
La guerre en Ukraine et l’ère de l'éco-géopolitique
La transition écologique s’impose désormais comme un enjeu géopolitique, qui génère non seulement des conflits, mais recompose également en profondeur les équilibres internationaux. En ce sens, la guerre menée par Vladimir Poutine en Ukraine est d’abord une guerre de l’énergie, qui met fin à un arrangement stratégique entre les États européens et la Russie autour du gaz et du pétrole.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie bouleverse à la fois les consciences, le cours du monde et le cours de la pensée. Ce type d’événement conduit une évolution à son terme, mais ouvre en même temps une autre séquence historique. Cet avenir importe plus que le passé qui s’efface. L’objectif de cet article est de participer à la construction d’un référentiel, susceptible de trouver une logique à ces événements et d’ouvrir un débat sur l’impact des contraintes environnementales sur les conflits, en cours et à venir1. La décision du gouvernement russe d’entrer en guerre, les menaces proférées, les exactions commises, les destructions opérées, ont réactivé en Europe le risque nucléaire comme horizon de toute réflexion responsable2.
Il s’agit ici d’élucider ce risque existentiel que l’Ukraine ferait courir à la Russie au point que ses dirigeants actuels se croient contraints de se défendre en attaquant. Cette guerre est principalement interprétée à partir de l’histoire régionale, mais l’enjeu concerne le futur de la Russie, ainsi que l’environnement biophysique dans lequel la Russie s’est historiquement développée, qu’elle exploite et qui subit actuellement des transformations irréversibles.
Dans un contexte de déconstructions et de transitions multiples, la guerre d’Ukraine illustre le cas, tragique mais typique, d’un affrontement entre deux modèles de société au dépend d’un pays tiers. Les régimes autoritaires et totalitaires font sans cesse la promotion de leur avantage comparatif sur les démocraties, instables, empêtrées dans leurs institutions et leurs valeurs politiques, incapables de désigner l’ennemi et de se mobiliser contre lui. Cette guerre n’est pas simplement un affrontement entre régime néo-totalitaire et régime dit démocratique. Le niveau actuel d’incertitude est si élevé que l’avantage compétitif d’un régime institutionnel réside dans sa capacité à produire des connaissances sur la situation dans laquelle se trouve une société, afin de concevoir et d’opérer les multiples réformes nécessaires à son adaptation. Les critères d’adaptabilité et d’innovation l’emportent ainsi sur les critères d’ordre et de concentration de l’information et de la décision.
Un ajustement éco-géopolitique périmé
En 2002, Pierre Hassner diagnostiquait que l’état du monde avait atteint un niveau de complexité que les institutions nationales et internationales ne pouvaient plus contrôler : « À long terme, la complexité du monde se vengera3. » La guerre est censée réduire la complexité en désignant l’ennemi, en figeant les conflits intérieurs, en muselant les dissidences : elle fixe un but (conquérir) et une méthode (intimider, détruire). Les pays membres de l’OTAN sont eux-mêmes divisés. Les raisons invoquées par Vladimir Poutine importent peu : il entend suspendre la complexité le temps d’une guerre. Il l’aggrave au contraire. À moyen terme, l’enjeu réel de cette guerre, ce sont les liens entre les pays fondateurs de l’OTAN et les membres de l’Union européenne, non pas pour faire face à la Russie mais pour répondre aux contraintes environnementales croissantes sur les systèmes économiques et sociaux. La transition environnementale multiplie les conflits, mais elle ouvre en même temps un avenir qui en transforme les termes.
Cette situation met en place une nouvelle géopolitique. Les raisons, les enjeux et les conséquences de cette guerre sont aussi à chercher au niveau où s’articulent une géo et une éco-politique, qui préfigure un monde transformé par les contraintes environnementales. Ce niveau est l’interface entre les régimes économiques et sociaux et l’environnement biophysique. Une évolution de long terme a atteint ici un seuil critique : en cinquante ans, les crises de l’énergie des années 1970 se sont transformées en une transition environnementale irréversible. L’enjeu est l’accès aux ressources naturelles, d’abord la production et la distribution de l’énergie pour les pays industrialisés, mais aussi un contrôle par l’approvisionnement alimentaire des pays engagés dans un développement dont ils ne maîtrisent pas les paramètres. Le champ de bataille est d’abord l’énergie, qui constitue l’enjeu et l’instrument d’une guerre située à l’intérieur de l’environnement biophysique que les nations ont en commun, qu’elles se répartissent et exploitent. Autant qu’une ressource, l’énergie incarne un pouvoir et des rapports de force4.
Ce niveau d’analyse requiert une autre intelligence des sociétés, de leurs interactions avec l’environnement et du traitement des conflits. On est loin de l’Ukraine. L’affrontement entre les deux blocs consiste, pour chacun, à priver l’autre des ressources nécessaires à sa soutenabilité, aux conditions de son développement. De nombreux commentateurs insistent sur la dépendance structurelle des pays européens au gaz et au pétrole russes. Le régime politique mis en place par Vladimir Poutine peut justifier sa décision d’envahir l’Ukraine, mais d’un point de vue éco-géopolitique, elle est irrationnelle. À partir des années 1990, les gouvernements russes successifs doivent financer la refonte de leur économie et de l’État, ainsi que des structures administratives et sociales nécessaires au redéveloppement d’un empire surdéterminé par l’immensité de son territoire. Une première géopolitique de l’énergie avait pris forme dans les années 1960. Au milieu des années 1980, l’URSS était devenue le premier producteur mondial de pétrole ; elle disposait alors des plus importantes réserves mondiales de gaz naturel. Son démantèlement a profondément désorganisé ce secteur stratégique, et ce n’est que vers 2018 que la production, désormais sous le contrôle direct du président Poutine, a retrouvé un niveau équivalent à celui du milieu des années 1980.
La géopolitique du régime russe avait alors complètement changé : le but était d’exploiter les ressources naturelles pour les commercialiser dans les pays d’Europe de l’Ouest, afin de financer la reconstruction d’une puissance russe affaiblie. Il en résulte une dépendance de long terme à l’exportation des matières premières, mais aussi un ajustement de l’État, de l’économie, des agrégats de pouvoir, à cette dépendance. Cette solution semblait mutuellement bénéfique : le gouvernement russe fournissait aux Européens, à un prix stable, les quantités de gaz et de pétrole dont ils avaient besoin, l’interdépendance commercial étant le gage d’une relation stable et pacifiée entre la Russie et les pays de l’Union européenne. Dans ce contexte, les questions de sécurité devenaient secondaires pour les Européens, y compris le rôle de l’OTAN et le rôle des États-Unis en Europe. Le soutien des gouvernements américains successifs paraissait garanti aux gouvernements européens, même si les États-Unis traversent depuis les années 2000 des évolutions qui rendent leur devenir incertain. L’invasion de l’Ukraine invalide cet ajustement.
Sur le continent européen, deux systèmes se sont ajustés l’un à l’autre jusqu’à devenir complémentaires, chacun apportant à l’autre les conditions de son développement. Les Russes fournissaient le gaz et le pétrole, les Européens fournissaient les devises. Une règle tacite s’est imposée : chaque camp renonçait à intervenir dans les affaires internes de l’autre. Le gouvernement russe entendait gérer à sa guise les revenus du gaz et du pétrole. Cet ajustement mutuellement bénéfique entre deux types de régime politique reposait sur un quiproquo, qui devait tôt ou tard refaire surface : il ouvrait implicitement sur une convergence. C’est le nœud du conflit : quand le mur de Berlin tombe, l’Union européenne anticipe à terme une convergence. C’est aussi ce que prévoyait Vladimir Poutine, mais pour l’exclure5. Dès 2008, depuis l’élargissement de l’OTAN aux anciens pays du bloc soviétique, Poutine considère que l’engagement n’est plus respecté. Lorsqu’en 2014, la révolte de la population ukrainien, soutenue par des pays européens et les États-Unis, chasse le gouvernement pro-russe, Vladimir Poutine dispose d’une preuve qu’une dynamique de convergence menace l’identité russe. Une voie vers la guerre est ouverte.
La guerre d’Ukraine de 2022 a bien pour objectif de bloquer tout virus de démocratisation dans le monde russe. D’un point de vue géopolitique, le gouvernement russe poursuit un double objectif existentiel : premièrement, faire entériner par le risque de guerre la pleine légitimité du régime politique russe ; deuxièmement, préserver les conditions de l’accord énergétique en place. Vladimir Poutine l’a répété : la Russie n’a pas le choix. Pour les pays de l’Union européenne, membres de l’OTAN, la dépendance énergétique est devenue une entrave à leur souveraineté, un risque existentiel : eux non plus n’ont pas le choix. Poutine traite l’asymétrie sur le modèle de l’addiction : le fournisseur, dealer et maître-chanteur, suppose le client en situation de faiblesse, de manque. Il peut tenter de se libérer et trouver un autre fournisseur, il reviendra finalement à celui qui lui garantit la continuité du produit à moindre coût. En vérité, la situation s’est inversée : le maître du jeu est le fournisseur des devises, pas du produit. La Russie entend préserver la dépendance de l’Europe, l’Europe entend s’en affranchir.
Les contraintes environnementales changent la donne
L’émancipation des pays européens de la dépendance énergétique russe n’est pas le retour de la guerre, mais la disruption environnementale, dont le changement climatique est le signe immédiat. L’objectif principal des Européens est de s’assurer que leur transition énergétique se produira au rythme de leurs contraintes économiques, politiques et sociales internes. Poutine ne contrôle pas cette situation. L’Union européenne dispose de l’échelle, de la diversité, des connaissances et des ressources financières pour opérer et gérer cette mutation. Les pays actuellement membres de l’Union qui s’opposeraient à ce découplage avec la Russie de Poutine devront finalement choisir entre sortir de l’Union, ou engager une réforme politique.
Le président russe menace de fermer les vannes ? Comment la Russie pourra-t-elle satisfaire ses addictions aux devises étrangères, alimenter ses réseaux d’allégeance et de corruption ? Écouler le gaz et le pétrole dans un marché déjà constitué exigera des rabais importants, qui pourraient à terme conduire au rachat de certains groupes énergétiques par la Chine ou l’Inde. L’arrivée massive du gaz et du pétrole russes va désorganiser le marché mondial de l’énergie : les autres pays producteurs devront ajuster leur volume de production pour maintenir leurs revenus. Elle ralentira la transition énergétique des pays qui tenteront de différer des réformes politiquement risquées. Elle pourrait permettre de réduire certaines hausses actuelles des carburants observées dans le monde. Le pétrole que la Chine achètera à la Russie à moindre coût sera autant de pétrole disponible sur le marché mondial. On imagine les filières et les trafics en train de se mettre en place pour répondre aux besoins européens dès l’automne 2022.
L’avenir du régime russe est devenu incertain. La distance structurelle entre les pays européens et la Russie s’exacerbe. Le régime russe peut tenter de détruire l’Ukraine, mais il ne peut pas défendre la Russie actuelle parce que les pays qui l’attaquent ne sont pas dans la même séquence de l’histoire mondiale. Pour la Russie, les États du Golfe et d’autres encore, les revenus pétroliers permettent et permettront momentanément de financer des régimes politiques anachroniques, corrompus et oppresseurs, destructeurs de l’environnement. Dans le cas européen, la réduction progressive des importations énergétiques en provenance de la Russie contraint d’accélérer la transition énergétique, y compris en redéveloppant la filière nucléaire.
Pour l’Union européenne, les coûts de cette substitution sont très élevés, mais ils peuvent être assumés et justifiés par une forte augmentation de la valeur ajoutée produite et distribuée à travers les sociétés s’y engageant : amélioration des conditions de vie, réduction des pollutions, adaptation des logements et des configurations urbaines, nouvelles gammes de produits industriels et de grande consommation, nouveaux modes d’organisation du travail et des activités productives (y compris agricoles), de circulation, de communication et de transport, de formation et de loisir, dans une stratégie de limitation, voire de décélération, du réchauffement climatique. Toute l’interface entre les systèmes socio-économiques et l’environnement est remise en chantier. Les mêmes problèmes et les mêmes solutions sont en cours d’élaboration, aussi bien au Japon, en Corée du Sud et à Singapour, en Australie et en Nouvelle-Zélande, que dans les régions les plus avancées d’Amérique du Nord. Cette dynamique n’est pas une simple coalition des pays les plus riches : ces États disposent des compétences et des ressources permettant d’engager cette transition mais ils savent qu’ils ne peuvent atteindre ces objectifs existentiels qu’en intégrant à cette dynamique un nombre croissant de nations en une sorte de mosaïque dont on ne connaît pas la figure définitive.
Où conduit cette éco-géopolitique ?
Cette dynamique prend forme dans différentes régions du monde. La Russie de Vladimir Poutine n’en fait pas partie : elle est prise au piège de son système institutionnel autoritaire, du phantasme impérial qui domine son histoire. Tous les empires sont différents, mais tous sont concernés par le cas russe que la guerre d’Ukraine permet d’analyser. La Chine du Président Xi soutient actuellement la Russie au nom d’une solidarité des empires autoritaires anti-américains. Mais cette Chine n’entend pas être exclue de la dynamique des sociétés industrielles avancées : elle compte s’y faire une place pour tenter d’en influencer l’évolution. L’addiction de la Russie actuelle est une dépendance systémique à l’exploitation de ressources naturelles supposées infinies, depuis l’or et les diamants jusqu’au gaz et au pétrole, assurant selon les estimations disponibles environ 60 % des revenus de l’État6. À terme, ces revenus ne garantissent pas la stabilité du régime politique, économique et social : l’impact environnemental de cette économie, combiné au réchauffement climatique, conduit à une augmentation des coûts d’exploitation et de transport de ces ressources. De plus, dans un État autoritaire et centralisé, ces revenus sont gérés au profit d’une minorité de la population. Ils entretiennent l’appareil d’État et ses corruptions, ainsi que l’appareil militaire. Mais ils ne parviennent pas à financer les politiques sociales dont dépendent les populations, ni la gestion des immenses territoires dont l’État russe a la charge. Les classes éduquées ne veulent pas être enfermées dans la Russie de Poutine : par leurs compétences et leurs convictions, par leurs modes de vie et de consommation, elles vivent déjà dans une sorte d’Europe, celle où s’efforcent de vivre les Ukrainiens.
Poutine est entré en guerre, alors que la taïga brûle et que la démographie russe s’effondre7, que le permafrost fond, que les villes et les infrastructures du Grand Nord et de Sibérie, construites sur ce sol gelé, vacillent, alors que les flux de méthane libérés par le réchauffement accélèrent le changement climatique8. À la question « Pourquoi Vladimir Poutine fait-il la guerre ? », on tient alors une réponse forte. Comme ses prédécesseurs, il est entré en guerre quand il a compris que son régime conduisait la Russie dans une impasse dont elle ne peut pas s’extraire. Il a beau menacer, agresser, détruire, massacrer, il ne peut pas nier, arrêter ou freiner les contraintes environnementales en train de transporter le monde vers une autre étape de son évolution.
Poutine a compris que la Russie est et sera une des principales victimes du changement climatique. Elle n’est pas le seul État concerné : la Chine, mais aussi les États-Unis le sont tout autant. Partout dans le monde, des catastrophes environnementales se produisent et s’intensifient. Le non-sens des motifs invoqués par l’actuel régime russe prouve que les transformations permettant de répondre effectivement aux contraintes environnementales exigent au préalable une refonte des agencements politiques, économiques et sociaux. Ce n’est pas une question de valeurs ou d’idéologie, mais d’abord de science, de connaissances à produire et à disséminer, de législations à négocier, de populations à associer dans des décisions transformatives. Cette reconfiguration est encore à concevoir : elle pose des problèmes encore difficiles à conceptualiser. En revanche, le but est clair : prendre en compte la diversité des écologies afin de trouver, à leur niveau, des modes d’organisation économique, sociale et politique permettant de concevoir, négocier et mettre en œuvre des réponses adaptées. En somme, l’enjeu est d’inventer un nouveau type de démocratie. Cet enjeu concerne aussi l’avenir de la Russie : l’impasse de la guerre d’Ukraine voulue par Vladimir Poutine conduit le pays à un nouveau seuil de son histoire. Il est une nouvelle fois contraint de se réinventer. Transformer le régime politique russe est toujours une opération périlleuse. Mais ce n’est pas un saut dans l’inconnu : le traitement les contraintes environnementales ouvre et guide cette réinvention.
L’impasse actuelle de la Russie et sa réinvention à venir posent des questions radicales, qui vont transformer le monde. Qu’est-ce qui fonde aujourd’hui la légitimité de la souveraineté d’un État sur les populations et le territoire qu’il contrôle ? La question a désormais un double sens. Sa réponse moderne est la capacité de cet État d’assurer aux populations les différents services, protections et libertés pour lesquels des institutions politiques sont établies. Mais dès aujourd’hui, et surtout demain, qu’est-ce qui garantira à un État la légitime propriété des ressources naturelles se trouvant sur son territoire ? C’est d’abord l’usage qu’en fait le gouvernement en place et les bénéfices qu’en retirent les peuples vivant dans cet État. La transition environnementale introduit une autre dimension : peut-on considérer qu’une entité politique dispose légitimement d’un droit exclusif d’exploiter, au seul profit du gouvernement en place, des ressources naturelles nécessaires au bien-être de l’humanité ? De ce point de vue, l’étendue des corruptions, la répartition des profits, les modes d’exploitation et les pressions politiques exercés par le régime de Vladimir Poutine mettent en cause la légitimité des usages des ressources naturelles se trouvant sur le territoire de l’actuelle Russie. Les États prédateurs sont ceux dont les régimes politiques s’approprient, pour leur seul bénéfice, des ressources naturelles qui restent un bien commun de l’humanité.
Cela ne veut pas dire que les États doivent renoncer à toute propriété des ressources naturelles se trouvant dans leur sous-sol. Mais les contraintes environnementales croissantes conduisent à formuler un principe qui deviendra, tôt ou tard, un domaine majeur de recherche, de débats et de négociations, mais aussi de conflits violents. Ce principe inverse une évolution constitutive de la formation et du développement des États souverains : l’usage de ces ressources, leurs modes de valorisation et d’exploitation, de commercialisation et de distribution, devront répondre à des critères exprimant ce statut de bien commun, afin de préserver des équilibres écologiques et sociaux locaux, et d’assurer une régulation mondiale des contraintes environnementales. Acquérir par la force, par des contrats ou des « traités inégaux », des biens qui sont la seule ressource d’une nation, que ce soient des terres arables, des mines d’uranium, des métaux rares, des ressources halieutiques, des nappes phréatiques ou des êtres humains, devient injustifiable. Si l’évolution vers un tel principe de soutenabilité est bloquée, l’humanité risque de s’engager dans des conflits sans limites. Ce n’est pas une question d’éthique ou un principe humanitaire, c’est l’enjeu politique d’un monde transformé par les contraintes climatiques, exigeant une nouvelle gestion des ressources et des populations afin d’assurer la soutenabilité des écologies et la survie des groupes humains.
Une Russie à venir
La guerre d’Ukraine préméditée et déclenchée par Vladimir Poutine pose donc des problèmes nouveaux, que nous apprenons dans l’urgence à formuler et à traiter collectivement. Si ces problèmes conduisent à des conflits insolubles, les sociétés humaines seront confrontées à la limite de leur développement. L’enjeu est donc d’abord de reconnaître la nécessité de construire des configurations politiques adaptées à ces événements. Déjà dans les années 1970, les recherches et les débats ouverts par la première crise de l’énergie et des matières premières avaient généré un grand intérêt pour le droit de la mer et l’exploitation des fonds marins9. Des innovations conceptuelles et institutionnelles majeures avaient été réalisées, toutes bloquées par l’administration Reagan et le tsunami néolibéral des années 1980. Elles avaient pour but de dépasser l’opposition entre compétition et coopération pour traiter des inégalités de fait10. Elles sont autant de pistes à réactiver. La transition environnementale intensifie les conflits entre les nations, parce que les contraintes qui s’imposent à tous renforcent massivement les inégalités de condition et de situation. Par son immensité, par ses vastes ressources naturelles et les difficultés de les exploiter tout en préservant les écologies, la Russie concentre toutes les convoitises, toutes les divisions et toutes les tensions du continent eurasiatique. Le rôle et le sens de la Russie dans le monde ont changé. Le régime instauré par Vladimir Poutine ne peut maîtriser, ni s’opposer à ce changement. La Russie n’est déjà plus le nom et l’espace de ressources à exploiter en vertu de la puissance du souverain ou de l’État. La Russie devient le nom et le lieu d’écologies multiples à préserver au nom de l’humanité. C’est même, pourrait-on dire, le sens moral ou spirituel d’une Russie à venir.
- 1. Voir Alain-Marc Rieu, Managing knowledge, governing society. Social theory, research policy and the environmental transition, Londres, Routledge, 2022. Notre analyse repose sur les acquis de cet ouvrage et poursuit un autre projet, développé sur l’enjeu et le sens de la catastrophe de Fukushima.
- 2. Voir Marc Finaud, « Guerre en Ukraine et armes nucléaires : de quoi faut-il avoir peur ? », IDN-France, 23 mai 2022.
- 3. Communication, European Union Institute for Security Studies, Cahiers de Chaillot no 121, propos recueillis par Daniel Vernet, Le Monde, 20 septembre 2002 (en ligne).
- 4. Voir Alain-Marc Rieu, “Energy transition: concept/project: A point of view from science studies and political theory”, (halshs-01213204). Wieviel ist uns Energiewende wert? Zur integration einer internationalen Wertedebatte, ACATECH, München, J.H Röll Verlag, March 2016, p. 145-172.
- 5. Voir Zbigniew Brzezinski, Le Grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde (1997), Paris, Hachette, 2011. Voir en particulier le chapitre 4 sur la Russie, « le trou noir ». Le problème aujourd’hui est plutôt « L’Europe et le reste du monde ».
- 6. Voir Thane Gustafson, Klimat: Russia in the Age of Climate Change, Cambridge, Harvard University Press, 2021. Selon des données datant de 2019, les revenus du pétrole (188 billions de dollars) assurent 44 % de la valeur des exportations russes, le gaz n’assurant que 12 %. Au total, les hydrocarbures génèrent 56 % des revenus produits par les exportations, et financent 39 % du budget fédéral.
- 7. C’est une des causes de la déportation en Russie de milliers d’Ukrainiens. Voir Bruno Tertrais, « Pourquoi l’Ukraine est importante pour la Russie : le facteur démographique », Institut Montaigne, 11 février 2022 (en ligne).
- 8. Voir Sophie Pinkham, « A hotter Russia », New York Review of Books, 23 juin 2022. L’article porte sur l’ouvrage de Thane Gustafson cité plus haut.
- 9. Voir Elliot L. Richardson, “Law of the Sea”, Naval War College Review, Vol. 32, no 4, 1979. En 1991, alors qu’il préparait le Congrès de Rio sur l’environnement et le développement, l’auteur a étendu ses analyses aux problèmes environnementaux : il y voyait la base d’un « nouvel ordre mondial ». Voir Elliot L. Richardson, “Prospects for the 1992 Conference on the Environment and Development: A New World Order”, J. Marshall Law Review, vol. 25, 1991.
- 10. L’innovation principale était la distinction entre les zones d’exploitation exclusive des nations maritimes et la haute mer, conçue comme le bien commun des États membres de l’ONU, y compris les pays sans accès à la mer. L’idée était d’établir une instance indépendante, l’Entreprise, chargée d’organiser et de réguler l’exploitation des fonds marins en répartissant équitablement les bénéfices entre les nations.