
Taxer le capital dans l’Union européenne ?
Les propositions politiques en faveur d’une imposition forte et progressive du capital semblent actuellement impossibles à mettre en œuvre à l’échelle européenne. Face à cette absence de consensus entre les pays de l’Union, existe-t-il des stratégies alternatives ?
L’augmentation des inégalités économiques et sociales depuis les années 1970-1980 est soulignée et dénoncée par de multiples auteurs, groupes sociaux et partis politiques. L’une des causes de cette évolution est la baisse continuelle de la taxation du capital dans les différents pays occidentaux, notamment pour les plus favorisés1. Pourtant, les projets en faveur d’une imposition forte et progressive du capital paraissent utopiques. Quelles sont leurs limites ? Y a-t-il une stratégie alternative ?
La question de l’harmonisation des taux d’imposition sur le capital en Europe a été débattue lors des négociations sur l’acte unique européen et le traité de Maastricht : livre blanc de 1987 lié à l’ouverture du marché unique ; rapport Ruding (1992) qui a proposé une harmonisation des taux d’impôt sur les sociétés. Depuis le rejet de ce projet par le Conseil, la fixation d’un taux d’imposition européen sur le capital suppose l’unanimité des pays membres. Une telle mesure ne peut plus être adoptée puisqu’elle est refusée par les pays européens dont la fiscalité sur le capital est particulièrement faible (Chypre, Irlande, Luxembourg, Malte, Pays-Bas). Tant qu’une forte pression n’est pas exercée sur ces pays, ils n’ont aucun intérêt à modifier leur position.
Devant cette impossibilité d’obtenir un consensus entre Européens, beaucoup souhaitent augmenter la taxation sur le capital dans quelques pays. Jean-Claude Junker et certains économistes ont proposé de calculer, dans quelques pays volontaires, un bénéfice européen des sociétés réparti entre les différents pays en fonction des activités réelles2. Mais ce projet ne peut pas être étendu à l’ensemble des pays membres (veto des « paradis fiscaux » européens).
Thomas Piketty, un collectif de chercheurs et plus de 100 000 signataires ont préconisé l’instauration d’un nouveau contrat de démocratisation de l’Europe, proposé lors de l’élection présidentielle de 2017, légèrement modifié par la suite3. Dans la dernière version de cette proposition, les traités européens sont conservés ; les impôts sur le capital portent sur les bénéfices des grandes sociétés, les hauts revenus et les hauts patrimoines ; l’impôt sur le bénéfice est au minimum égal à 37 % ; et les recettes liées à un pays restent nationales.
Toutes ces propositions ne résolvent en rien le problème de l’évasion des capitaux et des profits vers les « paradis fiscaux ». Ces derniers attireront toujours les structures déclarant des profits importants ; leurs peuples continueront à vouloir le maintien de l’actuelle réglementation ; beaucoup d’entreprises vendront leurs produits dans l’UE tout en déclarant leurs profits dans les pays fiscalement avantageux.
Emmanuel Saez et Gabriel Zucman proposent plusieurs mesures pour taxer fortement et progressivement le capital4. Cette imposition est réalisable si une coopération entre l’UE et les États-Unis et des sanctions contre les paradis fiscaux sont mises en place. Ces objectifs, souhaitables, sont actuellement des vœux pieux, étant donné la volonté politique actuelle des grandes puissances. Parallèlement, ils montrent qu’un État peut taxer ses exilés fiscaux. L’État français pourrait sanctionner les entreprises et les particuliers français qui se trouvent à l’extérieur de son territoire. Cette solution, qui ne pose pas de problème technique, peut être remise en cause par la stratégie des acteurs. La taxation ne rapportera rien si les sièges sociaux implantés en France se délocalisent et si les particuliers abandonnent la nationalité française.
La législation américaine permet de contrecarrer partiellement ces comportements. Pour qu’une société constituée aux États-Unis déplace son siège social à l’étranger, elle doit fusionner avec une entreprise étrangère et modifier significativement le contrôle du capital, ce qui rend l’opération impossible pour les géants américains. Mais cette réglementation n’est pas transposable en Europe : elle contredit la liberté totale des capitaux, l’un des piliers des traités européens, qui ne peut être modifiée qu’à l’unanimité.
La France insoumise, lors de l’élection de 2017, a proposé de transformer les traités européens en créant un rapport de force avec les partenaires européens. Il s’agissait de négocier avec l’ensemble des pays européens une modification des traités, dont une taxe élevée et progressive sur le capital (plan A), tout en leur annonçant qu’un échec des discussions entraînerait l’application d’un plan B, c’est-à-dire la sortie de l’UE. Comme le dit Jean-Luc Mélenchon à l’intention des partenaires européens, l’Europe, « on la change ou on la quitte ».
Il est possible de construire un autre projet en créant une taxe très élevée sur les biens de consommation associés à des paradis fiscaux. Les entreprises auront alors le choix entre rester dans les paradis fiscaux et perdre d’importantes parts de marché ou quitter ces territoires. Ce projet constituerait un plan B, mis en œuvre si l’UE refusait d’instaurer une taxation forte et progressive sur le capital ; il s’appuierait sur une alliance entre pays européens, comme dans les traités soutenus par Piketty ; et il taxerait les ventes, rejoignant l’une des propositions de Saez et Zucman.
Il est possible de créer une taxe très élevée sur les biens de consommation associés à des paradis fiscaux.
Cette stratégie, facile à mettre en place et attractive, devrait être accompagnée de plusieurs mesures : taxation indépendante de la nationalité du produit ; nécessité de modifier légèrement les traités européens appliqués par ces pays et leur constitution, afin de rendre cette stratégie légale ; compensation des pertes de pouvoir d’achat. Actuellement, ce projet semble la meilleure solution pour instaurer une taxation forte et progressive sur le capital. Mais, demain, de nouvelles conditions pourraient rendre d’autres propositions plus pertinentes (par exemple, la volonté des grandes puissances d’augmenter fortement la fiscalité sur le capital pour financer la crise de la Covid-19).
- 1. Voir Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
- 2. C’est la directive Accis (Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés).
- 3. Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez, Pour un traité de démocratisation de l’Europe, Paris, Seuil, 2017 ; « Manifeste pour la démocratisation de l’Europe » lancé en 2018 (tdem.eu) ; et le manifeste collectif, Changer l’Europe, c’est possible !, Paris, Seuil, 2019.
- 4. Voir Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Le Triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie, trad. par Cécile Deniard, Paris, Seuil, 2020.