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Fictions conceptuelles et comédies assumées. Avant-goûts de rentrée à Locarno

octobre 2007

Avant-goûts de rentrée à Locarno

Après Cannes, Locarno a fêté en août la soixantième édition de son festival, et présenté en avant-première nombre des films de cette rentrée. Depuis 1946, la Suisse s’enorgueillit de célébrer sur les bords du lac Majeur « les nouveaux talents et les nouvelles tendances du cinéma mondial ». Une rétrospective des films et des réalisateurs découverts à Locarno était là pour rappeler que la carrière internationale de beaucoup de grands cinéastes a commencé ici : Mike Leigh, Hou Hsiao-hsien, Raúl Ruiz, Marco Bellocchio, Edward Yang, Claude Chabrol, Fredi M. Murer. Après soixante-deux années d’existence (en soustrayant les deux éditions annulées dans les années 1950, on arrive bien aux 60 bougies soufflées cette année) et un bilan si glorieux, l’édition 2007 aura sans doute déçu. Les projections en plein air sur la splendide Piazza Grande ont certes rencontré un franc succès, et les sélections parallèles (la Semaine de la critique suisse et Open Doors Maghreb, en particulier) offert leur lot de découvertes (en particulier des documentaires1). Mais la compétition internationale, cœur du festival, affichait, elle, une fadeur d’ensemble. On s’est donc réconforté de la faiblesse des ressources narratives des fictions en course pour le Léopard d’or en admirant quelques documentaires inspirés, et en joignant notre rire à celui des 6 000 spectateurs réunis chaque soir sur la Piazza Grande.

Il y a sans doute un paradoxe à voir le cinéma de divertissement retrouver ses lettres de noblesse dans un festival aussi cinéphile et sérieux que Locarno. Mais, de ce paradoxe, on se réjouit d’autant plus qu’il n’a pas empêché la reconnaissance d’une veine conceptuelle du cinéma mondial, primée dans tous les départements de la compétition. Léopard d’or, prix de la mise en scène et prix spécial du jury, ont récompensé des films abstraits traitant de thèmes sombres : difficultés de la mémoire (Memories de Haroun Farocki, Pedro Costa et Eugène Green), splendeurs et misères de la condition humaine (Capitaine Achab de Philippe Ramos), renaissance après un drame (Ai No Yokan, Pressentiment d’amour de Masahiro Kobayashi).

Pressentiment d’amour, une guérison du cœur sous un regard froid

Au dixième et dernier jour de festival, après la projection du douzième long-métrage en compétition, on dressait un constat un peu triste : combien de scénarios se ressemblent à s’y méprendre ! Comment comprendre que des films pourtant venus de tous les continents (à l’exception, triste et habituelle, de l’Afrique) se conforment presque tous à l’un ou l’autre de ces trois schémas : amours adolescentes (le garçon a les nerfs à vif, la jeune fille plus sage l’apaisera) ; épouse et mère courage, qui se sacrifie pour les siens ; destins brisés d’êtres exploités ou humiliés ? Qu’est-ce qui pousse ces jeunes réalisateurs à prendre une caméra, et finalement à raconter des histoires semblables au moyen d’images vaguement nouvelle vague (caméra à l’épaule, décors naturels…) ? Il faut sans doute incriminer la frilosité des producteurs, et le manque de soutien dont souffrent les jeunes metteurs en scène dans la plupart des pays, pour expliquer leur tendance à s’abriter derrière des arguments de téléfilm (c’est flagrant dans le cas des productions allemandes et autrichiennes), à négliger la musique et, finalement, à jeter des comédiens sous-dirigés dans des situations sous-écrites. Ce conformisme désolant renvoie en particulier aux difficultés de production des premiers films, dans la plupart des pays. Il faudra sans doute y revenir.

En offrant au public un panel fort sélectif de la production mondiale, le festival de Locarno donne à voir les vraies faiblesses de l’industrie cinématographique. Or, c’est dans le domaine de l’écriture du scénario et dans celui de la musique de film que le niveau moyen des films nous a semblé le plus bas, et dans ces domaines que les écarts d’un film à l’autre sont les plus sensibles. On apprécie d’autant plus la musique de Capitaine Achab de Philippe Ramos (signée Pierre-Séphane Meugé, Olivier Bombarda et Tonio Matias, sortie prévue fin 2007), qui mêle des matériaux aussi variés que Mazzy Star et Gabriel Fauré, quand on a supporté plusieurs heures de ronflements d’orchestre soulignant en continu les émotions des personnages.

Dans ce contexte morose, le palmarès consensuel arrêté par le jury tient de la position de repli. Il récompense trois films qui, chacun à leur manière, tendent vers un cinéma conceptuel, où la matière importe moins que la manière, mise au service d’idées (davantage que du récit).

Le Léopard d’or remporté par le Japonais Masahiro Kobayashi récompense un film presque expérimental, qui affronte sans détour le désespoir d’un père et d’une mère qui ont chacun perdu leur fille dans un même drame. La fille de la jeune femme a tué sa camarade de classe, la fille du protagoniste masculin. Chacun survit en s’entretenant dans une routine laborieuse. À la manière des frères Dardenne, Kobayachi filme ses personnages sur leur lieu de travail, dans leurs tâches quotidiennes. Le père de la victime, interprété par Kobayashi lui-même, a quitté Hokkaido pour travailler dans une fonderie en milieu rural. Il se lève, mange, conduit, travaille, se baigne, lit Une journée d’Ivan Denissovitch. La mère de la jeune meurtrière travaille, elle, dans la cafétéria qu’il fréquentait avant de quitter la ville. Elle œuvre en cuisine, en parfaite zombie : casse des œufs, prépare des mets, lave la vaisselle. Leurs routines parallèles révèlent des existences brisées, écrasées de douleur. Le réalisateur de Bashing (2006) filme le temps qui passe sans cicatriser les blessures : les mêmes gestes répétés à l’infini, saisis par les mêmes plans, dans un silence que rien ne trouble jusqu’à la rencontre finale des protagonistes, qui augure une déviation et un espoir peut-être. Kobayashi fait fi de toute progression dramatique. Il ne sacrifie ni au « rythme » censé soutenir l’attention du spectateur, ni aux effets qui suscitent, habituellement, notre identification ou notre empathie. Le cinéaste se tient rigoureusement au dispositif répétitif qu’il a choisi, sans s’inquiéter de l’ennui du spectateur. Et, progressivement, il impose une vision radicale du processus de guérison qui intéresse ses personnages.

Leur « renaissance » ne doit rien ni au libre arbitre, ni à leurs décisions et actions conscientes. Elle semble suspendue au hasard et au temps qui passe. En sorte que les ressorts du mécanisme vital demeurent mystérieux. Dans Secret Sunshine (sortie le 17 octobre), Lee Chang-dong place au cœur de la reconstruction de son personnage féminin (qui doit surmonter la mort de son mari puis la disparition de son fils) la foi, puis le rejet de la religion. Qu’est-ce qui fait qu’un être survit à un drame d’une telle ampleur ? Comment l’alchimie de la renaissance se produit-elle ? Kobayashi affronte ces questions avec humilité, en soumettant sa mise en scène à l’absurdité des gestes accomplis tous les jours mécaniquement, à la lisière du non-sens. Ce choix de filmer le quotidien de personnages meurtris ressemble à un hommage. On y lit une manière de s’incliner devant l’opacité des êtres, pour transmettre une admiration nue. Kobayashi évite de sonder les motifs de ses personnages, et retourne l’interrogation vers le spectateur, soumis à une véritable épreuve morale. Est-on prêt à accepter que la vie triomphe, que le désir renaisse chez des êtres meurtris ? On pourra être saisi par la force de ce drame tout en retenue, être bouleversé par cette expérience limite de cinéma, louer l’obstination avec laquelle le cinéaste résiste aux trompettes de la mise en intrigue, ou au contraire juger que l’expérience, aux confins de la monotonie et de l’ennui, n’en vaut pas la peine. Reste la joie de voir un film qui bouscule intelligemment les conventions et déjoue nos attentes de spectateur.

Memories et Capitaine Achab : deux explorations des limites du médium cinématographique

Le prix spécial du jury est revenu à un film qui se libère des contraintes du médium cinématographique par d’autres voies. Memories, le projet digital du festival coréen de cinéma de Jeonju, est composé de trois courtsmétrages réalisés par Haroun Farocki (Respite), Pedro Costa (The Rabbit Hunters) et Eugène Green (Correspondances). Avouons-le tout net : on voit mal l’unité de ce triptyque. Costa et Green signent des opus parfaitement obscurs, dont la beauté vaine se développe à distance du regard du spectateur. Au contraire, Farocki n’a de cesse d’encourager le public à interroger le statut des images qui lui sont présentées. Le cinéaste a exhumé des archives muettes du camp de transit nazi de Westerbork (Pays-Bas), d’où partirent des convois de déportés vers Bergen-Belsen et Auschwitz : images commandées par l’officier qui dirigeait le camp, afin de montrer les détenus au travail ou dans leurs loisirs. En voix off, le réalisateur s’interroge sur ces images de propagande, qui témoignent de l’utopie nazie de rééduquer les détenus pour former un nouvel ordre social, et qui constituent les dernières images d’un peuple en sursis. Le montage passionnant qui en résulte pose un jalon essentiel dans le travail de mémoire des cinéastes sur les camps nazis. Le noyer dans cet ensemble hétéroclite, c’est risquer de perdre son sens, fin et fragile.

Aux antipodes de telles réalisations digitales où l’image perd en profondeur, le cinéaste français récompensé par le prix de la mise en scène et le prix de la critique internationale (Fipresci), Philippe Ramos, explore ce symbolisme que le cinéma partage avec les autres arts. Sans relâche, il sonde les moyens dont dispose le cinéma pour l’exprimer. Le résultat est une fresque « librement inspirée de Moby Dick d’Herman Melville », qui regarde autant vers la littérature (par le chapitrage, les textes lus en voix off, les dialogues écrits) que vers la peinture. Comme Pascale Ferran s’inspirant de Lady Chatterley et l’homme des bois de D. H. Lawrence, Ramos a pris toutes les libertés avec le texte de Melville. Il développe un récit décalé par rapport au roman, centré sur l’enfance du capitaine Achab. En amont des aventures narrées par Melville, le cinéaste a imaginé l’enfance du redoutable chasseur de baleine. Une suite d’épisodes, et autant de chapitres, détaillent la jeunesse d’Achab, les blessures et les déceptions qui ont forgé son tempérament de chasseur obsessionnel. Alors que dans son adaptation du roman, John Huston magnifiait l’élan prométhéen qui pousse Achab dans sa quête de la baleine blanche et sa dimension blasphématoire, alors qu’il faisait jouer à Gregory Peck le rôle d’un demi-dieu au regard hypnotique, Ramos construit un personnage d’enfant proche de nous : orphelin élevé par un chasseur (Jean-François Stévenin), puis jeune homme épris de liberté et déçu par les femmes. Ramos investit dans la forêt toute la puissance de fascination que la mer aura, plus tard, pour Achab. On devine que les conditions de production du film rendaient difficile un tournage en mer (dont les coûts extravagants avaient d’ailleurs épuisé, en son temps, les crédits dont disposait Huston). Ramos retourne la contrainte en une invitation à envisager autrement l’univers du roman. L’idée de tourner en forêt et d’ancrer dans ce décor le rapport premier d’Achab à la nature fonctionne admirablement. Dans sa partie pastorale, le film s’appuie sur une pléiade de comédiens qui (comme chez Houston) sont autant de « gueules », sur des décors et des accessoires minimalistes et symboliques (une jarre, un bout de ficelle, et un grand couteau attendent Achab dans la cabane de forêt où il se réfugie : « de quoi vivre » en somme), sur une lumière jaune et ombrée qui évoque (comme le technicolor de Houston) les peintres flamands. La réussite globale de cette recréation cinématographique de Moby Dick repose, enfin, sur la densité de la voix off qui accompagne de bout en bout le spectateur. Elle parvient à évoquer irrépressiblement Melville, sans le citer ni le singer. Ces commentaires placent le film à une juste distance du roman original : ni traduction, ni reprise. Ils imposent un ton et un univers qui prolongent Moby Dick. À côté du roman de Melville et des images qu’il suscitait, Ramos pose ses textes et ses images, comme autant de divagations à la fois rigoureuses et inspirées.

Memories d’Eugène Green, Pedro Costa et Haroun Farocki, Ai No Yokan, Pressentiment d’amour de Masahiro Kobayashi, et Capitaine Achab de Philippe Ramos représentent trois tentatives pour s’abstraire du matériau cinématographique : par l’image digitale, par les archives filmées, par le dépouillement des plans et la répétition des scènes, et par le symbolisme littéraire. Mais, de ces trois opus, seul celui de Ramos nous a vraiment émue ; peut-être parce que, par-delà l’amour de la littérature et de la peinture, il communique une foi solide dans le cinéma et dans ses ressources expressives.

Des rires et des larmes sur les pavés de la Piazza Grande

Une domination aussi massive du cinéma conceptuel dans la compétition internationale avait le mérite de laisser le champ libre à la sélection de la Piazza Grande pour montrer en première mondiale des films commerciaux assez honorables, que nous découvrons cet automne en France : entre autres, la comédie musicale pro-noirs et progros d’Adam Shankman avec John Travolta Hairspray (sortie le 22 août), En cloque, mode d’emploi de Judd Apatow (sortie le 10 octobre), Planète Terreur de Robert Rodriguez (sortie le 14 août). À côté de ces divertissements, la place pavée bordée de palais italiens accueillait également des films à grand spectacle, destinés à un public familial : policiers, films d’action, drames familiaux ou sentimentaux sur fond historique. En sorte qu’un large public pouvait presque chaque soir applaudir un divertissement de qualité : The Drummer de Kenneth Bi, qui commence comme un film de mafia hong-kongais et vire à l’hommage rendu aux tambours traditionnels zen de Taïwan, La vengeance dans la peau de Paul Greengrass (sortie le 12 septembre), Waitress (sortie le 5 septembre) d’Adrienne Shelly qui retourne habilement des situations de mélodrame en arguments comiques, sur le thème de la desperate housewife flanquée d’un mari débile et d’un boulot de serveuse abêtissant.

Dans cette programmation, trois films se détachent. Dans des registres comiques divers, ils ont tous atteint leur cible à Locarno : Joyeuses funérailles de Frank Oz (prix du public Ubs, sortie le 19 septembre), J’ai toujours voulu être un gangster de Samuel Benchétrit (sortie prévue en février 2008) et Mon frère est fils unique de Daniele Luchetti (sortie le 12 septembre). Les deux premiers opus sont des comédies bâties sur des modèles traditionnels fort efficaces : la comédie noire et le film à sketches. Sur la foi d’un scénario de comédie noire britannique typique, où le loufoque se dispute au macabre, Frank Oz a obtenu le concours de comédiens de théâtre époustouflants, capables de jouer les effets dévastateurs de l’acide sur un col blanc anglais et de rendre virevoltant le complot sordide qui se trame dans les coulisses de funérailles solennelles dans une famille d’aristocrates guindés. Ewen Bremner, Peter Dinklage, Matthew Macfadyen, Kris Marshall, Alan Tudyk, Rupert Graves, ne lésinent pas sur les moyens pour singer la haute société anglaise. Le réalisateur met sa science de la comédie au service de ses personnages. Dès l’ouverture, ils sont d’ailleurs campés avec une redoutable efficacité. Durant les dix premières minutes, on rencontre l’enfant chéri, le jeune prodige, Robert, égoïste et suffisant mais dont les succès littéraires font la fierté de la famille, Daniel, le cadet, « bon fils » qui aspire à être reconnu, et leur cousine, Martha, qui tente de masquer le comportement excentrique de son fiancé, Simon, qui a accidentellement avalé une pilule hallucinogène. Au final, on n’est pas très fier d’avoir ri pêle-mêle des homosexuels, des drogués, des handicapés et des vieux. Ce soir-là, lorsque les lumières des projecteurs se sont rallumées sur la Piazza Grande, les gens se regardaient les uns les autres, étonnés et rassurés de lire sur le visage de leur voisin le même plaisir un peu béat, un peu coupable. N’est-ce pas l’un des bienfaits de la comédie que de nous pousser à nous interroger sur ce dont nous rions ensemble ? Avec Oz, qui a commencé sa carrière dans le Muppet Show, on sent qu’on est dans les mains d’un fin (?) manipulateur.

Comédies traditionnelles et nouveaux fleurons de la comédie italienne

Le film de Samuel Benchétrit, J’ai toujours voulu être un gangster, rend hommage aux comédies à sketches italiennes autant qu’aux films burlesques de l’époque du cinéma muet, et mélange les références avec bonheur. Il orchestre quatre groupes de personnages comiques, qui se croisent dans la même cafétéria de bord d’autoroute : un braqueur amateur (Edouard Baer) qui choisit pour victime une apprentie braqueuse (Anna Mouglalis), deux kidnappeurs qui enlèvent une adolescente suicidaire à qui ils aimeraient rendre le goût de vivre (Bouli Lanners et Serge Larivière), deux chanteurs sur le retour (Alain Bashung et Arno), et cinq retraités décidés à regoûter aux joies du braquage (Jean Rochefort, Laurent Terzieff, Jean-Pierre Kalfon, Venantino Venantini, Roger Dumas. Belle brochette de grands comédiens !). Les épisodes se suivent et alignent les clins d’œil au jeu outré du burlesque, au comique de geste des films muets, aux vieux malfrats des comédies italiennes. Les échecs et les mésaventures de la troupe d’escrocs rythment une comédie à la fois efficace et rétro, à l’image du noir et blanc qui fonctionne comme un argument de mise à distance comique sans virer au tic passéiste ou maniéré.

De ces soirées, on retient surtout le triomphe réservé au film italien sorti en France le mois dernier, Mon frère est fils unique, de Daniele Luchetti. En août, il caracolait déjà en tête du box-office italien, à côté des blockbusters américains (plus de 6 millions d’euros de recettes et plus d’un million de spectateurs enregistrés le 15 août), et les deux jeunes comédiens (Elio Germano et Riccardo Scamargio) étaient déjà des stars dans leur pays. En traversant le lac Majeur, le film n’a rien perdu de son efficacité, qui ne repose sur aucune grosse ficelle comique. La comédie joue ici de finesse et d’histoire. Elle s’inscrit dans la tradition italienne récente des films qui racontent la vie et les amours d’un groupe de jeunes gens traversant les bouleversements politiques et sociaux de l’Italie des années 1960-1970. Les scénaristes de Romanze Criminale (de Michele Placido) et de Nos meilleures années (de Marco Tullio Giordana), Stefano Rulli et Sandro Petraglia, ont réalisé une fresque enlevée, le portrait de deux frères aux engagements politiques opposés (l’un est communiste et l’autre fasciste), qui grandissent dans une haine réciproque féroce et dans l’adoration de la même femme. L’engagement politique des protagonistes ne détourne pas le film de l’étude de caractères. En adoptant le point de vue du frère ingrat, surnommé « La Teigne », le récit prend une voie difficile. On pense au précédent célèbre créé par Les poings dans les poches de Marco Bellocchio (1965), qui plongeait dans une famille italienne en adoptant le point de vue de son membre le plus violent et le plus instable, le cadet. Comment faire partager la fascination de La Teigne pour le Duce ? Par exemple, en redonnant vie à une Italie dévastée par la guerre et la crise du logement. En voyant le rêve de La Teigne de donner un logement décent à toutes les familles de son village, on pense à Umberto D. de De Sica (1952), et aux chefs-d’œuvre du néoréalisme qui décrivent les conditions de vie de la classe ouvrière italienne d’après-guerre. Luchetti, qu’on avait découvert en France avec Le porteur de serviette (1991), réussit son pari et nous rend le personnage attachant. Quand la chanson du générique de fin évoque un « gentil garçon », un « ange », on est tout prêts à coller sur cette description le sourire poupin de La Teigne.

  • 1.

    Il aurait fallu évoquer le troublant long-métrage documentaire réalisé par une jeune cinéaste allemande d’origine russe, Alexandra Westmeier, Seul entre quatre murs (prix de la Semaine de la critique suisse). La force et l’urgence de son propos ont brisé net le ronron festivalier. La jeune femme a eu la belle idée de revenir dans sa région d’origine, aux confins de l’Oural, et d’interroger six garçons (entre 8 et 16 ans) partageant la même chambrée dans un immense pensionnat pénitentiaire pour jeunes délinquants. Patiente, attentive et tendre, elle recueille leurs témoignages sur leur délit et leur parcours de petit et parfois de grand criminel, et réalise un bouleversant document sur la pauvreté et la délinquance en Russie. Malheureusement, aucun distributeur ne s’est porté acquéreur des droits du film à cette heure, et les chances de le voir un jour en France (plus encore en Russie) sont minces.

Élise Domenach

Élise Domenach est professeure en études cinématographiques à l'École Nationale Supérieure Louis-Lumière. Elle a récemment dirigé L’écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma (ENS Éditions, 2021). Elle est également l’autrice de Le paradigme Fukushima au cinéma. Ce que voir veut dire (2011-2013), paru chez Mimesis en 2022.…

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