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Official U.S. Navy
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La dissuasion nucléaire a-t-elle encore un avenir ?

La dissuasion par l’arme nucléaire constitue un facteur de paix, mais la tendance actuelle est à l’instabilité stratégique, avec une prolifération nucléaire dans différents pays, la montée en puissance de l’arsenal nucléaire de la Chine et le recours possible à l’arme nucléaire mis en avant par la Russie. Dans ce contexte, la France doit investir pour se doter d’une capacité dissuasive techniquement et politiquement crédible.

L’année dernière, plusieurs événements concomitants ont semblé remettre en cause le principe même de la dissuasion nucléaire, notamment l’escalade verbale entre les dirigeants des puissances nucléaires américaine et nord-coréenne et l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies d’un traité prétendant interdire l’existence des armes nucléaires. Depuis le début de l’année, on assiste à une évolution très différente, mais tout aussi paradoxale : annonces surprises d’une rencontre au sommet entre Donald Trump et Kim Jong-un et d’un moratoire sur les essais nucléaires et balistiques intercontinentaux nord-coréens ; adoption par les États-Unis de la Nuclear Posture Review 2018 qui redonne tout son poids à l’arme nucléaire ; discours martial de Vladimir Poutine mettant en avant l’arsenal militaire sophistiqué dont disposerait la Russie ; remise en cause unilatérale par les États-Unis de l’accord de juillet 2015 sur le programme nucléaire iranien… Face à ce chaos d’événements, cinquante ans après l’adoption du traité de non-­prolifération des armes nucléaires (Tnp), il est indispensable de s’interroger sur l’instabilité stratégique qui domine le monde actuel, de se demander dans quelle mesure l’arme nucléaire reste un facteur de paix et si ce modèle est durable face aux défis à venir.

L’instabilité stratégique dans le monde

Lorsqu’on parle de dissuasion nucléaire, c’est toujours dans le cadre exclusif des relations inter-étatiques ; on doit donc a priori mettre de côté la question du terrorisme, sauf dans le cas du terrorisme instrumentalisé par un État. Au sortir de la guerre froide, les mythes des dividendes de la paix et de la fin de l’Histoire ont émergé en Occident, contribuant à une nette démobilisation des démocraties face aux facteurs de guerre ; parallèlement, on a assisté à l’époque à une évolution des postures nucléaires, celles-ci n’apparaissant plus comme centrales dans les politiques de défense. Un quart de siècle plus tard, le contexte géostratégique a considérablement évolué, et l’on peut affirmer avec Jean-Yves Le Drian que « jamais, depuis la fin de la guerre froide, les divergences, les tensions, le niveau de conflictualité n’ont été aussi élevés dans un monde pourtant plus interdépendant que jamais [1] ». Dans le domaine nucléaire, on observe un double mouvement : d’une part, l’affermissement de nouvelles puissances régionales qui prétendent exercer un rôle mondial au titre de leur (potentiel) statut nucléaire ; d’autre part, une évolution du rôle assigné aux arsenaux nucléaires parmi trois des cinq États membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies.

La prolifération nucléaire est la première tendance lourde, à l’origine d’un certain nombre de crises internationales amorcées au cours des années 1990 (Irak, Corée du nord, Inde, Pakistan) et des années 2000 (Iran, Libye, Syrie). En dehors de l’Inde, du Pakistan et de la Corée du Nord, tous ces programmes, mis à jour, ont été neutralisés avant qu’ils ne puissent se concrétiser ; dans le cas libyen par une action de renseignements menée de concert par les services secrets américains et britanniques en 2003, dans le cas syrien par une action armée israélienne à Der ez-Zor en 2007 (Israël n’a reconnu publiquement cette action qu’en mars dernier). Le Tnp, signé en juillet 1968, a permis de canaliser en partie le mouvement de prolifération et de déjouer les pronostics les plus pessimistes qui avaient cours au début des années 1960 ; pour mémoire, des pays comme la Suède et la Suisse s’étaient engagés sur la voie du nucléaire militaire. Il n’empêche que la prolifération est un mouvement de fond bien réel.

À cet égard, l’évolution du dossier nord-coréen, depuis le premier essai nucléaire en 2006, est particulièrement inquiétante : croire qu’un régime dictatorial puisse se défaire volontairement d’un instrument militaire exceptionnel serait faire preuve d’un optimisme excessif. En tout cas, le dirigeant nord-coréen a déjà obtenu ce qu’il recherchait, à savoir une stature internationale et une victoire diplomatique, qui illustre le rôle du chantage dans la politique internationale, a fortiori pour un État qui possède l’arme nucléaire. Le cas de l’Iran est très différent du fait que ce pays n’a pas accédé à la même capacité et a dû accepter en juillet 2015 les termes du Joint Comprehensive Plan of Action (Jcpoa), qui gèle la dimension militaire de son programme nucléaire au moins jusqu’en 2025. Mais la décision prise le 8 mai dernier par le président Trump est venue déstabiliser le régime de non-prolifération, d’abord en ouvrant la possibilité au régime iranien de se «  libérer  » de ses obligations (qu’il respectait jusque-là, de l’avis même de l’Agence internationale de l’énergie atomique), ensuite en ouvrant un boulevard aux autres États de la région désireux d’accéder à la même capacité nucléaire… tout en exerçant une pression maximum sur le régime nord-coréen pour qu’il se conforme aux règles du Tnp (traité auquel il avait appartenu avant de s’en retirer) ! En filigrane, c’est la question du respect et de la fiabilité de la parole donnée par les États qui est en cause ; dans un autre registre, il y a eu le précédent des garanties de sécurité données à l’Ukraine en 1994 en échange de son renoncement à l’arme nucléaire[2].

L’évolution du rôle assigné aux arsenaux nucléaires par les puissances nucléaires historiques, les « États dotés » selon la terminologie du Tnp (de fait, les cinq États membres permanents du Conseil de sécurité), est la deuxième tendance lourde. On constate d’abord une montée en puissance à marche forcée de l’arsenal nucléaire (mais aussi conventionnel) de la Chine depuis le début du xxie siècle, portée par une croissance de grande ampleur de son budget militaire et par une stratégie de dissuasion qui inclut aussi les armes conventionnelles modernes, les cyberattaques, voire la militarisation de l’espace. En tout état de cause, du côté chinois, le niveau de nucléarisation possible d’un conflit a été abaissé, c’est-à-dire que le recours à l’arme nucléaire est envisagé plus rapidement qu’auparavant.

Parallèlement, on observe une réévaluation du rôle assigné aux armes nucléaires chez les deux superpuissances nucléaires. Cette tendance est très nette en Russie depuis une quinzaine d’années, a fortiori depuis ­l’offensive armée russe en Ukraine en 2014 et l’annexion de la Crimée. Les exercices militaires menés par les forces armées russes n’hésitent plus à mettre en exergue le recours possible et rapide à l’arme nucléaire en cas de conflit, conventionnel ou non. Cette stratégie répond au concept de « de-escalation », apparu au tournant de l’année 2000 au moment où Vladimir Poutine accédait au pouvoir : il prévoit une escalade en cas de conflit pour forcer l’adversaire à la désescalade[3]… Depuis le début des années 2010, la stratégie nucléaire russe inclut des composantes non nucléaires et non militaires, selon un triptyque dissuasion nucléaire, dissuasion non nucléaire, dissuasion non militaire (qui concerne des mesures politique, idéologique, économique ou scientifique)[4]. Ces trois niveaux, censés rendre plus flexible la posture militaire russe, présentent le risque de rendre floue la doctrine d’emploi de l’arme nucléaire ; ils pourraient provoquer une escalade rapide en cas de conflit, ne serait-ce que par une mauvaise interprétation par l’une des parties des intentions de l’autre.

Du côté américain, la Nuclear Posture Review (Npr), rendue publique aux États-Unis en février 2018, exprime la volonté de répondre fermement à ce qui est perçu comme une diminution du seuil d’emploi de l’arme nucléaire du côté russe, mais aussi au non-respect des engagements internationaux de ce pays, en particulier l’application du traité Intermediate Nuclear Forces (Inf) de 1987 (cette critique est retournée par la partie russe). La nouvelle posture américaine prône la modernisation de l’outil nucléaire et une évolution de la doctrine en faveur d’une stratégie plus souple et mieux adaptée aux circonstances, se démarquant par conséquent très nettement de celle de la présidence Barack Obama (notamment le discours de Prague de 2009 en faveur d’un monde dénucléarisé), puisqu’elle prône ouvertement un réarmement nucléaire des États-Unis.

L’arme nucléaire, facteur de paix
dans un monde instable

Depuis son apparition en août 1945, l’arme nucléaire n’a cessé de faire l’objet d’une question de fond : est-elle un facteur de paix ou un facteur d’instabilité ? Le débat ne s’est jamais tari, que ce soit au temps de la guerre froide ou dans le monde d’aujourd’hui. Les opposants à l’arme nucléaire font valoir a minima l’absence de preuve du caractère opératoire de la dissuasion nucléaire. C’est oublier que tout au long de la guerre froide, l’Urss a disposé d’une supériorité militaire conventionnelle écrasante en Europe et que l’arme nucléaire a, par son caractère inhibiteur (dû à sa capacité de concentrer la puissance), empêché le régime soviétique de passer à l’acte à l’encontre des démocraties occidentales.

Du côté français, la pertinence de la dissuasion nucléaire réside historiquement dans le concept des intérêts vitaux, publiquement formalisé dans le Livre blanc sur la défense nationale de 1972. Ce document faisait valoir que la dissuasion repose sur « une commune intelligence » par les adversaires de la démesure du risque encouru en cas de passage à l’acte, en raison de la puissance du nucléaire et de la détermination de l’autorité politique qui la détient. L’idée qui prévalut à l’époque, et qui n’a jamais été remise en cause depuis, est que cette stratégie ne s’applique que dans le cas d’une agression directe à l’encontre des « intérêts vitaux » de notre pays. Il y a deux décennies, ce concept a fait l’objet d’un partenariat stratégique entre la France et son allié britannique, l’autre puissance nucléaire d’Europe occidentale, avec la Déclaration des Chequers[5] ; cette déclaration bilatérale, d’une grande portée pour la défense commune des deux pays, n’a d’ailleurs pas été remise en cause par le Brexit. Dans le même esprit, la France fait valoir que sa force de dissuasion contribue à la sécurité de l’Europe (et à celle de l’Alliance atlantique). Dans le contexte de dégradation sécuritaire que connaît le continent européen et d’uni­latéralisme américain en pleine croissance, la question de l’élargissement de la dissuasion nucléaire française à l’Europe va immanquablement se reposer dans de nouveaux termes, à brève ou moyenne échéance. C’est ce que suggérait Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, lorsqu’il utilisa en janvier 1995 l’expression de « dissuasion concertée [6] ». Mais l’idée fut sans lendemain, eu égard au rôle attribué par la plus grande partie des États membres à l’Otan et à la dissuasion élargie américaine… et faute d’un projet d’envergure en matière de défense européenne.

Si le facteur nucléaire est un élément de stabilité, c’est précisément lié à sa capacité à multiplier la puissance dans les relations internationales. Le président François Hollande l’a très bien résumé lorsqu’il a déclaré : « La France est l’un des rares pays au monde dont l’influence et la responsabilité se situent justement à l’échelle planétaire. Parce que la France peut exercer ses responsabilités. Parce que chacun sait que lorsque la France parle, elle peut passer à l’acte. Et les forces de dissuasion permettent de garantir que les engagements internationaux de la France seront toujours honorés, même si l’emploi de l’arme nucléaire n’est concevable que dans des circonstances extrêmes de légitime défense [7]. » Toutefois, lorsque la «  ligne rouge  » qu’il avait lui-même fixée dans le dossier des armes chimiques syriennes fut franchie en 2013 et qu’il n’y eut pas de riposte conventionnelle de sa part, la crédibilité du processus décisionnel fut remise en cause. De ce point de vue, la décision du président Emmanuel Macron de passer effectivement à l’acte en avril dernier a permis de rétablir la posture ; dans la grammaire de la dissuasion, la détermination du décideur politique à appliquer ses engagements est fondamentale. Mais cela suppose « que l’inacceptable puisse être acceptable par le décideur [8] ».

Si le facteur nucléaire est un élément de stabilité, c’est précisément lié à sa capacité à multiplier la puissance dans les relations internationales.

Cette dimension politique a été au cœur d’un colloque qui s’est tenu en octobre dernier à la Bibliothèque nationale de France, rassemblant des praticiens et des historiens de la dissuasion nucléaire[9]. Il fut ainsi rappelé que, pour le général de Gaulle, la décision de doter les armées françaises de la capacité nucléaire était un moyen d’accéder à la panoplie des grandes puissances, car tant qu’on ne la détient pas on peut être soumis à leur chantage. Certains pourraient rétorquer ici que ce qui était valable pour la France hier le serait également pour la Corée du Nord et l’Iran (entre autres) aujourd’hui… Mais le Tnp fonde précisément la légitimité dans ce domaine, en distinguant les États dotés (avant le 1er janvier 1967) des États non dotés d’armes nucléaires ; cette interdiction étant compensée par un accès facilité au nucléaire civil. D’ailleurs, un pays comme l’Afrique du Sud – qui avait produit six armes nucléaires du temps de l’apartheid – les a démantelées au début des années 1990 et a rejoint le régime du Tnp ; c’est bien une preuve que cette dynamique positive existe.

L’action en faveur du désarmement nucléaire est inscrite dans ­l’article 6 du Tnp[10], mais dans ce domaine, trois des cinq États dotés sont aujourd’hui loin d’être vertueux. À cet égard, si le traité bilatéral New Start (qui expire en 2021) vise à réduire de manière importante l’arsenal déployé de la Russie et des États-Unis (avec un plafond de 1 550 armes nucléaires stratégiques), ce plafond reste élevé et ne tient compte ni des armes non déployées, ni des armes tactiques. Il en va tout autrement pour les deux puissances nucléaires européennes : la Grande-Bretagne, qui a sacrifié en 1998 l’une de ses deux composantes nucléaires, pour ne garder que la composante sous-marine ; la France, qui a réalisé un effort très important en matière de désarmement, puisque son arsenal nucléaire a été réduit de moitié depuis la fin de la guerre froide (il s’élève aujourd’hui à moins de 300 têtes). Qui plus est, notre pays est la seule puissance nucléaire à avoir démantelé son site d’essais nucléaires (le Centre d’expérimentation du Pacifique) et à avoir supprimé sa composante sol-sol balistique (au plateau d’Albion). Le seuil de « stricte suffisance », qui est au cœur de la doctrine nucléaire française, permet de disposer d’un nombre d’armes nucléaires adapté à la crédibilité de la dissuasion. De manière emblématique, plusieurs hommes d’État français, de Pierre Mendès France à François Mitterrand, en passant par Maurice Bourgès-Maunoury, ont par le passé mis en avant l’importance du facteur nucléaire comme moyen de créer un « fait accompli », afin d’avoir quelque chose à négocier dans le cadre du désarmement.

Le nucléaire face à de nouveaux défis stratégiques

Si l’on peut estimer que l’arme nucléaire reste un facteur de paix dans le monde d’aujourd’hui, certains ne préconisent pas moins son bannissement. C’est l’objectif poursuivi en particulier par une coalition d’Ong regroupée au sein de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (Ican), qui a reçu le prix Nobel de la paix en octobre 2017. Son action a été à l’origine du vote par l’Assemblée générale des Nations unies en juillet précédent d’un traité d’interdiction des armes nucléaires, qui vise à bannir la production, la possession, le stockage, le transfert, le déploiement, la menace d’emploi ou l’emploi des armes nucléaires. Si ce traité a déjà été signé par plusieurs dizaines d’États membres, les principaux intéressés (les États dotés) n’y souscrivent pas. Lorsqu’il aura été ratifié (par cinquante États), ce traité «  entrera en vigueur  », mais il n’aura pas de portée réelle, sauf à venir percuter le Tnp, qui prévoit déjà la question du désarmement nucléaire. La question de fond que ne posent pas les abolitionnistes est précisément celle de la stabilité du monde dans l’hypothèse où l’arme nucléaire serait interdite, si tant est qu’il soit possible de la «  désinventer  » et de garantir la disparition définitive de programmes clandestins. Par un effet mécanique, une telle éventualité donnerait un avantage décisif à la puissance conventionnelle, aux détenteurs d’autres armes de destruction massive (chimique et biologique), pourtant bannies, ainsi qu’aux armes de haute technologie, à commencer par l’arme cyber. De surcroît, que peut-on attendre d’un traité interdisant les armes nucléaires quand le processus de maîtrise des armements est déjà complètement enrayé (« Disarmageddon », titrait The Economist en avril 2018)? Gardons en mémoire que Robert Oppenheimer milita après la Seconde Guerre mondiale en faveur d’une autorité mondiale chargée du contrôle de l’énergie atomique, tout en ne se faisant aucune illusion sur la perspective de la mise hors la loi de l’arme atomique… et de la guerre en général[11].

Pour un État doté comme la France, plusieurs défis se posent à terme pour garantir la crédibilité de sa force de dissuasion. Le premier défi est technologique : être doté d’une capacité dissuasive opératoire, cela signifie disposer de têtes nucléaires et de vecteurs performants et fiables, de telle manière que le décideur politique a la garantie qu’ils franchiront les systèmes de défense adverses (l’éternelle dialectique de l’épée et du bouclier). Le défi technologique est d’autant plus important que, depuis 1996, la France s’est engagée dans le programme Simulation, dont ­l’objectif est de garantir – sans recours aux expérimentations nucléaires en vraie grandeur – le fonctionnement et la sûreté des armes nucléaires. La France est aujourd’hui le seul pays au monde à garantir ses têtes nucléaires grâce à la simulation. Il s’agit ensuite d’adapter les vecteurs (et les porteurs) de la dissuasion nucléaire aux évolutions des défenses adverses ; c’est ainsi que le missile M 51-3 dotant les sous-marins nucléaires devra entrer en service en 2025, le missile air-sol moyenne portée de 4e génération dotant les avions bombardiers dix ans plus tard. Ce défi concerne aussi d’autres domaines des hautes technologies, susceptibles d’être utilisées pour contourner la dissuasion. À cet égard, une course de fond est engagée avec la Chine en matière de calcul haute performance et d’intelligence artificielle, avec la Russie pour le contrôle d’Internet (en particulier à travers la technologie Blockchain), et avec ces deux pays dans les domaines de l’hypervélocité des missiles et de la militarisation de l’espace.

Le second défi est politique. Dans les démocraties occidentales, contrairement aux régimes autoritaires, la tendance naturelle des populations n’est pas d’accorder la priorité à la défense de leur modèle de société. Le risque est toujours grand d’une démobilisation rapide sur ces questions. Aujourd’hui, la dissuasion nucléaire française compte pour 0, 17 % du Pib ; le ratio coût/gains générés en termes de sécurité collective (la protection des intérêts vitaux) est exceptionnel. Demain, l’adaptation technologique de cet outil de défense nécessitera un effort financier important, d’autant plus indispensable qu’il ne concernera pas exclusivement les composantes nucléaires, mais aussi les autres capacités militaires. L’ensemble forme en effet un tout cohérent : par exemple, les avions ravitailleurs servent en priorité les Forces aériennes stratégiques, mais sont aussi indispensables à des missions conventionnelles.

Dans un paysage géostratégique où les dépenses militaires mondiales ont atteint en 2017 leur plus haut niveau depuis la fin de la guerre froide, la vigilance doit rester de mise. Le «  jeu  » de la puissance et des rapports de force internationaux restera prégnant. La politique chinoise du fait accompli en mer de Chine méridionale n’est qu’un volet d’une stratégie délibérée et progressive consistant à prendre des positions dominantes (physiques, commerciales, financières,  etc.) partout dans le monde. Plus près de nous, la stratégie offensive de la Russie s’exprime à la fois sur le terrain militaire classique (Géorgie, Ukraine, Syrie…), dans le domaine de la guerre de l’information (cyberattaques, désinformation…), voire sur des terrains plus hybrides (politique du cheval de Troie, actions de déstabilisation politique, terrorisme d’État…). Sans tomber dans le catastrophisme, les signaux d’une résurgence possible de la guerre en Europe s’allument plus qu’ils ne s’éteignent.

À cet égard, les sanctions économiques imposées par l’Union européenne à la Russie depuis 2014 ont montré leurs limites. Et comme le souligne Jean-Marie Guéhenno, la fermeté est la condition du dialogue avec la Russie : « L’enjeu est donc lourd: il faut persuader la Russie de cesser d’exploiter par la force militaire les ambiguïtés d’un système international déstructuré, sans aller jusqu’à une rupture qui débouche sur le choc des nationalismes [12]. » L’enjeu est d’autant plus fondamental que les membres européens de l’Alliance atlantique font aujourd’hui face à une supériorité conventionnelle de la Russie aux frontières de ce pays. Le président Poutine fait monter la pression, comme lors de son discours sur l’état de la Russie début mars dernier, en menaçant de déployer de nouveaux systèmes d’armes nucléaires (missiles de croisière intercontinentaux, drone sous-marin,  etc.) et, par conséquent, de relancer la course aux armements nucléaires… qui est également envisagée par la Nuclear Posture Review de 2018. En filigrane, c’est le spectre d’un recours rapide au nucléaire pour gérer ­l’escalade qui se profile, et donc d’une guerre limitée. Or la dissuasion de la guerre – qui est le propre de la stratégie française – doit être évidemment privilégiée à la dissuasion dans la guerre[13]. Mais cette dissuasion ne peut être efficiente que si elle est crédible, à la fois sur le plan technique et sur le plan politique.

En conclusion, la dissuasion nucléaire ne peut être pensée en dehors d’une interrogation éthique. Il est possible de condamner l’accès à l’arme nucléaire au nom de ce principe, mais on ne peut nier son rôle dimensionnant dans les relations internationales, ni la réalité du consensus politique en France sur la question[14]. En 1963, Esprit s’insurgeait contre ceux qui ­s’opposaient à la bombe atomique française pour des raisons humanitaires tout en comptant sur la protection de l’arme nucléaire américaine, jugeant que c’était là « une attitude répandue, mais foncièrement immorale [15] ». Vingt ans plus tard, au pic de la crise des Euromissiles et de la vague pacifiste qui secoua l’Europe occidentale au début des années 1980, Paul Thibaud dénonçait un pacifisme déconnecté de la réalité de la menace pesant sur les démocraties[16]. L’exigence de lucidité qu’il rappelait alors est d’une actualité criante dans le monde d’aujourd’hui. La dissuasion nucléaire contribue efficacement à rendre plus stable un système international déstructuré, et la France doit prendre toute sa part à cette stabilisation, en préservant l’outil militaire le mieux adapté pour le faire, tout en continuant à promouvoir activement l’application – dans toutes ses dimensions – du traité de non-prolifération nucléaire.

 

[1] - Jean-Yves Le Drian, «  Le système international est entré en révolution  », Revue des deux mondes, mai 2018, p. 122 ; voir également le dossier consacré par Esprit au «  nouveau désordre mondial  », août-septembre 2014, et en particulier l’article du regretté Pierre Hassner, «  Feu (sur) l’ordre international ?  ».

 

[2] - Voir Nicolas Roche, «  L’interventionnisme de M. Poutine en Ukraine remet en cause l’ordre nucléaire  », Le Monde, 11 mars 2014.

 

[3] - Voir Kristin Ven Bruusgaard, “Russian strategic deterrence”, Survival, vol. 58, no 4, International Institute for Strategic Studies, août-septembre 2016.

 

[4] - Pour mémoire, dans le cas français, la stratégie de dissuasion est exclusivement nucléaire.

 

[5] - Selon cette déclaration, faite en octobre 1995 par le président Jacques Chirac et le Premier ministre John Major, il n’existe pas de situation dans laquelle « les intérêts vitaux de l’un de nos deux pays, la France et le Royaume-Uni, pourraient être menacés sans que les intérêts vitaux de l’autre le soient aussi ».

 

[6] - Esprit s’était interrogé sur ce point dès 1963 dans un éditorial, « Le choix », Esprit, décembre 1963, p. 874.

 

[7] - Discours du président François Hollande prononcé sur la base d’Istres, le 19 février 2015.

 

[8] - Intervention du général Bruno Maigret, chef de la division «  nucléaire  » à l’État-major des armées, dans le cadre du séminaire «  Pourquoi la dissuasion ?  » du Centre interdisciplinaire d’études sur le nucléaire et la stratégie à l’Ens-Ulm, le 14 février 2018.

 

[9] - Ces contributions figurent dans l’ouvrage Résistance et Dissuasion. Des origines du programme nucléaire français à nos jours, sous la direction de Céline Jurgensen et Dominique Mongin, à paraître au 2e semestre 2018 aux éditions Odile Jacob.

 

[10] - Cet article indique en effet que « chacune des Parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ».

 

[11] - Robert Oppenheimer, «  Le contrôle international de l’énergie atomique  », Esprit, janvier 1947.

 

[12] - Jean-Marie Guéhenno : «  Il faut rester ferme avec la Russie  », Le Monde, 26 avril 2018. Voir également François Thom, Comprendre le Poutinisme – Pour sortir du mensonge, Paris, Desclée de Brouwer, 2018, ainsi que Timothy Snyder, The Road to Unfreedom: Russia, Europe, America, Londres, Bodley Head, 2018.

 

[13] - Pour reprendre la distinction faite par Corentin Brustlein dans «  La guerre nucléaire limitée : un renouveau stratégique américain  », Études de l’Ifri, novembre 2017, p. 38.

 

[14] - C’est ainsi que dans son article «  La bombe française est pour bientôt  » (Esprit, juillet-août 1959), Henri Chazalet reconnut, l’année précédant le premier essai nucléaire français, que le pourcentage des Français favorables à l’arme nucléaire avait augmenté dans des proportions importantes avec le retour au pouvoir du général de Gaulle. Il mentionna le sondage dont la question était la suivante : « êtes-vous favorable à la construction d’une bombe atomique française? » Si seulement 27 % répondirent affirmativement en décembre 1957, ils étaient 44 % à le faire un an plus tard ; pour mémoire, en avril 2017, la part des Français interrogés qui considèrent la dissuasion nucléaire crédible pour prévenir une éventuelle agression contre la France s’élève à 72 %.

 

[15] - «  Le choix  », Esprit, décembre 1963, p. 864.

 

[16] - Paul Thibaud : «  Au-delà du pacifisme  », Esprit, juillet 1983, p. 76.

 

Dominique Mongin

Docteur en histoire, enseignant à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et à l’École normale supérieure (ENS-Ulm), il est notamment l’auteur d’une Histoire de la dissuasion nucléaire depuis la Seconde Guerre mondiale (Archipoche, 2021).

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