient la condition de notre existence. Elle implique aussi que ce dont nous vivons et que nous prélevons dans le monde nous met toujours en relation avec les autres, humains et non-humains. Vivre, c’est vivre de et vivre avec[5].

Le fait de dépendre de biens provenant de ressources ayant exigé le travail des autres met au jour le caractère relationnel de notre existence et le fait que l’éthique et la justice ont un sens dès que nous utilisons de l’énergie. Cela est particulièrement vrai des énergies fossiles : non seulement leurs réserves vont se tarir dans quelques décennies, mais, de plus, elles ont des conséquences négatives sur l’environnement et sur les autres êtres présents et à venir, ce qui implique de respecter le droit des générations futures à bénéficier d’un environnement sain et de conditions de vie compatibles avec le maintien de la démocratie et de la paix.

Ainsi, mon rapport à ce dont je vis – que j’appelle les nourritures pour ne pas réduire la nature à sa dimension instrumentale – est le lieu originaire de l’éthique. Le droit des générations futures à bénéficier de conditions de vie au moins aussi bonnes que les nôtres et la prise en compte des intérêts des autres vivants limitent mon bon droit. Dès que l’on substitue à l’individu qui sert de principe au libéralisme politique et économique un sujet qui «  vit de  » et est toujours relationnel, les finalités du politique ne peuvent plus se borner à la coexistence pacifique entre les personnes actuelles ni à la réduction des inégalités iniques. La protection de la biosphère et le respect des limites planétaires, la justice envers les générations futures, la prise en compte des intérêts des animaux, le respect de la beauté des différents milieux dont nous vivons deviennent des devoirs de l’État qui s’ajoutent à ceux qui étaient classiquement dévolus au politique dans le contrat social[6].

Vivre, c’est toujours vivre
de quelque chose.

La mission de l’État est d’organiser les différentes sphères d’activité, le travail, la production, les échanges, la culture, en vue du bien commun, qui est élargi aux générations futures et aux autres espèces. Vivre, c’est vivre de et vivre avec, mais c’est aussi vivre pour, car nous naissons dans un monde plus vieux que nous qui est composé des générations passées, présentes, futures, du patrimoine naturel et culturel et des autres vivants[7]. C’est ce monde commun qui apporte une épaisseur et un horizon ­d’espérance à la vie individuelle. Il ne peut pas davantage être exclu des politiques publiques sans les vider de tout sens, comme l’écrivait Hannah Arendt[8].

Au contraire, en fondant notre modèle de développement sur l’utilisation illimitée des ressources et sur le droit de chacun à jouir d’un bonheur défini presque exclusivement en termes matérialistes et de manière individuelle, comme si vivre, c’était produire et consommer, nous n’avons pas seulement ignoré la finitude de la biosphère ; nous avons aussi gommé une dimension essentielle de l’humain et généré une éclipse du politique, devenu l’instrument de l’économisme. L’être humain qui vit et naît dans nos sociétés tend à se percevoir uniquement à la lumière de critères de performance. Il craint tout ce qui lui rappelle sa vulnérabilité et sa corporéité et est ainsi tenté d’asseoir sa domination sur les êtres qui, en raison de leur genre, de leur espèce ou de leur situation sociale, sont les plus vulnérables. Le modèle de développement écologiquement insoutenable qui est le nôtre encourage le repli sur soi, la marchandisation du vivant, l’exploitation des humains par d’autres humains, la domination, la peur de l’autre et la toute-puissance. Il pousse les êtres à dissocier leur raison et leur émotion, ce qui renforce l’individualisme, fait naître le cynisme ou l’indifférence et s’oppose à la coopération, à l’entraide, à l’empathie et au courage qui sont nécessaires pour opérer la transition énergétique et écologique et promouvoir un monde plus juste.

Le souci du monde

Pour éviter le divorce entre le bonheur et le devoir qui souligne les limites de toute approche seulement déontologique de l’éthique, il importe de s’interroger sur les dispositions morales et sur les manières d’être qu’il s’agit d’encourager. Comment faire pour que la protection de la biodiversité devienne une composante du respect de soi-même et que la réduction de la consommation d’énergie et de produits animaliers ­s’accompagne d’un sentiment d’épanouissement lié à la satisfaction de faire son bien avec le moins de mal possible envers les autres, humains et non-humains ?

Au lieu de penser que l’individualisme, la défiance envers autrui, ­l’addiction à la consommation sont des traits essentiels des êtres humains du xxie siècle et de considérer que la sobriété se décrète, il est nécessaire de comprendre comment les émotions, négatives et positives, naissent et s’enracinent dans des habitudes de pensée et des représentations qui touchent le rapport à soi, aux autres et à la nature. Cette approche de la morale qui se focalise non sur les principes, les interdictions, les obligations ou les devoirs, mais sur les manières d’être des agents moraux, relève de l’éthique des vertus.

Ce processus de transformation de soi comporte deux volets[9]. Le premier, qui est la condition de l’autonomie morale et de l’émancipation, passe par un mouvement d’auto-subjectivation qui exige que chaque individu prenne de la distance à l’égard des représentations de la vie réussie qu’il a reçues et qui, bien souvent, l’aliènent. Il s’agit pour lui d’accéder à son désir et d’affirmer ce à quoi il tient, d’énoncer ce que l’on appelle aujourd’hui ses valeurs, mais que les Anciens rapportaient au choix de certains biens qui génèrent telle ou telle passion. C’est ainsi, par exemple, que l’amour de l’argent et la recherche des honneurs poussent à être toujours insatisfait de ce que l’on a, envieux d’autrui et enclin au ressentiment et à la défiance, tandis que l’amour de la vérité et de la justice, qui sont des biens communs, stabilise le sujet et lui fait espérer que d’autres auront cette disposition[10]. Le second volet renvoie à l’élargissement du sujet qui intègre dans la sphère de sa considération morale d’autres intérêts que ses intérêts immédiats et ceux de ses proches ou même des membres de sa communauté politique.

La considération est le fait de regarder un être avec attention en reconnaissant sa valeur propre et en lui faisant de la place. Sans conduire le sujet à méconnaître le rôle social qu’il joue, elle l’aide à ne pas céder à la tentation de la toute-puissance et de la domination[11]. L’humilité n’est pas une vertu, mais une ascèse et une méthode qui prépare le terrain à la considération ; elle suppose la conscience de ses limites et de sa faillibilité et rappelle à chacun sa condition charnelle et engendrée et donc sa dépendance. La considération est une attitude globale sur laquelle se fondent les vertus indispensables à la transition écologique, telles que la sobriété, la coopération, la bienveillance, la générosité, la justice, le courage. Elle consiste en une transformation de soi qui confronte l’humain à ses limites, et de ce fait elle requiert non la seule raison, mais également l’expérience de ce qui nous dépasse, de l’incommensurable, qui renvoie ici au monde commun composé des générations passées, présentes et futures, du patrimoine naturel et culturel. Quand elle devient un savoir vécu et une évidence, la conscience d’appartenir à un monde commun change la manière d’être et les affects de la personne, faisant naître en elle le désir de transmettre un monde habitable et la rendant capable d’éprouver de la gratitude et de la compassion.

C’est par cette expérience de l’incommensurable que le sujet s’éprouve comme fini et acquiert l’art de la mesure et c’est en acceptant sa finitude qu’il parvient à faire du souci du monde l’horizon de ses pensées et de ses actions. Autrement dit, il y a un lien étroit entre la sobriété et la réconciliation des humains avec leur vulnérabilité et leur finitude et entre la transition énergétique et le fait de lever le tabou de la mort.

Sobriété, solidarité et convivialité

La sobriété, pensée comme une vertu, désigne la disposition acquise et stable qui caractérise la manière d’être d’une personne qui a du plaisir à consommer moins. Cette dernière a le sentiment de mener une vie épanouie, voire de s’accomplir, en vivant de manière frugale. La sobriété, qui correspond à l’antique vertu de tempérance, est indissociable de la justice et des autres dispositions morales qui fondent un rapport harmonieux à soi, aux autres humains et à la nature. La sobriété fait ainsi le lien entre le souci de soi et le souci du monde. Une personne sobre ne peut pas être injuste et elle aura le souci de donner à chacun son dû, sans le léser. De même, elle sera prudente, la vertu de prudence étant l’aptitude à saisir la vérité dans la praxis, c’est-à-dire à reconnaître le moment opportun pour agir, à choisir les moyens proportionnés à une fin et à présenter cette fin dans les moyens, sans oublier les raisons pour lesquelles on agit ainsi. Enfin, la coopération aide le sujet à participer de manière pacifique à l’effort commun, ce qui, dans le contexte contemporain, le conduit à contribuer à la transition vers une société sobre, juste et solidaire.

Ainsi, ces vertus, qui s’ancrent dans une attitude globale nommée considération, forment un ensemble. Les personnes qui les possèdent veillent à ce qu’autour d’elles, chacun ait sa part, que les prix soient justes, que le travail de chacun soit respecté et que les biens communs soient préservés. Ce souci des autres contribue à tisser un lien social et s’oppose à la fondation de ce dernier sur la compétition et sur des valeurs mercenaires. Sobriété, solidarité et convivialité vont de pair.

Concrètement, cela passe par le fait d’encourager les circuits courts dans la distribution des produits alimentaires, par le covoiturage et ­l’entraide, par des services qui ne sont pas marchands, mais aident chacun et favorisent la confiance réciproque en créant aussi de la convivialité. La réorientation de la production, en particulier dans le secteur alimentaire, qui est l’un des piliers de la transition énergétique et écologique, n’est possible que si les individus possèdent ces traits moraux. Être convaincu de la nécessité de promouvoir un modèle plus extensif, de développer l’agro-écologie et d’en finir avec l’élevage en batterie des poules et avec les fermes-usines de cochons ou de vaches ne suffit pas. Avoir ces convictions sans posséder les traits moraux précédemment évoqués conduit à s’en remettre à l’État pour qu’il adopte des politiques volontaristes en matière agricole. Ces mesures sont assurément nécessaires, mais sans l’engagement des individus et leurs initiatives, il sera difficile de changer de modèle agricole.

Il ne s’agit pas seulement de réduire sa consommation ni de rivaliser dans l’ascétisme, surtout quand on défend une approche de la morale qui insiste sur l’importance du plaisir, du bonheur et de l’accomplissement de soi dans la promotion d’un mode de vie plus vertueux. La sobriété signifie que les sujets sont plus libres dans leur désir, car ce qu’ils souhaitent acquérir est dicté par leurs propres besoins et par leurs aspirations profondes et non par les représentations véhiculées par le marché et la publicité. Dans une société où le rapport au monde commun est brisé, où les êtres sont rivés à la production et à la consommation, parce que ce qui est valorisé est exclusivement matériel, où le travail lui-même, en raison de la gouvernance par les chiffres[12], n’offre plus de gratifications, la sobriété n’est pas désirable. Cela est d’autant plus vrai depuis l’effondrement des utopies politiques qui conféraient une épaisseur à l’existence individuelle et un sens à l’engagement collectif. C’est pourquoi il est important que nous élaborions des récits de coopération, qui ne joueront pas le rôle que jouaient jadis les philosophies de l’histoire ni les religions, mais auront pour but de donner aux individus le désir de participer à la réparation du monde.

Le défi énergétique peut être l’occasion de bâtir ce récit de coopération en mettant l’accent non pas sur la quantité, mais sur la qualité, et en valorisant des dimensions de l’existence qui ont été négligées au cours des dernières décennies sous l’effet de la mondialisation et d’une rationalité réduite à la techno-science. Le rapport aux animaux, l’éducation environnementale, la connaissance des écosystèmes, de la biodiversité et des innovations permettant de remplacer les produits animaux dans l’alimentation et la mode peuvent jouer un rôle important dans la formation des individus, en particulier des plus jeunes. De même, la valorisation des campagnes qui ne sont pas seulement des lieux voués à la production industrielle des denrées alimentaires, ni de simples lieux récréatifs pour touristes, est un enjeu majeur. De nombreux jeunes savent que, dans une société post-carbone où l’intelligence artificielle et la robotisation sont en plein essor, les emplois dans certains secteurs seront rares et l’autosuffisance alimentaire un atout majeur. Les représentants politiques devraient accompagner cette aspiration.

L’autonomie des citoyens

L’écologie a toujours été associée à un double objectif visant, d’une part, à donner plus d’autonomie aux collectivités et à décentraliser la production et l’urbanisation, et, d’autre part, à mettre en œuvre des mesures globales qui dépassent même les frontières de la nation et concernent les relations entre les États. La fameuse formule « penser global, agir local », utilisée par René Dubos lors du premier sommet des Nations Unies sur l’environnement en 1972, résume l’esprit du développement durable qui associe la justice sociale, la lutte contre la pauvreté, la prise en compte de la finitude des ressources et la prospérité économique[13].

La réduction de notre empreinte écologique n’a assurément pas de sens si la transition environnementale et énergétique ne touche qu’une minorité d’États. Les négociations internationales doivent également servir à aider les pays les plus pauvres, qui sont ceux qui souffrent le plus de la pollution. Toutefois, c’est toujours sur le plan local que les effets du réchauffement climatique se font sentir. Aucune des solutions préconisées en matière d’efficacité énergétique, de développement des énergies renouvelables, de transports et d’alimentation ne peut être imposée de manière simplement verticale pour la simple raison que ces innovations doivent être adaptées aux différents contextes géographiques et sociaux. Elles nécessitent par conséquent un dialogue constant avec les acteurs. Toute une culture relative au pouvoir et au partage du pouvoir et des responsabilités est à réinventer dans la transition énergétique.

Pour que la transition écologique devienne une réalité, il faut que les États qui ont signé en 2015 l’Accord de Paris mènent des politiques volontaristes en matière d’énergie, de rénovation et d’isolation des bâtiments, d’urbanisation, d’agriculture et d’élevage,  etc. Or les gouvernements ­n’arriveront pas aux résultats escomptés s’ils ne donnent pas des moyens conséquents aux collectivités tout en leur laissant l’autonomie nécessaire à la mise en œuvre de ces politiques exigeantes et innovantes[14].

Dans le contexte actuel, la réaffirmation de la mission du politique, qui est de promouvoir le bien commun, la sécurité, la prospérité, le bonheur et la justice, passe nécessairement par la transition écologique et énergétique et par le fait de porter cette ambition sur le plan national et inter­national, notamment européen. Mais parce que cette transition, compatible avec la prospérité économique et le marché, suppose de remettre en question le rôle des groupes de pression, qui freinent bien souvent les décisions et s’opposent à la régulation de l’économie, les démocraties ont besoin de la résolution des citoyens. Sans l’affirmation par les citoyens de leur autonomie politique, sans leur capacité à s’organiser pour innover, mais aussi pour faire connaître les résultats de leurs expérimentations et témoigner sur la place publique des valeurs et des principes auxquels ils croient, à commencer par la justice, les conditions pour opérer la transition énergétique, garantir la santé environnementale, préserver la biodiversité et la paix, améliorer la condition animale et organiser autrement le travail ne seront pas réunies. Nous continuerons de nous contenter de jolies formules ou de postures, pendant que quelques-uns, profitant du mécontentement général et de la démission du politique, déclareront que la solution à tous nos problèmes, y compris au réchauffement climatique, est un régime liberticide qui leur servira à aggraver les inégalités, les pauvres devenant plus pauvres, pendant que d’autres, soutenus par de puissants lobbys, auront recours à des moyens énergivores pour continuer à consommer sans modération.

 

 

[1] - Nous n’aborderons pas dans cet article la question importante du nucléaire qui ne peut en aucun cas être considéré comme une solution au problème posé par les Ges.

 

[2] - Félix Guattari, Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 1989.

 

[3] - On parle alors du «  passager clandestin  » (free rider). Cette expression, que l’on doit à l’éco-nomiste américain Mancur Olson, désigne l’attitude consistant à profiter du fait que les autres réduisent leur empreinte écologique sans le faire soi-même.

 

[4] - Sur les biais de confirmation qui expliquent que les personnes sélectionnent les informations confortant leur déni, voir George Marshall, Le Syndrome de l’autruche. Pourquoi notre cerveau veut ignorer le changement climatique, trad. par Amanda Prat-Giral, Arles, Actes Sud, 2017.

 

[5] - Corine Pelluchon, Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Paris, Seuil, 2015.

 

[6] - C. Pelluchon, Les Nourritures, op. cit., p. 205-267.

 

[7] - C. Pelluchon, Éthique de la considération, Paris, Seuil, 2018.

 

[8] - Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. par Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1993, p. 95.

 

[9] - C. Pelluchon, Éthique de la considération, op. cit., p. 65-93.

 

[10] - Platon, Lois, V, dans Œuvres complètes, t. 2, trad. par Léon Robin, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque de la Pléiade  », 1943, p. 635-1131.

 

[11] - C. Pelluchon, Éthique de la considération, op. cit., p. 31-37.

 

[12] - Christophe Dejours, Le Travail vivant, 2. Travail et émancipation, Paris, Payot, 2009.

 

[13] - Commission mondiale pour l’environnement et le développement, Notre avenir à tous (Rapport Brundtland), en ligne sur www.diplomatie.gouv.fr.

 

[14] - Tel est l’avis du Conseil économique, social et environnemental : Guillaume Duval et Madeleine Charru, «  Comment accélérer la transition énergétique ?  », février 2018.

 

Corine Pelluchon

Spécialiste de philosophie morale et politique et d'éthique appliquée Corine Pelluchon est professeure de philosophie à l'Université Paris-Est-Marne-La-Vallée. Elle a récemment publié Ethique de la considération (Seuil, 2018).

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