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Les dirigeants des pays du groupe de Visegrad en juillet 2020. De gauche à droite : Igor Matovič (Slovaquie), Viktor Orbán (Hongrie), Mateusz Morawiecki (Pologne) et Andrej Babiš (République tchèque) - Crédits : Conseil de l’UE
Les dirigeants des pays du groupe de Visegrad en juillet 2020. De gauche à droite : Igor Matovič (Slovaquie), Viktor Orbán (Hongrie), Mateusz Morawiecki (Pologne) et Andrej Babiš (République tchèque) - Crédits : Conseil de l’UE
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L’Europe centrale, objet retrouvé

La question des frontières de l’Europe centrale, comme celle de ses rapports à la Russie, est débattue depuis les années 1980. L’invasion de l’Ukraine a brutalement ravivé ce débat et engendré des divisions : si la République tchèque, la Pologne et la Slovénie se sont unilatéralement rangés du côté de l’Ukraine, la Hongrie a préféré ménager sa stabilité économique en adoptant un positionnement plus neutre.

« L’Europe centrale est reliée culturellement à l’Ouest, géographiquement au Centre, politiquement à l’Est1. » C’est ainsi que l’écrivain tchèque Milan Kundera décrivait « la tragédie de l’Europe centrale » dans un essai publié en 1983. L’affirmation que l’Europe centrale est « un Occident kidnappé » a suscité un important débat parmi les intellectuels de cette région du monde – ses Dichter und Denker –, contribuant à modifier non seulement l’image qu’elle se faisait d’elle-même mais aussi, à l’Ouest, la géographie mentale du continent.

Le sujet le plus important et le plus controversé de ce débat des années 1980 concerne le rapport de l’Europe centrale avec la Russie. Il permet de déterminer les limites de la région, la Russie soviétique étant son Autre constitutif. Ainsi, lors d’une conférence mémorable entre des écrivains d’Europe centrale et de Russie, à Lisbonne en mai 1988, des échanges vifs ont opposé György Konrád et Czesław Miłosz, qui parlaient d’occupation impérialiste, et le poète Joseph Brodsky, originaire de Leningrad, pour qui le concept d’Europe centrale désignait une communauté imaginaire destinée à expulser la Russie d’Europe. Le rappel à l’auditoire de l’écrivaine russe Tatiana Tolstaya que « nous n’avons aucune autorité sur les chars, nous sommes des écrivains » a de troublants échos avec la situation contemporaine, alors que les chars russes progressent à travers l’Ukraine. En Europe centrale et ailleurs, l’invasion russe a réactivé des représentations de la Russie héritées de l’ère soviétique et de l’histoire plus ancienne, ainsi que des formes contestables de la culture de l’effacement (cancel culture) à l’égard de l’art russe.

L’émancipation culturelle et mentale à l’égard du joug russe et la division Est-Ouest du continent après-guerre peuvent être considérées comme les préludes à l’effondrement soviétique en 1989. Par la suite, l’idée de l’Europe centrale a migré de la culture vers la politique – du « moment Kundera » au « moment Havel ». L’ensemble de la région partageait en effet une même situation inédite et un même programme politique de désoviétisation, de démocratisation, de coopération régionale et de « retour à l’Europe », mais il était difficile de savoir qui précisément devait en faire partie.

Dans un discours à la Diète et au Sénat polonais en janvier 1990, le président de la Tchécoslovaquie Václav Havel donne une indication : « Pour la première fois dans l’histoire, nous avons une véritable occasion de combler le grand vide politique qui est apparu en Europe centrale après l’effondrement de l’empire des Habsbourg avec quelque chose qui soit authentiquement significatif. » Cette réponse profonde à une question géopolitique ancienne donne pourtant une version tchéco-habsbourgeoise de l’espace concerné. Elle pouvait convenir aux Slovaques ou aux Slovènes, mais pas forcément à d’autres, qui avaient une conception différente des frontières de l’Europe centrale. Les Hongrois, par exemple, préfèrent le domaine danubien, qui concerne principalement les pays ayant une minorité hongroise. La variante polonaise est encore plus vaste et recouvre tout l’espace compris entre l’Allemagne et la Russie, pour des raisons historiques relatives à la République des Deux Nations, qui comptait les terres de l’actuelle Biélorussie et une bonne partie de l’Ukraine du xvie siècle à la fin du xviiie siècle. La récente initiative polonaise des Trois Mers, qui envisage un espace commun de la mer Baltique à la mer Noire (Ukraine) et à la mer Adriatique (Croatie), est un bon exemple de la manière dont l’imaginaire historique peut renforcer les ambitions d’une puissance régionale potentielle grâce à un projet géo politique dans le voisinage oriental de l’Union européenne.

Ces différentes géographies mentales ne sont pas sans lien avec l’incar nation institutionnelle de l’idée d’Europe centrale. L’une des premières tentatives après 1990 est venue du ministre des Affaires étrangères italien Gianni De Michelis qui – se rappelant que la partie septentrionale de son pays a fait partie de l’empire des Habsbourg – a proposé une association, qui devait initialement s’appeler la « Pentagonale », regroupant l’Italie, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Yougoslavie. La Pologne a été ajoutée plus tard, suivie par seize pays entretenant un rapport de plus en plus lâche avec l’Europe centrale. Quand, à la fin des années 1990, la Macédoine a été ajoutée à ce qui avait été rebaptisé l’« Initiative de l’Europe centrale », j’ai demandé à Havel ce que cela signifiait pour le projet. Il a répondu : « Il y a des institutions qui périssent par excès de politesse. » Et d’ajouter qu’on ne pouvait exclure que cela s’applique à l’Union européenne.

Pour cette raison, Havel a insisté sur un concept plus restreint d’Europe centrale, incarné par le groupe de Visegrád, fondé en 1991, sans exclure d’autres formes de coopération ad hoc. En 1994, Havel a ainsi organisé des rencontres entre les présidents des quatre pays du groupe de Visegrád (la République tchèque, la Hongrie, la Pologne et la Slovaquie) et leurs homologues de Slovénie, d’Autriche et d’Allemagne. L’inclusion de ces deux derniers pays correspond à l’idée d’une Europe du Centre-Ouest, avec une composante germanique, bien que le président de l’Allemagne Richard von Weizsäcker s’empressa de récuser le terme de Mitteleuropa, conscient qu’il a historiquement servi de nom de code à une sphère d’influence allemande.

Les pères fondateurs du groupe de Visegrád étaient trois dissidents devenus présidents : Havel, le Polonais Lech Wałęsa et le Hongrois Árpád Göncz. Leurs objectifs étaient clairs : premièrement, poursuivre la coopération entre les dissidents d’Europe centrale afin d’éviter le retour des rivalités nationalistes d’avant-guerre entre les prétendus « gagnants et perdants » du traité de Versailles de 1919, avec leurs tentations irrédentistes au sujet des frontières et des minorités ; deuxièmement, mettre en œuvre la transformation démocratique devant conduire à l’intégration européenne.

Le succès de l’Europe centrale contrastait avec l’Europe du Sud-Est, déchirée par la guerre et minée par des régimes post-communistes nationalistes aux tendances autoritaires. Avec le reflux de la menace russe, les Balkans sont en effet devenus, dans les années 1990, un Autre constitutif implicite pour les Européens du Centre. Par la suite, une variation sur ce thème est apparue au moment de la vague de migrants venus du Moyen-Orient. Cette dernière a provoqué une réaction commune, protectionniste et hostile à l’immigration, des pays du groupe de Visegrád et, comme les migrants arrivaient par la « route ottomane » qui traverse la Turquie et les Balkans, elle a ravivé les récits historiques qui présentent les nations d’Europe centrale comme un rempart contre une « invasion » étrangère (et contre les illusions multiculturelles de l’Europe).

Les objectifs des pères fondateurs du groupe de Visegrad étaient clairs : poursuivre la coopération entre les dissidents d’Europe centrale et mettre en œuvre la transformation démocratique devant conduire à l’intégration européenne.

Au même moment, les pays du groupe de Visegrád devenaient de fervents défenseurs de l’élargissement de l’Union européenne aux Balkans, peu convaincants à cause de leurs propres régressions démocratiques et de leur rhétorique eurosceptique véhémente. Ces dernières années, le groupe a pris le contrepied de son objectif initial, avec la « démocratie illibérale » et le « populisme light » des Premiers ministres Robert Fico en Slovaquie et Andrej Babiš en République tchèque, des sympathies discrètes pour le Brexit et un mépris manifeste pour une Europe libérale considérée comme faible, permissive et décadente. Dans les « guerres culturelles » européennes, les idéologues des partis au pouvoir Fidesz en Hongrie et Droit et justice (PiS) en Pologne ressemblent plus aux ultra-conservateurs nationalistes russes qu’aux Européens de l’Ouest…

Mais la guerre russe contre l’Ukraine a radicalement transformé le paysage, avec le groupe de Visegrád comme victime collatérale. En mars 2022, les Premiers ministres de la République tchèque, de la Pologne et de la Slovénie se sont rendus à Kiev pour manifester leur solidarité avec le président Volodymyr Zelensky et défendre un renforcement du soutien militaire à l’Ukraine. Le Hongrois Viktor Orbán, grand absent de cette rencontre, était occupé à mener une campagne électorale en défendant l’idée que les Hongrois n’ont pas à prendre parti dans ce conflit. Plus récemment, la ministre de la Défense tchèque a annulé une conférence avec ses pairs du groupe de Visegrád, au prétexte que « pour les dirigeants hongrois, le gaz bon marché importe plus que le sang ukrainien ».

La Russie unissait les Européens du Centre ; désormais, elle les divise. Les désaccords couvaient au moins depuis 2014, avec des réponses différentes en Hongrie et en Pologne à la révolution de Maïdan en Ukraine et à l’annexion de la Crimée par la Russie. L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 a étalé les divisions au grand jour, avec des conséquences importantes.

La Russie unissait les Européens du Centre ; désormais, elle les divise.

La plus remarquable est une éclipse, sans doute provisoire, de l’euro scepticisme dur en Europe centrale. Jusqu’à la fin de l’année dernière, il s’exprimait sans vergogne à Budapest et Varsovie. Le Premier ministre polonais a ainsi comparé l’adoption d’un mécanisme de conditionnalité des fonds européens au respect de l’État de droit au fait de « déclencher une troisième guerre mondiale », à laquelle son pays était prêt à répondre « par tous les moyens disponibles ». « Dieu merci, ils n’ont pas l’arme nucléaire », devait-on penser, soulagé, à la Commission européenne. Pendant ce temps, Poutine, au milieu d’une guerre bien réelle, commençait aussi à évoquer les capacités nucléaires de la Russie. À l’automne dernier, les ministres de la Justice de la Hongrie et de la Pologne ont attaqué le mécanisme de conditionnalité, comparant l’Union européenne à l’Union soviétique. Mais essayez de dire que Bruxelles est un nouveau Moscou dans une Kiev assiégée ! Le 1er mars dernier, devant le Parlement européen, Zelensky a soutenu avec ardeur que l’Union européenne était le principal ancrage de la démocratie ukrainienne à venir. On ne peut identifier Bruxelles à Moscou et, en même temps, réclamer (comme les trois Premiers ministres l’ont fait à Kiev) que le statut de candidat à l’adhésion de l’Union européenne soit immédiatement accordé à l’Ukraine.

Pendant ce temps, nous redécouvrons que Lviv a été Lvov et Lemberg, et qu’une partie de l’Ukraine a fait partie de l’Europe centrale. Aujourd’hui, l’Ukraine penche vers l’Ouest, et son Occident le plus proche est l’Europe centrale, qui tente pour sa part de se réinventer en s’élargissant vers l’Est.

Cet article, d’abord publié dans IWMpost, no 129, printemps-été 2022, est traduit de l’anglais par Jonathan Chalier.

  • 1. Milan Kundera, « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, no 27, novembre 1983, p. 13 (rééd. Gallimard, 2021).

Jacques Rupnik

Politologue et directeur de recherches au CERI-Sciences Po, il est spécialiste des problématiques de l'Europe centrale et orientale. Ses recherches portent sur la transition démocratique en Europe de l'Est et dans les Balkans, l'intégration européenne (élargissement de l'UE et politiques de voisinage) et les nationalismes.

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Médias hybrides

Le terme de « médias » est devenu un vortex qui unifie des réalités hétérogènes. Entre les médias traditionnels d’information et les plateformes socio-numériques qui se présentent comme de nouvelles salles de rédaction en libre accès, des phénomènes d’hybridation sont à l’œuvre : sur un même fil d’actualité se côtoient des discours jusqu’ici distincts, qui diluent les anciennes divisions entre information et divertissement, actualité et connaissance, dans la catégorie nouvelle de « contenus ». Émergent également, aux côtés des journalistes, de nouvelles figures médiatrices (Youtubers, streamers, etc.). L’ambition de ce dossier, coordonné par Jean-Maxence Granier et Éric Bertin, est d’interroger le médiatique contemporain et de le « déplier », non pour regretter un âge d’or supposé mais pour penser les nouveaux contours de l’espace public du débat, indispensable à la délibération démocratique. À lire aussi dans ce numéro : Pourquoi nous n’avons jamais été européens, Les raisons de lutter, Annie Ernaux et le dernier passeur et la dernière apparition de Phèdre.