Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

L'intégration, un relais de croissance

juin 2011

En économie, la mémoire est courte. On l’a oublié tant cela paraît loin et pourtant d’éminents experts, à la fin des années 1960-début des années 1970, prévoyaient le plus bel avenir économique à la France qui devait devenir la première puissance économique européenne. Et de fait, dans ces années, le taux de croissance français oscillait entre 4 % et 6 % et semblait irrésistible. Puis le Japon est apparu et l’on pensait que rien ne pourrait arrêter son développement ; en particulier, son industrie automobile était vouée sans conteste à anéantir tout autre constructeur, qu’il soit européen ou américain.

Aujourd’hui, sans parler bien sûr de la Chine (et de l’Inde qu’on oublie parfois), on n’a plus d’yeux, en France, que pour le succès allemand, sans se souvenir cependant que notre voisin a, durant de longues années, moins progressé que nous.

Économie de rattrapage

Mais à ne considérer que ces taux de progression, on en oublie leurs causes. Et, du coup, on ne comprend pas le ralentissement français des années 1970, ni le coup d’arrêt japonais, sans compter, sans doute, d’ici quelques années, le freinage asiatique. Il faut pourtant y revenir. La théorie économique a toujours beaucoup de mal à modéliser la croissance et l’enchaînement des causes est complexe. Et cependant, l’effet « rattrapage » est souvent essentiel.

Il est bien sûr incontestable durant la période d’après guerre où, au-delà du progrès technique, la plus grande part de la croissance européenne a résulté de la reconstruction du continent dévasté. Au début des années 1960, alors que ce moteur commençait à s’essouffler, la France a bénéficié d’un événement encore souvent occulté, avec le retour en métropole d’environ un million de personnes, les rapatriés d’Algérie. Ils avaient tout perdu ou presque. Sans bruit, ils se sont réinsérés dans la société française mais, contrairement à ce qu’on craignait alors, ils n’ont pas multiplié les chômeurs (d’ailleurs encore peu nombreux) mais ont créé un marché invisible mais important ; une réserve inattendue de consommateurs qui a tiré alors la croissance française quand le reste de l’Europe commençait à ralentir. Pour le Japon, l’effet rattrapage a été encore plus net, même si bien sûr, il s’est combiné à l’appétit de tout un peuple et au talent de ses ingénieurs. Mais, le rattrapage assuré, la machine semble s’être grippée et la croissance a été complètement bloquée.

En Europe, l’intégration de l’Espagne et du Portugal, pourtant largement redoutée, n’a pas non plus accru le chômage mais a, au contraire, créé de nouveaux marchés. Certes, ceux-ci sont fragiles et la crise actuelle en témoigne. Mais, même en intégrant les effets de celle-ci, ces pays sont infiniment plus solides et riches qu’avant leur entrée dans la Cee. Pour l’Allemagne, les pays de l’Est ont joué le même rôle. Mais on oublie aussi bien souvent l’effet de la réunification. Au départ, le coût a semblé immense et a freiné le développement de l’ensemble. Mais aujourd’hui, cette masse de population au niveau de vie bien inférieur à celui des Allemands de l’Ouest constitue à son tour un fort réservoir de croissance.

L’effet rattrapage de pays tels que la Chine, l’Inde ou le Brésil est évident et n’a même pas à être souligné. Mais, ayant relevé ceci, on omet d’en tirer la conclusion logique qui est, pour nous, une moindre croissance. Néanmoins, tant qu’elle continuera d’inventer et de développer, fût-ce à un moindre rythme, l’Europe pourra résister aux pressions des Bric comme elle a su le faire face au Japon quand celui-ci semblait irrésistible. Et bien sûr, ces marchés, difficiles, aux interlocuteurs parfois étranges et pas toujours respectueux des règles du jeu, sont des cibles très importantes pour nos entreprises.

Redécouvrir les exclus de l’intérieur

Nos propres marchés sont en revanche, en apparence, saturés et on ne parle guère, pour la plupart des produits, que de marchés de renouvellement. Certains sont encore bouillonnants grâce à leurs performances technologiques (voir l’effet Apple) mais la moyenne de l’ensemble est stable ou ne progresse que de 1% ou 2%. Pourtant, cette saturation de marchés n’est que partielle et nous devrions ouvrir les yeux sur notre propre Allemagne de l’Est, notre nouveau pôle de rapatriés ! La France compte environ 6 à 10 millions de personnes en marge, plus ou moins exclues, soit 10 à 15 % de la population. Les intégrer, par les infrastructures puis par l’installation d’entreprises et de moyens, n’est pas un objectif social frôlant le caritatif : c’est la possibilité de créer un marché important et d’assurer ainsi une bonne part du développement futur de notre économie.

Nicolas Sarkozy semblait avoir senti cette priorité en lançant son chantier du Grand Paris et avec l’évocation de plan Marshall pour les banlieues. Aujourd’hui, Fadela Amara, non soutenue, est partie et on ne sait même plus très bien de qui dépend le Grand Paris. L’enjeu est pourtant essentiel et si Haussmann a réussi son remodelage de Paris malgré des oppositions souvent farouches, c’est bien parce qu’il avait le soutien direct et permanent de Napoléon III. Ce ne sont pas quelques centaines de quartiers « difficiles » qu’il faut définir ; c’est trop et, comme on le sait, qui trop embrasse… Il faut, au contraire, en choisir quelques-uns (sans doute une dizaine pas plus) ; les constituer en réelle priorité par le choix des personnes en charge et leur rattachement direct au président ; surtout, encore une fois, il faudra percevoir cette mission de remise à niveau de ces 15 % de Français vivant autour du seuil de pauvreté, non comme une action de protection pour se préserver du danger de ces nouvelles classes oisives et dangereuses (succédant aux anciennes « classes laborieuses, classes dangereuses »), mais comme un réel atout de développement !

Mais, et la condition est cruciale, ce ne sera possible que dans la confiance. Tant de promesses ont été faites et peu ou mal tenues : on ne peut pratiquer de même. Cela doit s’appuyer sur un mode de démocratie participative. La proposition, en son temps, a fait ricaner certains. Le mot peut être changé (encore que…) mais l’objet reste essentiel : sans lui, les milliards investis, même si, enfin, ils sont nombreux et adaptés, n’auront que peu d’effets. Et comme c’est une attitude assez étrangère à notre culture, il est temps de commencer à expérimenter dès maintenant cette implication réelle et profonde de ces populations sur leur avenir…Ce serait bien là un vrai et durable moteur de croissance et non une « belle action » ; ce serait aussi une façon de redonner un élan à un pays qui se démoralise de ne constater, pour le moment, que le pénible détricotage de toutes les sécurités difficilement acquises au cours du temps et qui ne sont plus toutes celles qu’il faut pour demain…

Nicolas Clément

Président de l'association Un Ballon pour l'insertion, responsable d’équipes d’accompagnement de familles à la rue et en bidonville au Secours Catholique, il est l'auteur de Dans la rue avec les sans-abri (Jubilé-Le Sarment, 2003) et de Une soirée et une nuit (presque) ordinaires avec les sans-abri (Cerf, 2015).

Dans le même numéro

La corruption, la peur et la révolte

Tunisie : le temps de la fondation

La corruption politique en Algérie

Aperçus des révoltes au Caire et à Damas

Les avenirs incertains de la sécularisation