Requiem pour un empire défunt (discussion)
Dans ce dialogue radiophonique de 1988, les deux historiens confrontaient leur interprétation de la fin de l’empire austro-hongrois. À travers celle-ci, c’est l’idée de l’Europe qui était en jeu à la veille même de l’effondrement du bloc soviétique : les héritages des guerres et des idéologies, les relations entre États-nations et systèmes fédéraux ou impériaux, l’influence des grandes puissances sur l’Europe centrale.
Le 2 juin 2008 décédait à Paris François Fejtö, historien et journaliste d’origine hongroise, qui pendant un demi-siècle s’est efforcé de faire comprendre l’Europe centrale en France. Né en 1909 en Hongrie, venu en France à la veille de la guerre, il méritait le titre de « dernier Habsbourgeois ». Il joua un rôle important à travers ses articles et ses livres dans la transmission de l’histoire et surtout de l’expérience du communisme en Europe centrale1. Son œuvre majeure, Histoire des démocraties populaires, deux volumes écrits « à chaud », le premier sur la période stalinienne (paru en 1953), le second sur celle qui mène jusqu’en 1968 (paru en 1969), tranchait avec la production universitaire française de l’époque. Certes, nous avons appris pas mal de choses au cours des vingt dernières années grâce à l’ouverture des archives à l’Est mais, par la richesse de l’information et de l’analyse, ces livres restent une référence pour ceux qui veulent connaître dans sa diversité l’itinéraire des pays dits de l’Est qui ont rejoint récemment l’Union européenne.
L’autre thème majeur de l’œuvre de François Fejtö concernait l’Europe centrale précommuniste dont la matrice était l’empire des Habsbourg. Après un premier livre sur Joseph II et un autre sur le Printemps des peuples de 1848, il publia en 1988 son Requiem pour un empire défunt. Au fil des années s’affirmait dans la réflexion de François Fejtö plus qu’une nostalgie, une conviction forte que la disparition de l’Empire n’était pas inévitable et surtout qu’elle fut porteuse du désastre à venir pour une Europe centrale fragmentée par les nationalismes et devenue vulnérable aux deux grands totalitarismes représentés par l’Allemagne nazie et la Russie soviétique. C’est la parution de ce livre qui fournit en décembre 1988 l’occasion d’un débat dans l’émission d’Alain Finkielkraut sur France-Culture et dont nous présentons ici la transcription en hommage au maître disparu.
Jacques Rupnik
Alain Finkielkraut – « Requiem pour un empire défunt » : tels étaient le thème et la tonalité des beaux romans de Joseph Roth, la Marche de Radetsky et la Crypte des capucins, qui relatent la désagrégation de la monarchie austro-hongroise à travers l’histoire de la famille von Trotta et qui ont été redécouverts il y a quelques années à la faveur de la réconciliation de l’intelligentsia et, plus largement, de l’opinion publique française avec l’identité européenne. C’est aujourd’hui le titre d’un ouvrage historique que publie François Fejtö, l’auteur d’une biographie de Joseph II et d’une Histoire des démocraties populaires.
Livre d’historien que ce Requiem pour un empire défunt, mais d’historien engagé. Livre d’érudit, mais aussi essai combatif, puisque, à l’encontre de la thèse la plus courante, François Fejtö récuse le terme de désagrégation, qui implique que l’empire est mort de maladie, et lui profère le mot de destruction, qui implique que l’empire a été assassiné. Si l’on en croit en effet François Fejtö, la disparition de la double monarchie, à la fin de la Première Guerre mondiale, est une catastrophe qui aurait pu être évitée et dont portent l’entière responsabilité, les vainqueurs, bien sûr, mais aussi les nationalistes tchèques Masaryk et Beneš, qui souhaitaient la mort de l’Autriche-Hongrie, État monarchique et supranational – « Détruisez l’Autriche-Hongrie », écrivait Beneš en 1916 –, pour que naisse sur ses décombres l’État tchécoslovaque. Cette liquidation a ouvert la voie, selon Fejtö, à la disparition de l’Europe centrale, c’est-à-dire à son absorption par le Reich allemand, d’abord, par l’Union soviétique, ensuite. L’action dissolvante du principe des nationalités a préparé l’action homogénéisante des deux grands impérialismes continentaux.
La thèse est forte, on le voit, et elle mérite discussion. D’où la présence, face à François Fejtö, de Jacques Rupnik, maître de conférences à la Fondation nationale des sciences politiques, qui a publié un livre intitulé l’Autre Europe. Mais, avant que le débat ne prenne feu, j’aimerais vous demander, François Fejtö, si vous vous êtes toujours senti un sujet de François-Joseph transplanté à Paris par les caprices du destin, selon la formule de Manès Sperber qui sert d’épigraphe à vos Mémoires, si, comme Joseph Roth ou encore Franz Werfel, qui disait « l’empire est un renoncement à la commode affirmation de soi-même, un renoncement à l’abandon excitant aux instincts du sang », si vous avez toujours éprouvé de la nostalgie pour la monarchie danubienne et la maison des Habsbourg ; ou bien si ce deuil, cette tristesse, cette mélancolie sont tardifs, s’ils ont infléchi récemment votre parcours intellectuel et politique et, si tel est le cas, pouvez-vous nous dire ce qui les a fait naître ?
François Fejtö – Je dois dire que je suis un peu surpris lorsque vous parlez de nostalgie, parce que vous avez dit que j’ai écrit un livre d’histoire. J’ai voulu écrire un livre d’histoire, de cette histoire que j’ai étudiée dans les archives. Il en ressort une vision des événements de 1917-1918 qui ont entraîné la disparition d’un grand État de la surface de l’Europe. C’est d’ailleurs un fait sans précédent dans cette histoire. Je l’ai constaté grâce à des recherches minutieuses. Vous avez employé l’expression « livre engagé ». Il n’est pas engagé dans le sens où je serais monarchiste, où je regretterais la disparition de la monarchie des Habsbourg. Je regrette la disparition d’une entité qui était en pleine évolution vers la fédéralisation. J’ai toujours été fédéraliste. Déjà au début de ma carrière, j’étais fédéraliste et socialiste. Je dois d’ailleurs remarquer que, dans cette monarchie détruite, ce sont les partis sociaux-démocrates qui gagnaient en force et défendaient l’idée de son unité sous forme de fédération.
A. Finkielkraut – Votre livre s’intitule tout de même requiem, Requiem pour un empire défunt ; cette nostalgie n’est donc pas de mon fait. D’ailleurs, elle ne signifie pas que votre livre est partial. Mais ce livre a une coloration affective qui en fait aussi le prix. La question que je souhaite vous poser est de savoir si il y a cinquante ans, quand vous êtes arrivé en France, vous aviez déjà ce sentiment.
F. Fejtö – J’ai eu ce sentiment-là, parce que je suis effectivement, comme Joseph Roth, comme Odon von Horvath comme tant d’autres encore, un sujet de la monarchie. Je suis né sous la monarchie et j’avais 7 ans lorsque François-Joseph mourut, j’en avais 10 lorsqu’on a, comme je l’affirme, détruit cette monarchie, dont j’ai encore un souvenir très vivant. Mes dix premières années portent en quelque sorte un témoignage vécu de ce que, ensuite, j’ai complété par des études. Je parle de requiem non dans le sens subjectif – il y a un requiem de Mozart, un requiem de Verdi, qui ne sont pas nécessairement l’expression d’un regret subjectif – d’un regret qui me concerne personnellement. Je crois que toute l’Europe doit ressentir ce regret et ce deuil qui m’ont frappé en écrivant ce livre. D’ailleurs, vous ne l’ignorez pas, en écrivant un livre, on ne sait pas précisément quel en sera le résultat. J’ai fait des recherches, des études, et cela assez longuement. De fait, j’ai commencé à écrire ce livre en 1938. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, j’ai commencé des recherches dans les archives de Vienne, de Paris, etc. Ensuite, la guerre a interrompu ce travail ; mais je me posais déjà des questions sur les raisons d’une disparition qui a dépassé mon cerveau d’enfant ou d’adolescent, que je n’ai pas très bien comprise et dont les différentes explications qui en furent données dans les livres d’histoire que j’ai lus, notamment les livres d’histoire de France ou de Hongrie, ne m’ont pas satisfait.
L’explication générale était qu’un empire est de toute façon voué à la disparition et qu’un État multinational, à l’époque des États nationaux, est un anachronisme. Étant donné que j’ai vécu plus de dix ans dans cette monarchie et que j’ai en quelque sorte continué à y vivre après sa disparition, puisque j’avais des parents dans ce qui est devenu la Yougoslavie, en Croatie, mon grand-père était quant à lui né à Prague, en Bohême, j’ai maintenu un contact avec ce qui restait de cet empire et j’ai constaté que l’explication donnée, qui était que la création de ces États nationaux était la justification de la destruction de la monarchie, n’était pas valable. Il me fallait donc chercher au-delà.
A. Finkielkraut – François Fejtö vient de dire que, selon lui, si deuil il y a, il n’est pas simplement une tonalité subjective, l’humeur d’une personne ou d’un groupe de personnes, que c’est toute l’Europe qui doit ressentir ce deuil de la disparition de la double monarchie habsbourgeoise en 1918, à laquelle ont succédé des États-nations. Jacques Rupnik, vous qui avez travaillé sur le thème de « l’autre Europe », partagez-vous ce deuil, en tant qu’Européen ?
Jacques Rupnik – En tant qu’Européen, je partage le deuil de la disparition d’une Europe centrale comme pôle distinct de l’Occident et de la Russie. Je partage aussi le deuil d’une Europe centrale pluraliste, pluriethnique, multinationale, ouverte, et, bien entendu, la chute de l’Autriche-Hongrie fait partie de ce processus. Car c’est une région qui est ethniquement tellement complexe qu’il s’est avéré extrêmement difficile – quasiment impossible comme le dit François Fejtö – de construire des États-nations sur le modèle occidental. C’était un pari extrêmement difficile. Cette Europe centrale se définissait, entre autres, par la présence de minorités juives et de minorités allemandes. On sait ce qu’il est advenu : les États-nations n’ont pas été une réussite brillante, Hitler a éliminé des juifs, Staline a expulsé les Allemands. Une Europe centrale sans juifs et sans Allemands, est-ce encore l’Europe centrale ? Peut-on dorénavant parler de l’Europe centrale dans le même sens que l’entendaient Joseph Roth, Stefan Zweig et quelques autres grands écrivains du début du siècle ? Cette Europe centrale qui a disparu, j’en porte aussi le deuil. Mais je distinguerai la disparition de cette Europe-là, plurielle, pluriculturelle, de l’existence de la monarchie proprement dite. On a peut-être tendance aujourd’hui à porter un jugement rétrospectif. En effet, sachant ce que Staline et Hitler ont fait en Europe centrale depuis cette disparition, on peut se dire que l’Autriche-Hongrie, dénoncée comme « prison des nations », c’était relativement bénin par rapport à ce qui a suivi. De ce fait, on oublie ou on minimise les problèmes internes graves qui minaient cet édifice de l’intérieur. On peut en garder le regret, mais je crois qu’il est primordial de s’interroger aussi sur les raisons profondes qui ont contribué à sa désagrégation.
A. Finkielkraut – Nous entrons au cœur du débat, puisque vous, François Fejtö, refusez le terme de désagrégation et parlez de destruction, en soulignant les facteurs externes. À quoi est dû, selon vous, cet anéantissement, cet effondrement de l’Europe centrale ou, plus précisément, de la double monarchie, au sortir de la Première Guerre mondiale ?
F. Fejtö – Les raisons n’en sont pas simples. L’évolution vers le fédéralisme a été interrompue net par la guerre et, après la guerre, par les vainqueurs. Au cœur de ma recherche archivale il y avait la question : pourquoi des chancelleries, des diplomaties qui n’envisageaient pas, au début de la guerre, la disparition de la monarchie austro-hongroise, puisqu’elle ne figurait parmi les objectifs de guerre d’aucune des puissances, ont plus tard inclus cette disparition dans leur programme ? J’ai regardé les archives de 1914, 1915, 1916, je n’ai trouvé aucune trace, ni en France, ni en Angleterre, ni ailleurs, d’une disparition « programmée ».
Il s’agissait donc de phénomènes nouveaux, de phénomènes extérieurs aux conflits internes, aux tensions qui caractérisent tous les États multinationaux, sans les faire systématiquement éclater. Regardons le présent. Regardons par exemple la Yougoslavie, qui est un des États successeurs de la monarchie, un État censé être un État national ; or la nation yougoslave n’a jamais existé, pas plus que n’existait de nation tchécoslovaque. On a créé des États nationaux sur la base de nations inexistantes. Voilà qui fait réfléchir.
A. Finkielkraut – Pourquoi la disparition de l’empire est-elle entrée au dernier moment dans le programme des diplomaties occidentales ?
F. Fejtö – Ce n’était pas exactement au dernier moment. C’était un état d’esprit qui a évolué au cours de la guerre et qui est dû à de multiples facteurs, notamment à la préexistence, en France, d’une opinion publique au mode de pensée républicain, antimonarchique, anticlérical, etc. Cet état d’esprit s’est imperceptiblement, au fur et à mesure des années de guerre, détourné du principal objectif, qui était la destruction du militarisme allemand, et a pris pour cible, pour diverses raisons, cette monarchie austro-hongroise dont on ne peut prétendre qu’elle était responsable de la Première Guerre mondiale, bien que l’on ne puisse lui nier non plus toute responsabilité.
J. Rupnik – Deux remarques : d’une part, le problème du fédéralisme. Il est vrai que l’empire autrichien n’était pas ce régime figé qu’on imagine parfois. Mais il faut dire que son évolution se faisait toujours en retard par rapport au développement du mouvement national. C’est-à-dire que des concessions étaient faites, par-ci par-là, mais toujours avec dix années de retard environ par rapport à la demande. Vous avez dit, François Fejtö, que l’évolution vers la fédéralisation était acquise avant la guerre. Ce n’est pas tout à fait exact. C’est pendant la guerre que les principales évolutions dans ce sens ont été amorcées, et ce sont les sociaux-démocrates autrichiens qui étaient porteurs de cette idée de fédéralisation, parce qu’ils comprenaient bien que, pour faire avancer l’idée socialiste dans un empire multinational, il fallait « désamorcer » la problématique nationale. En tant que mouvement multinational, ils furent sans doute les premiers à l’affût : les théories d’Otto Bauer et de Karl Renner, ces austro-marxistes, furent en effet les premières à développer l’idée d’autonomie extraterritoriale culturelle nationale. Mais les socialistes autrichiens ne sont véritablement arrivés au pouvoir que pendant la guerre. C’est-à-dire lorsqu’il était déjà trop tard. Ils espéraient faire passer leur programme au moment où les chances de le réaliser étaient en train de disparaître.
D’autre part, et c’est le second point, pourquoi les chancelleries occidentales se sont-elles soudain converties à l’idée de la destruction de l’empire ? Vous proposez une thèse qui est celle du poids des idées républicaines dans la France de l’époque. Vous allez même plus loin, puisque vous mettez en valeur, dans votre livre, le rôle des francs-maçons. En étant quelque peu injuste, on pourrait dire que vous attribuez la fin malheureuse de l’empire à une sorte de « complot » des francs-maçons et des Tchèques, Masaryk et Beneš, qui auraient manipulé les chancelleries occidentales. Je conteste cette thèse.
F. Fejtö – C’est une interprétation caricaturale de ce que je dis. D’abord en ce qui concerne le rôle des francs-maçons. C’est un mouvement pour lequel j’éprouve le plus grand respect, auquel mon père appartenait et au sein duquel j’ai des d’amis. Je montre tout simplement que ce mouvement, représentant en quelque sorte une force de frappe du républicanisme français, défendait une solution qui prônait le remplacement de la monarchie par des États nationaux fondés sur la libre détermination des peuples. Ils avaient donc des idées généreuses. Mais elles étaient teintées d’un léger anticléricalisme qui présentait à l’opinion française l’Autriche comme un suppôt du Vatican, oubliant qu’il y avait beaucoup de protestants en Hongrie. L’Autriche, l’Espagne et le Vatican étaient à leurs yeux les trois derniers vestiges qui entravaient l’avènement d’une Europe républicanisée. On m’a généreusement permis d’avoir accès aux archives du Grand Orient de France, et c’est dans ces archives que j’ai trouvé la première mention, par exemple, de la création de l’État tchécoslovaque comme objectif de guerre. C’était près de deux ans avant que cet état des choses fût connu de l’opinion publique et fût réalisé. C’est la toute première trace écrite que j’ai trouvée de cet objectif, et ce n’est pas un hasard.
A. Finkielkraut – Un mot sur l’autre point soulevé par Jacques Rupnik : la question du fédéralisme. Il est vrai que cette question s’est posée à partir de la seconde moitié du xixe siècle en Autriche-Hongrie, que c’était la réforme toujours envisagée de la monarchie qui devait lui permettre de rester un État multinational, ou supranational, sans être cette prison des peuples que d’aucuns dénonçaient. Mais je me demande – et je vous pose la question – si la véritable occasion manquée de l’Autriche-Hongrie n’est pas antérieure à la guerre, si elle ne date pas du compromis de 1867. En effet, jusqu’à cette date, beaucoup de nationalistes tchèques, notamment, espéraient que la monarchie se réformerait et donnerait naissance à une fédération de pays historiques, Autriche allemande, Bohême, Galicie et Bukovine, Hongrie. Or on aboutit, en 1867, à un compromis historique entre l’Autriche et la Hongrie et à cette création très étrange d’une double monarchie, d’un empire bicéphale difficile à nommer, presque inexprimable. L’occasion à saisir ne se présenta-t-elle pas plutôt à ce moment-là et le compromis historique ne fut-il pas, en fin de compte, une occasion manquée ?
J. Rupnik – C’est effectivement la grande occasion manquée. En effet, si l’on considère l’évolution du nationalisme tchèque depuis le xixe siècle, on remarque qu’en 1848 les Tchèques sont austrophiles ou plutôt austro-slaves. Ils sont à la fois opposés à l’autocratie russe et aux appels des révolutionnaires allemands, ce qui leur vaut d’être dénoncés avec véhémence. Les Tchèques considèrent alors que la monarchie autrichienne est, tout compte fait, le meilleur cadre pour promouvoir leur intérêt national, puisque, comme le dit en substance Palacký à cette époque : nous, les Slaves – il ne pensait pas qu’aux Tchèques – sommes majoritaires en Autriche, il nous faut donc faire évoluer les institutions autrichiennes dans le sens du fédéralisme et dans le sens démocratique et, par là même, obtenir le maximum de satisfactions dans le domaine national sans avoir à faire de révolutions.
Le compromis de 1867, l’accord entre l’Autriche et la Hongrie, qui se fait au détriment des petites nations, est une terrible déception. On voit alors, même des gens comme Palacký, pourtant fortement antirusse, déclarer à ce moment-là que, puisque le dualisme excluait les Tchèques, il faudra compter sur l’aide de la Russie. Après 1867, chaque fois que des ouvertures ou des concessions en direction des Tchèques furent envisagées à Vienne, ou chaque fois qu’il fut question que l’empereur se fasse couronner roi de Bohême – puisque, formellement, la couronne tchèque avait gardé sa continuité – les élites politiques hongroises s’y opposèrent. Je crois que cela créa, bien que ce ne soit pas là la seule cause, beaucoup de frustrations au sein du nationalisme tchèque, qui se mit à jouer, lorsque l’occasion s’en présenta, la carte de la séparation. Je précise que l’option du démembrement de l’Autriche-Hongrie n’a jamais été envisagée avant la guerre. Ce n’est que vers 1916-1917 que l’on commence à parler ouvertement de cette question.
Pour résumer, il y eut d’abord les occasions manquées, et je pense que le compromis de 1867 en était une. L’arrivée tardive des sociaux-démocrates au pouvoir en était une seconde. Ensuite, la guerre précipita des événements que même les plus nationalistes des Tchèques n’avaient pas imaginés auparavant.
F. Fejtö – Nos points de vue sont beaucoup plus proches qu’il n’y paraît. Le compromis de 1867 est, à mes yeux aussi, une immense erreur. Je pense d’ailleurs souligner suffisamment, dans mon livre, la grande responsabilité de la classe dirigeante hongroise, qui empêcha la cour de Vienne, laquelle comprenait mieux la question tchèque que Budapest, de se concilier la Bohême-Moravie en lui restituant les droits historiques du royaume de Bohême. Et je ne parle pas du royaume de Croatie, quatrième élément qui aurait pu et dû être associé. La responsabilité de la classe dirigeante hongroise, non du peuple, non de l’opposition démocratique et des sociaux-démocrates, est nettement engagée.
Mais cela n’est pas la cause de la dissolution, car la seule existence du renforcement du mouvement nationaliste tchèque n’aurait pu à elle seule faire disparaître la monarchie. N’oublions pas, par exemple, qu’en 1848 la Hongrie s’est soulevée contre les Habsbourg pour réclamer son indépendance. L’armée hongroise remporta une victoire sans appel sur les armées autrichiennes, auxquelles s’étaient associés les Croates. Il aurait fallu que l’Autriche appelle à son secours, avec la bénédiction de l’Angleterre et de l’ensemble de l’Europe, la Russie du tsar pour battre les Hongrois et rétablir la monarchie. C’est précisément cette analogie historique qui me permet de constater que, pour faire disparaître un État, même s’il rencontre de grandes difficultés internes, les discours et les manifestations ne suffisent pas. N’oublions pas que les Tchèques ne se sont pas soulevés comme les Hongrois, qu’ils n’ont pas formé une armée comparable a celle de Kossuth et de Görgey, ils discouraient et manifestaient…
J. Rupnik – On a entendu ce débat à propos de la révolution hongroise de 1956 et, à l’inverse, à propos du Printemps de Prague de 1968. Les deux stéréotypes nationaux ont la vie dure…
F. Fejtö – Aucun sentiment antitchèque ne m’anime lorsque je parle ainsi, et ce d’autant moins que je descends partiellement de cette région. Là n’est pas la question. La question est que les retards, les occasions manquées ont longtemps existé, certes, mais que la situation évoluait. Une autre légende a gagné l’Europe occidentale, une légende qui a, elle aussi, la vie dure. En effet, l’Europe centrale commence à devenir à la mode, on découvre subitement l’immense culture de cette région qui existe pourtant depuis longtemps, on découvre ses grands écrivains.
Mais cette culture n’était pas exclusivement viennoise, on oublie que Prague, Budapest, Zagreb, Ljubljana, Cracovie, que toutes les grandes villes de la monarchie connaissaient une renaissance culturelle à la fois nationale et cosmopolite, européenne qui était tout à fait remarquable. La légende veut que cette culture fût une culture de décadence, de déclin. On oublie qu’elle a engendré de grands philosophes précurseurs qui montraient la voie, qu’elle est mère de la psychanalyse, qu’en sociologie, dans les arts et en littérature, elle était tout à fait à l’avant-garde. Cette avant-garde présente en Europe centrale n’était en rien une avant-garde de déclin et de décadence.
A. Finkielkraut – Je ne veux pas ranimer cette querelle tchéco-hongroise. Cela dit, il y a dans votre livre un chapitre que je crois très important et auquel je souhaiterais que nous consacrions la fin de notre débat. Il concerne le rôle de Masaryk et de Beneš dans ce que vous appelez la destruction de la monarchie danubienne. On sait peu de choses sur Masaryk, en France. On sait tout de même qu’il est le fondateur de l’État tchécoslovaque né en 1918, qu’il l’a présidé jusqu’en 1935, que c’est donc la plus grande figure moderne de la Tchécoslovaquie. Je souhaiterais connaître l’opinion de Jacques Rupnik sur ce réquisitoire qui est le vôtre, sur cette critique que vous faites de Beneš et de Masaryk, présentés comme des génies de la propagande.
F. Fejtö – Ce « réquisitoire » peut aussi être interprété comme le plus grand éloge qu’on ait jamais fait de ces hommes, parce que je reconnais leur génie. Ils ont créé un État et ils en ont détruit un autre…
J. Rupnik – Mais c’est quand même attribuer beaucoup de force à un homme, aussi doué fût-il. Masaryk était effectivement très doué, il était un produit de cette culture d’Europe centrale que vous évoquiez à l’instant. Philosophe et sociologue, il écrivit une thèse brillante sur le suicide, bien avant les travaux de Durkheim, et qui reste une lecture obligatoire dans tous les cours de sociologie aux États-Unis. C’est donc un professeur de philosophie qui incarna la nation en tant que fondateur de l’État tchécoslovaque en 1918. Mais on oublie – et c’est là que je suis en désaccord avec l’image que vous présentez de Masaryk : un nationaliste étroit et manipulateur – que Masaryk fut l’homme en marge du nationalisme tchèque, qui combattit sans cesse tous ses travers, les aspects étroits, rétrogrades, primaires du nationalisme tchèque tel qu’il se développa, généralement en réaction au nationalisme allemand, vers la fin du xixe siècle.
J’évoquerai simplement deux épisodes pour illustrer mon propos. Le premier est celui de la falsification des Manuscrits. On « découvrit », dans les années 1880, de faux manuscrits anciens, glorifiant l’histoire des Tchèques et reléguant les Allemands du Moyen Âge au rang de sous-développés par rapport aux Tchèques. Masaryk et quelques-uns de ses amis savants démontent totalement cette entreprise de fabrication de mythes et sont dénoncés par les nationalistes tchèques comme des traîtres à la nation. Quelques années plus tard, au moment où éclate l’affaire Dreyfus en France, l’affaire Hilsner agite la Bohême. Un juif est accusé de meurtre rituel. Masaryk mène seul, avec quelques amis, une campagne contre tout le courant nationaliste. Il est « exclu » de la nation ; on le traite de « vendu aux juifs, aux Allemands », etc.
Cet homme, qui n’appartient à aucun grand parti, mais qui se présente toujours dans une circonscription où les sociaux-démocrates ne lui opposent pas de candidat, cet homme indépendant, en marge des partis, en marge du nationalisme, réussit l’exploit improbable de devenir l’incarnation de la nation en 1918. Mais le concept de la nation qu’il représente n’est pas ethnique, ce n’est pas un concept qui exclut l’autre, mais un concept pluraliste, ouvert, fondé sur la démocratie. Un concept de la nation à la française. Toute sa conception de l’État tchécoslovaque n’a de sens, dans sa philosophie, que dans une vision, presqu’une foi, sans doute excessivement optimiste voire aveugle, dans les vertus rédemptrices du progrès et de la démocratie. Il est convaincu que la démocratie permettra, par la citoyenneté, une véritable intégration des composantes nationales dans l’État multinational que la Tchécoslovaquie devait inévitablement devenir et qu’elle réussira ce que l’ancienne Autriche, figée dans un système archaïque, semi-féodal et bureaucratique, ne sut accomplir.
F. Fejtö – Je souscris pour une très grande part au portrait que vous tracez de Masaryk, auquel j’ai d’ailleurs, jeune écrivain, consacré une étude extrêmement élogieuse. C’était un grand démocrate, un grand humaniste, un grand idéaliste. Il ne peut être comparé à Beneš, personnage très différent. Masaryk était un philosophe, un grand esprit, il était peut-être un peu en dehors des réalités. Vous avez vous-même employé le terme « aveugle ». Il fut peut-être aveuglé par son humanisme, par sa conviction qu’il était possible d’édifier, sur les ruines de la monarchie, un État démocratique parfait, plus parfait peut-être que la démocratie française ou américaine qu’il prenait pour modèle. Mais les chemins de l’enfer sont parfois pavés des meilleures intentions… Cela dit, le problème, à mes yeux, n’est pas tant Masaryk que Beneš.
Quand celui-ci écrit, dans ses Mémoires, que ce sont lui et Masaryk qui, au fond, donnèrent aux puissances de l’Entente leurs objectifs de guerre, je ne crois pas qu’il exagère. Il dit la vérité. Mes sentiments sont évidemment ambigus, car je pense qu’il a fait œuvre néfaste. Mais il est impossible de nier la grandeur des efforts déployés par Beneš en Occident. Il était partout, dans toutes les rédactions, toutes les chancelleries, tous les palais à Londres ou à Paris. Il fut le grand organisateur de la destruction de la monarchie. L’homme qui sut, grâce à son éloquence, faire admettre des contre-vérités terribles aux diplomaties occidentales. Par exemple, il parvint à convaincre l’Occident que l’Autriche-Hongrie avait définitivement lié son sort à l’Allemagne si bien que, pour affaiblir l’Allemagne, il fallait tout d’abord détruire l’Autriche-Hongrie.
Il sut implanter avec succès toutes ces idées fausses dans l’ensemble de la presse française ainsi qu’à l’université française, où il avait des amis. À la lecture de ses Mémoires on ressent une grande admiration devant son immense énergie. Énergie qui montre l’influence que pouvait avoir un seul homme, sur la politique, sur la diplomatie française, qui, à cette époque-là, connaissait très mal l’Europe centrale. Il a ses entrées au Quai d’Orsay. En les persuadant qu’il était possible de créer un État composé de la Bohême-Moravie et de la Slovaquie, il affirmait une contre-vérité, à savoir que les Slovaques formaient une même nation avec les Tchèques. Beneš réussit, grâce à son activisme diplomatique, à son éloquence, à son savoir-faire écrit et oral, à imposer des idées que la diplomatie occidentale fit siennes.
A. Finkielkraut – Êtes-vous d’accord, Jacques Rupnik ? Il s’agit bien du même Beneš qui, en 1938, fut contraint de souscrire aux accords de Munich ?
J. Rupnik – Oui, bien sûr, il s’agit du même Beneš, l’adjoint de Masaryk. Masaryk était le penseur, Beneš le diplomate habile. Mais peut-on se fier à ses Mémoires, qui, évidemment, mettent son rôle en valeur ? Une certaine vantardise lui fait affirmer : « C’est moi qui ai persuadé tel ou tel ministre des Affaires étrangères d’accepter telle ou telle décision avantageuse pour les Tchèques. »
F. Fejtö – Mais ce qu’il dit est confirmé par nombre de Mémoires écrits par des diplomates français d’alors. Quand il affirme avoir vu le président Poincaré, il dit la vérité.
J. Rupnik – Effectivement. Ils ont mené, avec des moyens très réduits, puisque ces deux personnes ne furent aidées que par Štefánik et quelques autres, une œuvre de diplomatie impressionnante. Vous l’avez décrite avec beaucoup de talent, mais vous en faites aussi une critique féroce. On a l’impression que deux individus ont réussi, grâce à leur grand talent de manipulation, à persuader les chancelleries occidentales des véritables objectifs de la guerre. Cela me paraît excessif. Les démocraties occidentales avaient leurs propres visées.
F. Fejtö – Beneš et Masaryk étaient aidés. Tous les deux étaient francs-maçons et leur appel n’était pas totalement innocent. Grâce à leurs amis francs-maçons qui avaient une influence certaine dans les milieux diplomatiques, dans la presse, au sein de l’université, les idées de ces deux hommes purent acquérir une audience de plus en plus large…
J. Rupnik – Ne pensez-vous pas qu’attribuer une telle importance au « complot » de Masaryk-Beneš avec les francs-maçons est exagéré ? Pourquoi ne pas y inclure les juifs, puisque Masaryk lui-même affirme, dans ses conversations avec Čapek, que, lorsqu’il était aux États-Unis pendant la Première Guerre mondiale, il se tourna vers le lobby juif pour avoir accès au président Roosevelt ? En effet, la communauté juive des États-Unis se souvenait avec reconnaissance du rôle joué par Masaryk dans la campagne pour défendre Hilsner ; elle voyait en lui l’homme qui avait combattu l’antisémitisme et qui incarnait la démocratie. Bien entendu, tout philosophe qu’il était, il était aussi homme politique. À partir du moment où il entrait sur le terrain politique, il devait s’appuyer sur certaines forces.
Il se tourna tantôt vers ses relations franc-maçonnes, tantôt vers ses amis juifs, mais il en appela surtout à deux grands esprits, deux grands professeurs : le premier était Ernest Denis, à Paris, qui n’était pas un diplomate ignorant, mais le meilleur connaisseur, en France, des réalités de cette région. Le second, en Angleterre, n’était pas un diplomate farfelu ignorant tout de l’autre Europe – « ces pays lointains dont nous ne connaissons rien », comme le dira Chamberlain en 1938 –, mais Seton-Watson, grand spécialiste de l’Autriche-Hongrie, qu’il avait longuement parcourue, auteur de savants traités sur la question slovaque en Hongrie, sur le problème des Tchèques. Les deux amis vers lesquels il se tourna étaient de grands savants et, s’ils décidèrent de l’aider, c’est qu’ils soutenaient ses projets de réorganisation de la « nouvelle Europe ».
F. Fejtö – Je mets en doute l’expression « grands savants ». Ce ne sont que quelques professeurs qui, dans une ambiance où la connaissance de l’Europe centrale était quasi inexistante, avaient en quelque sorte le monopole de cette connaissance. Avant de les qualifier de grands savants, il serait souhaitable de les relire. Nous trouverions aujourd’hui dans leurs œuvres nombre de contre-vérités, d’erreurs et de mensonges sur les structures de la monarchie et la présentation qu’ils en ont faite.
A. Finkielkraut – Quoi qu’il en soit, les uns et les autres s’accordaient à penser que la monarchie avait vécu, qu’elle n’était plus viable et que, par conséquent, la création d’un État tchécoslovaque ou d’États fondés sur le principe de l’autodétermination était indispensable. Je voudrais vous demander, Jacques Rupnik, si, à la lumière de l’histoire, vous souscrivez encore cette idée ? Diriez-vous aujourd’hui : « Oui, cette création était souhaitable » ? Ou bien est-il impossible à un historien de se poser cette question ?
J. Rupnik – Personnellement je partage sa nostalgie d’une époque révolue qui vit l’Europe centrale tenter de dépasser les passions des nationalismes, car on sait, en ce xxe siècle finissant, où ont mené ces déchaînements nationalistes : au nazisme et, plus tard, à leur manipulation par le stalinisme. Rétrospectivement, je pense que cette Europe centrale d’États indépendants naquit dans une situation d’anomalie, c’est-à-dire dans une situation de vide géopolitique créé par la défaite des deux grands pôles qu’étaient la Russie révolutionnaire et l’Allemagne. Pendant quelques années, les puissances occidentales purent garantir l’existence de ces États-nations, mais, dès que la France, essentiellement, et la Grande-Bretagne cessèrent de porter un intérêt soutenu à ces pays, ils ne furent plus en mesure de garantir seuls leur indépendance.
À ce titre-là, je dirai que l’Empire autrichien avait des raisons d’exister. Je ne parle donc pas de l’Autriche en tant que telle, mais d’un État supranational, d’une fédération, ce en quoi je rejoins les idées qui inspirent François Fejtö. Je pense que la monarchie n’a pas su se réformer à temps, transformer ses institutions politiques, apporter des solutions au problème des forces centrifuges, des nationalismes montants. C’est en ce sens que je préfère la formule d’Oskar Jaszi2 de « dissolution » de l’empire. Je ne pense pas que la création d’une Europe centrale d’États indépendants était inévitable ; en revanche la guerre a précipité quelque chose qui devenait inévitable. Je partage avec François Fejtö l’idée que seule une fédération d’Europe centrale pourrait apporter un équilibre à des États fragiles situés entre la Russie et l’Allemagne.
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Cette discussion est reprise de l’émission Répliques animée par Alain Finkielkraut, le 3 décembre 1988 sur France-Culture. Nous le remercions vivement de nous avoir autorisé à reprendre la transcription de cet échange.
- 1.
Deux colloques viennent d’être consacrés à l’œuvre de François Fejtö : le premier en Hongrie, organisé par la fondation Karolyi et le second à Paris le 5 mai 2009 dont l’intitulé reprend celui de ses mémoires : Un passager du siècle.
- 2.
Homme politique et historien hongrois, auteur de The Dissolution of the Habsburg Monarchy, Chicago University Press, 1927.