
Semprún au risque de l’écriture
De la Résistance à la déportation, du Parti communiste à la dénonciation des totalitarismes, du ministère de la Culture à l’Europe, Jorge Semprún a lutté sur de multiples fronts. Mais son œuvre littéraire transporte le lecteur de l’un à l’autre, sans rien retirer à la sincérité de son engagement.
Les relations entre Jorge Semprún (1923-2011) et la revue Esprit ne sont pas réellement des relations d’écriture, en ce sens que Semprún lui-même n’a jamais proposé de texte à la revue. En revanche, Christian Audejean, Jean-Marc Hovasse et Thierry Fabre ont successivement rendu compte des deux « vrais » romans de Semprún, L’évanouissement (1967) et La Deuxième Mort de Ramón Mercader (1969), de l’Autobiographie de Federico Sánchez (1978) sur sa période de clandestinité espagnole et plus tardivement, de L’Écriture ou la vie (1995) et Adieu, vive clarté (1998).
Sur ces derniers, Jean-Marc Hovasse d’abord, confronté à la difficulté d’une critique en quatre colonnes, résume la démarche de Semprún en le citant : « Un jour viendrait, relativement proche, où il ne resterait plus aucun survivant de Buchenwald. Il n’y aurait plus de mémoire immédiate de Buchenwald : plus personne ne saurait dire avec des mots venus de la mémoire charnelle, et non pas d’une reconstitution théorique, ce qu’auront été la faim, le sommeil, l’angoisse, la présence aveuglante du Mal absolu – dans la juste mesure où il est niché en chacun de nous, comme liberté possible. » Et Jean-Marc Hovasse de poursuivre, dithyrambique, que « ce livre est vraiment le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité – et de notre indignité1 ».
Quant à la lecture d’Adieu, vive clarté, citons ici Semprún cité par Thierry Fabre : « J’ai essayé d’imaginer ma vie sans l’engagement corps et âme dans l’aventure du communisme. […] Peut-être sans cette folie me serais-je éparpillé en petits malheurs et minimes bonheurs privés, au jour le jour d’une longue suite involontaire de jours qui auraient fini par faire une vie. » Et pour ne plus citer que Thierry Fabre : « Ce n’est pas cette ligne en pente douce que Semprún a choisie. Le “misérable petit tas de secret” de la vie privée ne lui importe pas plus qu’à Malraux, dont il est à bien des égards si proche. […] C’est cette attitude-là que Semprún a choisi de vivre, sans cesse tiraillé entre la pensée et l’action, entre l’écriture et la vie2. » Voilà une manière de planter un premier jalon dans les relations de Semprún avec Esprit, celui du tiraillement entre la pensée et l’action.
Les heures graves
Mais il faut parfois reprendre au début. L’histoire commence avec les articles du père de Jorge, correspondant d’Esprit en Espagne, entre 1933 et 1937. Un récit presque heure par heure de la bascule de la République dans le fascisme et où, à la relecture, on est assommé par le commencement du deuxième article : « Je commence à écrire ces impressions sur les événements présents de l’Espagne dans la matinée du 7 octobre [1934] quelques heures après avoir entendu du président du Conseil son allocution au pays déclarant l’état de guerre, et quelques instants après avoir appris que le gouvernement de Catalogne, qui venait de proclamer l’État catalan, s’était rendu au pouvoir central… Dire que les heures sont graves serait une banalité3. »
En 1937, le jeune Semprún a 14 ans. Au cours des huit prochaines années, il fuira en famille l’Espagne de Franco qu’il quittera par le petit port de pêche de Lekeitio pour rejoindre Biarritz, être « accueilli en réfugié » par Jean-Marie Soutou et les « amis d’Esprit », suivra son père à La Haye où ce dernier sera représentant de la République espagnole, avant de rejoindre Paris, le lycée Henri-IV, la Résistance, les maquis de Bourgogne, d’être arrêté à Joigny, emprisonné à Auxerre, puis à Compiègne, déporté à Buchenwald, d’assister à la libération du camp par l’armée américaine un jour d’avril 1945 et de rentrer à Paris l’été de la même année. Les vingt années suivantes, de 1945 à 1965, seront faites d’engagement au plus haut niveau de la hiérarchie du Parti communiste espagnol et d’allers-retours clandestins entre Paris et Madrid sous le pseudonyme de Federico Sánchez. Il est difficile de résumer ces presque trente années d’engagement « actif » de résistant, déporté, militant communiste puis clandestin dans l’Espagne de Franco.
Vers la création littéraire
Difficile aussi de savoir où faire commencer le lien de Semprún à l’écriture. Une date académique pourrait être 1963 et la publication de son premier roman, Le Grand Voyage, mélange d’autobiographie et de fiction autour de son trajet vers Buchenwald. Mais ce serait à la fois trop simple, et simplement faux.
Comme beaucoup d’autres, Semprún fut lecteur avant de devenir écrivain et, comme en témoignent de longs passages sur son adolescence parisienne d’avant-guerre, à défaut de marquer le début d’une vocation littéraire, son amour du langage – Semprún aimait à rappeler que ce n’était ni la langue ni les langues (pour lui l’espagnol, langue de l’enfance, l’allemand, langue d’une éducation bourgeoise et le français, langue d’adoption et d’écriture) qui avaient structuré son lien à la littérature, mais le langage4 – et ses compétences d’écrivain se sont forgés durant cette période lycéenne. En 1939, accompagnant son père au congrès de la revue Esprit de Jouy-en-Josas, il rencontre Claude-Edmonde Magny. Leurs échanges donneront lieu en 1943 à Lettre sur le pouvoir d’écrire5, qui témoigne d’une maturité déconcertante. Elle lui demande : « Vous rappelez-vous ce soir pluvieux de printemps où vous êtes rentré chez moi en me déclarant que jamais vous ne pourriez écrire “votre” Recherche du temps perdu ? » Et de se souvenir de l’argument de Jorge, qu’il ne savait ni ne saurait transformer « la vieille angoisse mal oubliée de la première adolescence ». Et quelques pages après, elle feint la question : « Sans doute allez-vous me demander ce qu’il vous faut faire et comment gagner cette “base de départ” d’où l’on peut déclencher l’offensive vers la création littéraire. » Et de lui répondre : « La littérature est possible seulement au terme d’une première ascèse et comme résultat de cet exercice par quoi l’individu transforme et assimile les souvenirs douloureux, en même temps qu’il se construit une personnalité. »
Voilà pour l’avenir. Que Claude-Edmonde Magny ait dit là une vérité universelle, qu’elle ait su adapter sa réponse aux interrogations de Semprún ou encore que ce soit lui qui ait suivi à la lettre ce qu’il aurait pris pour conseil, cette lettre non seulement recouvre ce qu’il faut savoir du « pouvoir d’écrire », mais fait une synthèse remarquable et par anticipation du lien de Semprún à l’écriture.
D’un temps à un autre
Du Grand Voyage, débuté au retour des camps, délaissé puis repris vingt ans après dans ses derniers jours de clandestinité madrilène (Semprún aura appliqué ici le conseil de Claude-Edmonde Magny avec une ascèse de la mémoire de la déportation par l’engagement dans le communisme), à son dernier texte inachevé, Exercices de survie (2012), réflexion articulée autour de la confrontation au risque physique, jusqu’à la torture et peut-être pire, son souvenir rémanent, il est convenu de découper la littérature de Semprún en tranches.
La tranche de la résistance, de la déportation et des souvenirs des camps. La tranche du Parti et de la clandestinité. La tranche de la dénonciation des totalitarismes avec ses scénarios pour Costa Gavras (Z sur la dictature des colonels grecs en 1969, L’Aveu sur la répression en Tchécoslovaquie en 1970). La tranche du ministre de la Culture du gouvernement de Felipe Gonzáles puis de l’engagement européen. La tranche enfin, non plus seulement du souvenir, mais du souvenir des souvenirs, du retour à Buchenwald et de cette prise de conscience qu’il n’y aurait bientôt plus que les images suscitées par la littérature comme témoins des folies du siècle. Ces découpages aident au classement mais brouillent la compréhension.
D’abord, lire Semprún, c’est accepter d’être constamment transbordé d’un temps à un autre. Écrivain, il n’a de cesse de laisser son lecteur à un moment du récit pour le ramener vingt ans avant ou le projeter vingt ans après, là où le personnage n’est plus ou pas encore. Le temps présent est le temps de la fiction, le passé et le futur sont les temps de l’autobiographie, et ainsi se répondent constamment l’auteur et son double. Ce refus de la linéarité du récit n’est pas seulement une marque de style ; c’est une façon de construire – peut-être parfois de reconstruire un peu – la cohérence de l’engagement d’une vie. Le jeune élève du lycée Henri-IV de 1939 porte déjà en lui l’intellectuel européen de 2010 qu’il deviendra et les discours à Weimar en 1992 portent à la fois le souvenir de la déportation de 1944, l’engagement antistalinien des années 1970 et l’engagement européen de la fin du siècle.
Lire Semprún, c’est accepter d’être constamment transbordé d’un temps à un autre.
Cette absence de chronologie littéraire pose la question de la cohérence de l’engagement dans le temps long. À quelles idées fondamentales faut-il s’accrocher pour tenir une vie d’engagement dans la cohérence de la pensée ? Semprún consacrera par exemple une certaine énergie à expliquer, parfois à justifier, une rupture tardive avec le stalinisme : il quitte le Parti communiste en 1964. Les chars sont entrés à Budapest huit ans auparavant. Et il écrit : « Une sorte de malaise un peu dégoûté me saisit aujourd’hui à évoquer ce passé. Les voyages clandestins, l’illusion d’un avenir, l’engagement politique, la vraie fraternité des militants communistes, la fausse monnaie de notre discours idéologique : tout cela, qui fut ma vie, qui aura été aussi l’horizon tragique de ce siècle, tout cela semble aujourd’hui poussiéreux : vétuste et dérisoire6. » Si ces lignes sont tirées de L’Écriture ou la vie (1994), elles résonnent avec les propos de Diego à la fin du film d’Alain Resnais, La guerre est finie (1966), où l’ami Montand joue le double fictionnel de Semprún et fait une première leçon du même acabit à un groupe de jeunes communistes qui se perdront quelques années encore.
Ses détracteurs ont trouvé dans son implication au plus niveau du Parti un arrangement bien long avec des pratiques staliniennes, comme il les avait cautionnées dans sa cellule communiste parisienne dans l’immédiat après-guerre et comme il les dénoncera sans relâche et avec une force de conviction indiscutable plus tard. D’autres lui trouvèrent des « circonstances atténuantes », liées à la folie paranoïaque du Parti communiste français en 1950 ou aux particularités de la lutte du Parti communiste espagnol contre la dernière survivance des extrêmes droites européennes jusqu’à la mort de Franco. Surtout, et Esprit est le lieu idéal pour en débattre, l’engagement impose-t-il constamment d’être « avec ou contre nous » ? De choisir un engagement ou son opposé ? La vie de Semprún aura été, d’abord par la résistance armée puis le communisme, une dichotomie stricte. Après, certainement aidé par les rencontres avec Montand, Marker, Signoret, Resnais, Florence Malraux et d’autres, par son travail de scénariste puis d’écrivain, l’affirmation d’un engagement face aux grandes questions, mais où certitudes et doutes pouvaient coexister.
Le découpage de l’œuvre de Semprún pose une seconde difficulté : celle du lien entre l’engagement et l’action. Exil, résistance, déportation, clandestinité, ministère, la vie de Semprún a été jalonnée de dates qui relient les aventures d’un homme aux soubresauts dont les dates structurent aussi les chapitres de la grande histoire de l’Europe. Comment d’ailleurs prétendre séparer les événements de leur récit dès lors que l’auteur revendique la légitimité de la narration et de ses ressources propres : « La réalité a souvent besoin d’invention pour devenir vraie. C’est-à-dire vraisemblable. Pour emporter la conviction, l’émotion du lecteur7. » Si cette réalité est aussi celle de la vie de Semprún, jusqu’à quel besoin d’invention est allé l’écrivain pour emporter la conviction du lecteur sur la sincérité et la constance de l’engagement du militant et de l’intellectuel ? En lecteur passionné, j’ai toujours refusé de choisir entre lire Semprún pour l’autobiographie d’un homme ou pour l’imagination d’un écrivain. Quel beau dimanche ! (1980) est autant l’un, le récit vrai du vécu de Semprún, que l’autre, la fiction d’une journée à Buchenwald où le temps, l’action, les personnages sont reconfigurés par l’imagination de l’écrivain. Comme l’était Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenistyne, dont Semprún n’a jamais nié l’influence. Chez l’un comme chez l’autre, la vérité du récit et la sincérité de l’engagement prennent des voies parallèles. Dans les deux cas, le récit peut ne pas être toujours vrai, sans ne rien retirer à la sincérité de l’engagement.
Dans le monde
Au détour du dossier d’Esprit sur Chris Marker8, ami de Semprún et compagnon de route éclairé d’une génération, je m’étais souvenu de cette soirée de doublage de son film Un maire au Kosovo (1999), lorsque Semprún et moi avions été mobilisés par Marker, lui pour faire la voix française d’un médecin kosovar tout juste sorti de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK), moi pour réenregistrer mes questions à ce médecin devenu combattant, puis maire de Mitrovica avant de devenir le premier chef de gouvernement à l’indépendance du Kosovo. Cette soirée aurait pu être l’autre début d’un texte sur Semprún et l’engagement en littérature, comme aurait pu l’être une scène avec Resnais, Montand et Semprún autour du texte de La guerre est finie, avec Costa Gavras sur Z ou avec Dan Franck et Jacques Deray autour de Netchaïev est de retour (1991), adapté du roman de Semprún.
Le récit de son engagement par Semprún lui-même a pu, par la force de l’imagination narrative, dépasser une certaine réalité. Comme la réalité d’heures d’interrogatoire ou de longues nuits auprès des amis agonisants du petit camp a pu rester ancrée dans la mémoire au-delà de toute narration possible.
Le récit condensé de l’exil, de la résistance, de l’arrestation et de la torture dans les locaux de la gendarmerie de Joigny puis la déportation, l’hiver 1944-1945 à Buchenwald ou les passages des frontières de l’Espagne franquiste ne seront jamais rapportés de manière vraie par aucune technique : l’écriture, le film, le théâtre ou toute autre manière de dire et de montrer. Et pourtant, l’intensité du récit sur le camp dans Le Mort qu’il faut (2001) ou la douleur de Montand amaigri et au bord de l’épuisement dans L’Aveu donnent à nos imaginations un autre accès à ces mêmes réalités. Ainsi, Jorge Semprún tranche à sa manière ce débat sur l’homme et l’œuvre : ils sont inséparables parce qu’ils sont deux. Avec ses fulgurances et ses faiblesses, sans doute est-il prudent de jauger l’engagement de l’homme à l’aune de ses actions et l’œuvre engagée sur le critère le plus subjectif, celui de l’émotion.
Y compris et malgré telle discussion de cellule du PCF un jour de 1947 ou le choix d’un combat contre le franquisme au prix d’un attachement trop long au PCE. Sans doute l’histoire familiale et le bagage intellectuel du jeune exilé étaient particulièrement adaptés pour affronter la suite. Quant à sa littérature, elle permet aujourd’hui de mobiliser l’imagination du lecteur pour susciter toutes ces rémanences du quotidien qui viennent rappeler le souvenir d’un souvenir, ou la mémoire d’un autre, et entretiennent ainsi la possibilité d’être activement présent dans le monde.
- 1.Jean-Marc Hovasse, « Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie », Esprit, mars-avril 1995, p. 219.
- 2.Thierry Fabre, « Jorge Semprún, Adieu, vive clarté », Esprit, juillet 1998, p. 220-221.
- 3.José María Semprún y Gurrea, « L’Espagne en face de son destin », Esprit, novembre 1934, p. 332.
- 4.Voir Jorge Semprún, Le langage est ma patrie, Paris, Buchet-Chastel, 2013.
- 5.Claude-Edmonde Magny, Lettre sur le pouvoir d’écrire [1943], Paris, Flammarion, 2012.
- 6.J. Semprún, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 266.
- 7.Ibid., p. 271.
- 8.Esprit, mai 2018, « Les engagements de Chris Marker ».