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Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors. Relatum, 1970/2019. Pierre et verre. Pierre h : 70 cm, plaque de verre, 240 x 300 x 1,9 cm. Courtesy Kamel Mennour. © Lee Ufan. Et From Point, 1977. Colle et pigment minéral sur toile. 182 x 22
Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors. Relatum, 1970/2019. Pierre et verre. Pierre h : 70 cm, plaque de verre, 240 x 300 x 1,9 cm. Courtesy Kamel Mennour. © Lee Ufan. Et From Point, 1977. Colle et pigment minéral sur toile. 182 x 22
Flux d'actualités

La leçon d’économie de Lee Ufan

Habiter le temps, au Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 30 septembre 2019

juillet 2019

L’économie comme rapport au monde nous met en alerte sur l’erreur, voire la folie, qu’il y a à le considérer comme un objet de consommation.

Une touche de peinture à même un mur, dans une première salle, une pierre posée sur une plaque de verre, dans un second espace[1]. On ne peut guère être plus économe de gestes que Lee Ufan en matière de création, au moment où d’autres engagent une débauche de moyens ou de signes pour retenir l’attention. L’art tel que le conçoit Lee Ufan est l’offrande de cette économie-là : sans surcharge, sans encombrement, sans excès, comme une retenue, un suspens…

Un silence offert pour prendre la mesure de ce qui est à la fois le plus fugace et le plus dense : le présent, le lieu qui réunit ce que nous trouvons à notre disposition sans avoir à le produire – la pierre – et ce que nous fabriquons et qui n’existe que parce que nous le fabriquons – le verre.

Le lieu, aussi, où se croisent l’éternité et l’instant. L’éternité concentrée dans les choses : qui peut dire, en la voyant, l’âge d’une pierre et qui sait tout ce dont elle a été, sinon témoin, du moins contemporaine ? L’instant du regard que nous portons sur ce qui se présente à nous, ou qui nous est présenté.

Même dans la simple touche de peinture sur un mur ou sur une toile, bien souvent, la pierre qui nous précède est là, dans les pigments broyés qui donnent leur couleur à l’acrylique[2]. L’art de Lee Ufan se noue dans cette présence silencieuse, dans le geste qui la pose, qui la dispose, qui la met à disposition. Présence de la matière, mais également du corps qui en décide, de telle ou telle façon. Cette économie de l’art de Lee Ufan s’oppose, discrètement, mais non moins radicalement, au mouvement de dématérialisation, de virtualisation, dans lequel se laisse glisser notre époque. Pour autant, il y a de l’invisible, car l’art, rappelle-t-il, s’il produit du sensible et du sens, n’est pas à proprement parler visible. Les œuvres le sont, comme des choses, avec leur masse, leur volume, leurs dimensions, qu’il s’agisse de pierre, de métal, de peinture, de coton, de verre…

L’économie, c’est littéralement l’ordonnancement de l’oikos, le lieu que l’on habite, le foyer vital, autrement dit un rapport au monde pour vivre. Pour Lee Ufan – dont l’art se nourrit à la fois de phénoménologie et de sa culture asiatique, coréenne, mais aussi japonaise –, ce rapport au monde commence par une écoute, une contemplation du monde, qui remet fortement en cause l’idée qu’on puisse se l’approprier. Le monde n’est pas à notre disposition comme une matière étrangère à nous-mêmes que nous pourrions consommer, dont nous pourrions user comme d’une chose. Nous en sommes partie prenante d’une manière beaucoup plus intense et profonde que nous le pensons en général. Nous entretenons avec le monde une relation constante et vitale ; il agit sur nous bien plus encore que nous agissons sur lui ; nous sommes avec lui. Le geste artistique de Lee Ufan se tient là, dans cette ambivalence de la relation que nous avons avec le monde, qui est aussi une relation que le monde entretient avec lui-même. D’où le fait que nombre des œuvres de Lee Ufan ont pour titre Relatum, relation, rapport… Encore faut-il entendre le rapport tout autant comme l’intervalle, l’interstice, la distance, la distinction nécessaires pour que chaque entité, chaque être, chaque chose, conserve sa singularité, sans être purement et simplement absorbée dans du même. C’est pourquoi Lee Ufan déploie des variations de ses dispositifs, comme s’il cherchait à manifester la pluralité des rapports.

Certaines de ses œuvres font intervenir une forme d’aléa dans son propre geste créateur : il introduit la possibilité du « vent » dans la création, dans des séries intitulées From Winds ou With Winds. Le vent, c’est l’extériorité. « Je dis toujours que je ne suis pas omnipotent, que la relation avec l’extérieur est déterminante dans le processus. » Le rapport est donc aussi une tension, entre l’idée de celui qui fait œuvre et le monde, un jeu subtil d’écoute et de résistance qui appelle à « garder en éveil une capacité de découvrir », sans non plus se démettre de sa responsabilité d’artiste.

Cette découverte de l’économie comme rapport au monde nous met en alerte sur l’erreur, voire la folie, qu’il y a à le considérer comme un objet de consommation, comme une simple carrière de ressources et d’énergies dont nous pouvons user pour accomplir ce que notre esprit conçoit pour répondre à nos besoins, à nos appétits, à nos passions, à nos craintes. Mais elle indique simultanément que nous devons rester modestes lorsque nous pensons devoir et pouvoir préserver le monde : nous ne sommes pas en position, quels que soient les moyens que nous avons pu concevoir par la science et le calcul, d’être les maîtres du monde. Le réduire à un « environnement », à l’idée qu’il serait simplement autour de nous, à portée de mains, de regards, ou même d’instruments, est une manière de ne pas en prendre la mesure. Le monde est infiniment trop grand et trop complexe. L’infini n’est d’ailleurs pas une caractéristique du monde, mais son être même, malgré sa finitude. Comme l’écrit Lee Ufan dans un de ses Fragments : « Ce n’est pas l’univers qui est infini, mais l’infini qui est l’univers. »

Peinture à l’eau sur les pierres, 1998, vallée Hakone. © Atelier Lee Ufan et tous droits réservés

 

En ce sens, l’œuvre et l’art de Lee Ufan sont largement en avance sur notre époque, où l’humanité mondialisée, industrielle et financière peine à prendre pleinement conscience de ses limites autant que des effets désastreux de ses excès. Ce n’est pas l’économie, au sens premier, qui est coupable, mais plutôt l’absence d’une économie véritable. Ce qu’il faut mettre en cause, c’est l’hubris d’une humanité qui s’est installée dans un rapport au monde sur le mode de la prédation, en même temps que dans l’illusion de la maîtrise – aveuglement stupéfiant sur la condition humaine, orgueil démesuré… C’est bien l’hubris qu’il faut combattre ou du moins contenir, cette force qui ne trouve pas sa limite, qui la refuse, qui s’impose, comme force, par elle-même et pour elle-même, et qui ne se manifeste pas seulement dans l’économie, puisqu’elle peut investir tous les rapports que nous expérimentons.

Mais d’où vient cet aveuglement ? Peut-être moins de la volonté de ne pas voir que de l’éblouissement, de la fascination de ce qui est le plus immédiatement visible, le plus immédiatement sensible. D’un envahissement du regard et des sens par ce qui brille et retentit, par ce qui crie et qui va vite, quand il faut prendre le temps du silence, de l’observation lente et posée, de la pénombre… Dans une magnifique vidéo qui clôt l’exposition du Centre Pompidou-Metz, Lee Ufan s’explique longuement sur son travail et sa conception de l’art. Or il est remarquable qu’il parle le plus souvent les yeux clos, comme s’il cherchait à voir au-delà du visible, comme s’il devait descendre en lui-même pour communiquer ce qui l’habite – une manière plus sage d’habiter le temps. Comme s’il voulait se soustraire à des stimulations trop fortes, trop prégnantes, trop évidentes[3]. Ce n’est pas qu’il se pose en modèle, mais plutôt qu’il cherche la manière d’être… un être humain[4]. Et là encore, vient le rapport, la relation : « L’ego est impuissant seul, il s’enrichit par le contact avec la nature, avec autrui, ou tout autre chose, ce qui le mène à une certaine universalité. » Avant de conclure : « Être moi-même, je n’y ai jamais pensé. » Ne l’a-t-on pas vu, en 1998, poser des touches de pinceau avec de l’eau sur des pierres dans la vallée d’Hakone au Japon, la trace de sa touche de peintre s’effaçant à mesure que le soleil brillait ?

 

[1] Lee Ufan – Habiter le temps, au Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 30 septembre 2019.

[2] Comme le note Jean-Marie Gallais, commissaire de l’exposition du Centre Pompidou-Metz, dans le catalogue.

[3] On est tenté d’écrire « trop évidantes », au sens où ces sensations fortes produisent un vide, par l’effacement des sens plus subtils, plus nuancés, mais aussi plus fragiles qui en résultent.

[4] Entretien avec Jean-Michel Gallais, dans le catalogue de l’exposition.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…