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Photo : ShareGrid
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Dans le même numéro

Le monde au rond-point

par

Esprit

janv./févr. 2019

#Divers


Mobilisation des Gilets jaunes en France, Cop24 qui accouche d’une déclaration en demi-teinte en Pologne sur fond de déclarations climato-­sceptiques des présidents américain et brésilien, emballement vertigineux de la crise politique au Royaume-Uni, qui semble ouvrir la possibilité de défaire, par un vote du parlement de Westminster, ce qui avait été décidé par un référendum populaire il y a dix-huit mois à peine : l’année 2018 s’est terminée sur une incertitude accrue. Tout se passe comme si l’histoire s’impatientait de ne pas trouver la bonne direction, et qu’elle tournait en rond.
À un monde de mobilités et de circulations, les Gilets jaunes opposent une forme de permanence : installés au bord des ronds-points, ces non-lieux devenus si caractéristiques du maillage des territoires français, ils ont trouvé avec ce signal un formidable raccourci pour dire la détresse de ceux que la mondialisation libérale laisse au bord de la route. On n’est plus ni à gauche ni à droite, on reste bloqué au carrefour, ou plutôt, on choisit d’y camper, avec les camarades de lutte, autour d’un brasero. L’année dernière à la même époque, dans un éditorial consacré au passage «  de l’ancien au nouveau monde  », nous évoquions, derrière tant de ruptures triomphalement annoncées, «  ces cohortes de vies qui désespèrent de rester immobiles  ». Nous n’imaginions pas qu’elles revendiqueraient ainsi, dans des formes de contestation inédites, le droit de ne plus avancer si vite, lorsqu’on ne sait pas où l’on va.
En effet, on a beau ressentir qu’on est parvenu à une fin de cycle, après une année où se sont enchaînés les phénomènes climatiques extrêmes, et que la destruction des environnements naturels et humains ne peut pas se poursuivre à cette allure dans une course à l’accumulation de richesses et de profits inégalement distribués, le changement, justement, n’advient pas : la transition vers un modèle d’économie et de société plus durables et justes ne s’amorce pas. Tout s’accélère et rien ne bouge. C’est comme si l’avenir avait cessé d’être désirable, entre sa succession d’événements trop prévisibles et son lot de catastrophes annoncées.
Dans ce climat qui s’alourdit, lorsque l’imprévu ou l’incroyable adviennent, ils ont plutôt le visage grimaçant du passé : les provocations nativistes de Donald Trump, les manœuvres de Recep Tayyip Erdogan pour restaurer la puissance turque, les empoisonnements sordides ou les disparitions mystérieuses d’opposants orchestrées par les régimes russes, saoudiens ou chinois… Une grande partie du monde est aux mains de régimes autoritaires qui s’accommodent très bien de l’économie de marché et qui ont tout intérêt à nous enfermer dans une vision de l’histoire où le temps est celui de l’éternel retour, où il n’y a plus d’autre avenir possible que le déclin ou la décadence, le ressentiment et la vengeance.


Tout s’accélère et rien ne bouge. C’est comme si l’avenir avait cessé d’être désirable, entre sa succession d’événements trop prévisibles et son lot de catastrophes annoncées.


En Europe aussi, le passé fait retour : les commémorations de la Grande Guerre n’ont pas suffi à éloigner le «  spectre des nationalismes  » que Pierre Hassner voyait resurgir dès les années 1990, la solidarité pour faire face aux crises économiques et sécuritaires fait défaut, et l’extrême droite progresse partout, à commencer par l’Allemagne et l’Italie. À moins d’un renversement spectaculaire des dynamiques actuelles, les élections au Parlement européen, en mai 2019, consacreront la montée des partis anti-européens et anti-migrants dans l’ensemble des États membres, ruinant les chances de construire des institutions plus démocratiques et une véritable communauté politique européenne.
Alors, bien sûr, on souhaiterait que l’orage qui a éclaté apporte une forme de catharsis et, avec celle-ci, la possibilité d’un renouveau. Derrière l’usage des symboles de 1789 dans le mouvement des Gilets jaunes, on voudrait discerner non seulement la guillotine et la Terreur, la tentation de désigner deux cents familles dont la mise au pas résoudrait comme par enchantement la crise économique, sociale et politique, mais aussi la volonté d’instituer de nouvelles formes de pouvoir et de justice.
Il faudrait pour cela, derrière la mise en spectacle réussie de l’exaspération, trouver un langage pour dire non seulement la défiance et le refus, mais les divisions et les intérêts multiples qui traversent la société française, au-delà d’une opposition binaire et largement fictive entre le Peuple et le Pouvoir ; il faudrait recréer un espace public où ces conflits trouvent à s’exprimer, au-delà des formules rageuses et des appels à la démission. Il ne s’agit pas cette fois de faire table rase, mais de corriger une trajectoire dangereuse. Sans oppositions construites et sans débats, comment trouver de nouvelles articulations entre les formes spontanées de participation politique et les logiques plus classiques de la représentation ?
Encore faudrait-il pour cela que les institutions ne soient pas toutes frappées du même discrédit, et que l’action collective puisse s’inscrire dans le cadre de règles, qui seules peuvent donner forme à une société ouverte. Dans un texte de 1979 sur «  La communication démocratique  », appelant de ses vœux la création de nouvelles instances de délibération, Claude Lefort rappelait tout à la fois le caractère vital de la contestation, en démocratie, et la référence indispensable à la loi : «  Impossible de ne pas se référer à une loi en vertu de laquelle il y a quelque chose qui doit être dit et quelque chose qui ne doit pas être dit, une loi en vertu de laquelle il y a du permis et de l’interdit, il y a du juste et du non-juste, du vrai et du faux.  »
En revenant, avec ce premier dossier de l’année, sur la pensée de l’un de ses grands auteurs, la revue souhaite reprendre au fond la question démocratique. Pour Lefort, la démocratie est le régime fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime, mais ce débat ne peut avoir lieu si plus rien n’est admis comme légitime, si aucune organisation ne mérite qu’on s’y engage. Appelant chacun à ses responsabilités, il précise : «  C’est dans la société civile que peuvent se loger des forces de contestation qui prennent en charge la dimension de la loi. Autrement dit, la référence à la loi, à l’autorité, à la division sous toutes ses formes je l’associe aujourd’hui à la pensée, oserai-je dire, révolutionnaire dans son sens le plus large, disons à la pensée créatrice, non au pouvoir.  »
Souhaitons donc, pour 2019, une pensée créatrice qui permette de rouvrir des possibles, mais également un avenir qui préserve et qui répare, là où il le faut, notre capacité de réflexion et de débat collectifs. Un avenir où l’énergie sociale puisse devenir politique, en s’appuyant sur notre responsabilité partagée de construire le monde qui vient.
Esprit

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L’inquiétude démocratique. Claude Lefort au présent

Largement sous-estimée, l’œuvre de Claude Lefort porte pourtant une exigence de démocratie radicale, considère le totalitarisme comme une possibilité permanente de la modernité et élabore une politique de droits de l’homme social. Selon Justine Lacroix et Michaël Fœssel, qui coordonnent le dossier, ces aspects permettent de penser les inquiétudes démocratiques contemporaines. À lire aussi dans ce numéro : un droit à la vérité dans les sorties de conflit, Paul Virilio et l’architecture après le bunker, la religion civile en Chine, les voyages de Sergio Pitol, l’écologie de Debra Granik et le temps de l’exil selon Rithy Panh.