Espace-temps
Éditorial
Il y a quelques semaines, le temps s’est arrêté. Était-ce lors du premier discours d’Emmanuel Macron à la mi-mars, annonçant la fermeture des écoles tout en évitant soigneusement le mot de confinement ? Un peu plus tôt peut-être, lorsque les mauvaises nouvelles ont commencé à revenir d’Italie, accompagnées de reportages sur des soignants éreintés ou des policiers saluant le passage de convois mortuaires sur des routes désertes ? Ou même dès le mois de janvier, lorsque les images de la Chine à l’arrêt nous avaient pétrifiés ? Difficile à présent de savoir depuis quand nous vivons dans ce temps suspendu, et surtout… jusqu’à quand.
Dans certaines régions du monde, il semblerait que le pic épidémique soit passé, tandis que d’autres vivent encore dans l’attente inquiète de ce qui pourrait se produire avec une deuxième vague. Mais si l’expérience du coronavirus n’est pas synchronisée, elle est déjà universelle. Il n’existe pas d’île déserte, pas d’endroit préservé – ni de l’épidémie elle-même, ni surtout de l’effet de sidération qu’elle a entraîné dans le monde entier, captant la totalité des attentions, saturant les ondes, au point d’écraser tout le reste. Serions-nous devenus incapables de penser en dehors de l’épidémie, prisonniers de l’hypermédiatisation de celle-ci et de ses effets dans nos vies ?
Karl Marx expliquait que la bourgeoisie avait unifié l’histoire du monde, qui désormais ne connaissait qu’une seule histoire. Mais il pensait à une histoire-processus, qui se déroule dans l’espace et continue à avoir pour matière principale le temps. Or nous assistons aujourd’hui au déploiement d’une histoire véritablement universelle, mais qui se déroule comme dans un vide, dans un temps mis en veille. Impossible de savoir si et quand cette parenthèse se refermera, ni quel monde en sortira.
Le choc de la pandémie a agi comme révélateur, mais il fait aussi écran. Pour les dirigeants autoritaires et les forces de la réaction, l’occasion était trop belle. Tandis que nous regardons ailleurs, tout à notre obsession, la répression s’est abattue sur les manifestants du Hirak en Algérie, comme sur le mouvement pro-démocratie à Hong Kong. Alors que des dizaines de millions d’Indiens ont dû rentrer à pied dans leurs villages situés à des centaines de kilomètres de leurs taudis pour ne pas mourir de faim sous l’état de siège, au Nigeria, la police a tué dix-huit personnes qui ne respectaient pas le couvre-feu. Les milices djihadistes pro-turques intensifient la guerre en Libye. L’Iran a mis en orbite un satellite militaire. En dépit ou sous couvert de la crise sanitaire mondiale, la machine infernale continue de tourner.
Le choc de la pandémie a agi comme révélateur, mais il fait aussi écran.
En accentuant des bifurcations historiques, la crise nous oblige à faire des choix. Paradoxe, l’évidence accrue des interdépendances mondiales a réveillé d’abord les discours de repli nationaliste. Les États-Unis se retirent, la Chine tremble malgré son offensive de propagande, l’Europe menace de se disloquer… La Russie, la Turquie ou l’Iran envisagent de nouveaux partages de puissance, chacun dans sa sphère d’influence. Face à des conceptions régressives de l’histoire, qui ne savent promettre que le retour à un passé mythifié ou davantage de fragmentation, les démocraties semblent bien fatiguées. Même si, encouragées à leur tour par l’événement, de nouvelles promesses d’émancipation continuent de se structurer par-delà les frontières, au nom de la planète, de la jeunesse ou encore des femmes.
Plutôt qu’une suspension ou un répit, le confinement marque l’accélération de tendances déjà à l’œuvre dans les relations internationales, avec lesquelles nous serons obligés de compter. Le basculement de puissance et d’attractivité vers l’Asie comme la marginalisation des États-Unis sont sans doute trop avancés pour être réversibles, tout comme l’emprise du capitalisme numérique. Au niveau national, la liquidation des anciens partis et de leurs corpus idéologiques se poursuit, invitant à repenser les formes démocratiques dans lesquelles pourront se dire les nouveaux clivages sociaux et culturels. Il y a bien un basculement historique, mais ce n’est pas forcément la rupture que nous espérons. La période à venir est lourde de risques.
Alors même que les coordonnées habituelles de l’espace et du temps se dérobent, il faut réaffirmer nos puissances d’agir, et notre imagination politique. Il faut accepter l’incertitude, non comme une fatalité mais comme une chance, sans laisser les nouveaux autocrates escamoter l’avenir. Depuis plusieurs années déjà, nos démocraties sont minées par le sentiment de leur faiblesse ou la crainte de l’impuissance. Tout change, mais nous n’aurions plus de prise sur ce qui vient. Que l’impensable se soit produit et que quatre milliards de personnes soient confinées dans le monde devrait nous convaincre du contraire. Si les trajectoires ne peuvent plus s’inverser, elles peuvent se corriger. Le moment est venu de dire, à défaut du monde que nous rêvons, celui dont nous ne voulons pas.
Esprit