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Pour une loi sur la procréation médicalement assistée

par

Esprit

L’examen d’un projet de loi ouvrant la procréation médicalement assistée (Pma) aux couples de femmes ou aux femmes célibataires est prévu pour début 2019. Mais les sujets de bioéthique divisent plus que d’autres. La crainte d’un scénario similaire à celui du mariage pour tous en 2012-2013 est là. D’ailleurs les adversaires de la pma ont interprété le discours d’Emmanuel Macron aux Bernardins comme une tentative pour désarmer d’avance leur opposition.

Au profane de bonne volonté qui cherche à se faire une opinion, chaque camp apporte son lot d’arguments crédibles et convaincants, ou à ­l’inverse légers et décevants. Aux extrêmes : ceux qui considèrent une loi instituant une famille sans père comme un désastre et ses promoteurs comme porteurs d’une responsabilité fatale pour le futur. Sur le bord opposé, ceux qui banalisent cette décision, et considèrent ce refus comme une discrimination fondée sur le sexe biologique. Ils voient dans ces possibilités de procréation et de filiation une manière nouvelle de faire famille et se réjouissent que l’ancienne formule – un père et une mère avec des enfants qu’ils ont conçus – ne soit plus la panacée : ils renvoient volontiers ses tenants dans les ténèbres de la réaction politico-religieuse et les accusent en bloc d’homophobie. Ceux qui ont lu Freud et Lacan sur le rôle du père et qui se souviennent avec émotion des explications lumineuses de Françoise Dolto sur les liens entre l’enfant et la mère biologique peuvent aussi aller se rhabiller. Redouter des conséquences lointaines sur le psychisme et la structure de la personnalité d’un enfant élevé sans figure paternelle, par une femme ou deux femmes, paraît bien désuet.

La droite est divisée sur le projet de pma qui doit venir à l’Assemblée, et nombre de ceux qui s’y opposent (chez lr et rn) sont plus soucieux d’instrumentaliser une possibilité de s’opposer à Emmanuel Macron qu’animés de convictions solides. Et la gauche, qui approuve sans discussion toutes les lois de liberté en matière de bioéthique, n’est pas dépourvue de contradictions. Dans le cas de la pma pour les femmes seules, alors qu’on sait l’importance, dans la pauvreté, des familles monoparentales, elle encourage sans état d’âme leur création… Est-il besoin de préciser que chaque camp invoque en sa faveur l’opinion majoritaire, ici celle de la majorité sortie des états généraux de la bioéthique (qu’on a fortement accusés d’être noyautés par la Manif pour tous), là celle des sondages récents auprès des Français.

Deux avis ont été rendus quasi simultanément, en septembre, sur le projet de loi de bioéthique. L’un, du Comité consultatif national d’éthique (Ccne), est favorable à l’ouverture de la pma aux couples de femmes et aux femmes seules souhaitant procréer sans partenaire masculin grâce à un don de sperme ; l’autre, celui de l’Église, s’y oppose. La gestation pour autrui (Gpa) est en revanche récusée. L’avis du Ccne, que le gouvernement n’est pas obligé de suivre mais qui constitue évidemment un soutien de taille à la loi à venir, a moins surpris sur le fond – attendu – que sur la forme, en s’inscrivant dans un nouvel âge scientifique de la société et en entérinant le désir des femmes en souffrance. Commentant l’avis, le président du Ccne a déclaré qu’on aurait « une loi de confiance dans l’individu sur les grandes avancées des sciences plutôt qu’une loi d’interdiction ». Autrement dit, il s’inscrit dans la ligne de la «  société des droits  » que favorisent de nouvelles avancées techniques ; tout en prévenant contre les risques de marchandisation, avec des arguments qui laissent parfois perplexe : « Avec la Gpa, il y a un processus possible de marchandisation du corps humain. Avec l’ouverture de la Pma pour les couples de femmes et les femmes seules, il n’y a pas de “nuisance”. » Le manque de gamètes, pourtant, ne donnera-t-il pas inévitablement des idées ?

Revenant sur une opinion antérieure contraire, l’avis autorise aussi l’auto­conservation des ovocytes par les femmes qui le souhaitent du fait qu’elles doivent différer une procréation pour une raison ou une autre. Enfin, l’avis envisage la levée de l’anonymat des futurs donneurs de sperme pour les enfants issus de ces dons. Or, si légitime soit le désir de ces enfants d’accéder à leurs origines, il risque d’accentuer encore la crise du don de sperme… et donc la marchandisation de la précieuse substance. Mais est-il besoin de le souligner ? C’est l’autorisation de la Pma surtout qui a suscité la colère des opposants au projet de loi à venir.

Ils avaient eu la consolation, quelques jours auparavant, de lire la déclaration de l’épiscopat français sur « la dignité de la procréation », où les évêques maintenaient fermement le cap du refus, avec une réflexion d’incontestable valeur qui énumérait cinq obstacles au projet d’autoriser la Pma pour toutes les femmes : la privation délibérée de père, la marchandisation des gamètes, le détournement de la mission de la médecine (on passe de la maladie au bien-être), les excès de l’insistance sur le « projet parental », qui voudrait au fond supprimer de force la réalité biologique, l’usage outrancier de l’idée d’égalité (qui aboutira forcément à la reconnaissance légale de la Gpa pour les couples homosexuels masculins discriminés). Ces arguments ne sont pas sans force, mais il faut reconnaître que dans le contexte actuel (celui des révélations de la pédophilie dans l’Église), ils sont quasiment inaudibles, d’autant moins que pour l’Église la Pma est interdite aussi aux couples hétérosexuels. Ni la conférence épiscopale ni la plupart des évêques individuellement ne comptent donner leur appui à d’éventuelles «  Manifs pour tous  » (qui s’appelleront peut-être autrement), mais il est évident que leur texte les soutient. Après tout, ils auraient aussi pu proposer leurs réflexions comme des éléments de discernement pour tous, donc en appeler à la conscience de chacun plutôt qu’à l’opposition à la loi.

Devant une telle profusion de données, d’arguments et de prises de position opposés, quelle option prendre face à la loi qui vient ? La question n’est pas que les couples de femmes et les femmes seules (et les couples d’hommes) ne puissent être de bons parents – il se pourrait même que ces enfants ardemment désirés soient plus et mieux aimés que beaucoup d’enfants qui ont été conçus par le rapport sexuel entre «  un papa et une maman  ». Mais on voit bien la dissymétrie des positions : d’un côté, une demande de droits qui remonte d’une partie de la société, en souffrance ou en rupture avec les formes reçues de la famille et soutenue par l’opinion publique. De l’autre, le rappel des principes éthiques, de la loi et des risques encourus par ces «  transgressions  », qui effacent le rôle biologique et éducateur du père. Ces deux «  cultures  » ne se rencontrent plus, et souvent ne se parlent plus.

Dans ces conditions, disons-le tout net : nous sommes partisans d’une loi permettant la Pma aux femmes seules et aux couples de femmes. Elle est nécessaire parce qu’une loi définissant un cadre vaut mieux que le vide législatif, pour ces familles d’abord, même si toutes leurs raisons ne sont pas comprises par tous. Nous ne pensons pas qu’elles mettent en péril la société, ni qu’elles créent un risque global de déstabilisation sociale ou morale. Leur existence concrète le prouvera mieux que toutes les théories. La partie n’est certes pas gagnée. Ainsi, le problème du remboursement de la Pma par la Sécurité sociale n’est pas abordé dans l’avis : elle se pose pourtant, pour ce qui est assez souvent un parcours du combattant, et elle va probablement susciter de vifs débats, puisque les opposants vont objecter que c’est du confort (non remboursable) et pas une maladie (remboursable). Et que la médiation obligée d’une technique de procréation signale son caractère hors norme. Mais cet écart par rapport à la «  nature  » mériterait-il une sanction ?

C’est une loi nécessaire aussi et surtout parce que la marchandisation de la recherche en biologie et l’opinion publique « réclamant la mise à disposition de ce que les chercheurs ont contribué à mettre au point » constituent la grande dérive actuelle[1]. Le fait que la législation ait déjà changé dans plusieurs pays d’Europe, créant des effets de «  tourisme procréatif  », serait une raison suffisante pour que la France ait aussi sa loi. Certes, la question de la Gpa pour les couples d’hommes gays va certainement être posée aussi. Et le risque de marchandisation inscrit dans un tel projet est inacceptable. Mais les infractions à la loi continueront, car les promesses, justifiées ou non, des biotechnologies associées à l’euphorie perpétuelle portée par nos sociétés du bien-être rendent insupportable un manque, le font ressentir comme une injustice, et sont l’occasion de coups de force permanents par rapport à l’existant. Dans ces conditions, l’important, aujourd’hui, est de définir ce qui est souhaitable en termes d’équilibres individuels, familiaux et sociaux. Devant des mutations anthropologiques majeures et dans une société très pluraliste, mieux vaut essayer de dire encore et encore un droit et de penser une éthique qui prenne en compte les problèmes posés par l’alliance entre la technique médicale, la complaisance médiatique et les appels à l’opinion pour créer des réalités de fait. Le reste – la responsabilité des décisions et leurs conséquences – appartient aux consciences.

Esprit

 

 

[1] - Voir l’entretien avec Didier Sicard, ancien président du Ccne, dans Études, septembre 2018, p. 23-42.

 

Esprit

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