Audiovisuel public : chronique d’un affaiblissement programmé
Controverse
Audiovisuel public: chronique d’un affaiblissement programmé
Pluie d’amendements déposés par l’opposition contre une loi qui bouleverse le paysage audiovisuel français en prévoyant la fin de la publicité sur les chaînes publiques de télévision et la nomination des présidents des chaînes par l’exécutif; passe d’armes à l’Assemblée nationale avec formules réservées aux grands jours, faute sans doute d’un grand soir pour la gauche française: « Nous essayons de nous battre pied à pied pour éviter le naufrage de la télévision publique que vous avez programmé » (Didier Mathus, député PS, Saône-et-Loire), « assassinat », « étranglement » (Noël Mamère, député vert, Gironde), « tartufferie » (Patrick Bloche, député PS, Paris), « ce texte est fait pour renflouer les caisses de Martin Bouygues (propriétaire de TF1), ami personnel du chef de l’État. L’objectif, c’est bien de redistribuer 450 millions d’euros aux chaînes privées, TF1 et M6 » (Jean-Marc Ayrault, député PS, Loire-Atlantique, président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale1). L’adoption du texte n’a été que partielle au terme de quatre semaines de débat2, de sorte que le gouvernement a été sommé de recourir à une solution alternative pour supprimer la publicité sur France Télévisions dès le 5 janvier 2009: demander au président du groupe, Patrick de Carolis, de prendre toutes dispositions pour que la publicité soit effectivement évincée du petit écran après 20 heures à partir de cette date.
Le débat a vu la gauche forcée de jouer à front renversé du fait d’une décision présidentielle qui empiète sur ses revendications passées. L’inquiétude du service public n’a pas été levée, pas plus, paradoxalement, que celle des chaînes de télévision privées, dont on a vu, à l’occasion des débats, qu’elles étaient plutôt sur le déclin. La ministre de la Culture s’est pliée – de mauvaise grâce, dit-on, mais avec une parfaite complaisance – à la mission qui lui avait été assignée de mettre fin à la publicité sur le secteur public de l’audiovisuel, prétendant avec aplomb que c’est pour le bien de ce dernier, ou plutôt pour celui de la société française tout entière.
Comment analyser cet épisode important de la présidence de Nicolas Sarkozy, qui rassemble à lui seul plusieurs traits du style et de l’idéologie qui la caractérisent? On a retrouvé en effet le caractère abrupt d’une décision présidentielle assénée sans autre forme de procès – après un minimum (ou une quasi-absence) de consultation –, le choix de s’emparer d’un projet réputé de gauche, la capture du pouvoir de décision via une réforme du mode de nomination du président, la mise en place d’une mission à laquelle on accorde un poids à peu près inexistant, le mépris vis-à-vis des inquiétudes de la profession.
Certes, la télévision appelle des remises en question et des réformes. Dans un contexte doublement perturbé par la montée de nouvelles pratiques qui en redessinent les missions et par la crise économique qui devrait affaiblir le montant des investissements publicitaires, la volonté de mettre à plat des structures organisationnelles devenues inefficientes n’a rien de condamnable. Mais le contenu de la réforme, les perspectives qu’elle dessine, créent de l’incertitude là où l’État aurait dû plutôt tracer la voie de la construction d’un service public qui serve d’aiguillon et préfigure la télévision du futur.
Quel financement pour des marchés bifaces?
La gauche a longtemps plaidé en faveur de la mise en place d’un financement exclusivement public de la télévision publique, sur le modèle de la Bbc au Royaume-Uni, où la redevance est fixée de façon pluriannuelle par le gouvernement3. A priori, à service public, financement public: le raisonnement, certes frustre, semble imparable. Les médias, lorsqu’ils sont de financement mixte, relèvent de marchés « bifaces » (two-sided market), avec d’un côté le marché publicitaire, où les acheteurs sont les annonceurs, et de l’autre côté le marché des programmes, où les « acheteurs » constituent l’audience; la valeur des biens sur le premier marché est conditionnée par le niveau de la demande sur le second, de sorte que les programmes doivent « servir » prioritairement les spectateurs médians, potentiellement les plus nombreux. La suppression de la publicité lève une contrainte en apparence. Pourtant, elle n’émancipe pas les chaînes de toute contrainte d’audience, et elle ne conduit à une amélioration de la qualité qu’à la condition que le budget le permette. Or la suppression partielle de la publicité sur France Télévisions à partir du 5 janvier 2009, entre 20 heures et 6 heures, puis totale à la fin de l’année 2011, entraîne un manque à gagner considérable. En effet, le budget de la télévision publique (France Télévisions, qui regroupe les chaînes France 2, France 3, France 4 et France 5) est alimenté à 65% par la redevance (64%) et à 30% par la publicité (soit 800 millions d’euros au total). Pour la période intermédiaire 2009-2011, le manque à gagner est de 450 millions d’euros par an. Mais cette somme n’inclut ni les coûts des nouveaux programmes que la suppression de la publicité rend nécessaires sur les espaces télévisuels libérés, ni l’effort de modernisation, de mise à niveau et d’investissement que le rapport commandé à une commission présidée par Jean-François Copé a reconnu indispensable.
Bien qu’envisagée parmi les scenarii possibles par cette commission, la solution de la hausse de la redevance a été écartée par le président de la République, au prétexte que cet impôt est « impopulaire » (qu’est-ce donc qu’un impôt populaire?). Pourtant, la redevance française est une des plus faibles d’Europe. Au Royaume-Uni, elle atteint 195 euros, au Danemark 316 euros, 204 en Allemagne4, 290 en Suisse, 324 en Autriche. Les 116 euros français ne sont pas indexés sur l’inflation depuis 2002, et le montant a ainsi décru en euros constants; si la compensation de la perte de recettes avait été entièrement reportée sur la redevance, celle-ci se serait accrue de 35 euros environ. On aurait pu choisir une solution intermédiaire: augmenter la redevance par paliers, mais on a préféré recourir à des taxations, réputées moins douloureuses.
Deux taxes, deux erreurs
L’instauration de deux taxes a été décidée. La première porte sur le chiffre d’affaires publicitaire des chaînes privées5. Fixée initialement à 3%, elle a été modulée entre 1, 5% et 3%, « en fonction des évolutions conjoncturelles ». Le taux de la taxe pour les chaînes de la Tnt est fixé à 1, 5% en 2009, 2% en 2010 et 2, 5% en 2011. L’autre taxe porte sur les opérateurs de communications électroniques, internet et téléphone, et s’élève à 0, 9% de leur chiffre d’affaires. Les taxes devaient rapporter 370 millions d’euros sur la base des taux initialement envisagés. La modulation de la première entraîne tout à la fois une réduction automatique des sommes récoltées et une incertitude.
Concernant la taxe sur le chiffre d’affaires publicitaire des chaînes privées, il y a quelque chose de pervers à faire dépendre le financement d’un agent économique de la bonne santé de l’agent avec lequel il se trouve en compétition: mieux les chaînes privées se portent, plus grande est leur part de marché, et plus le budget de France Télévisions s’accroît! Ajoutons que le caractère fluctuant du taux ne manquera pas de donner lieu à des négociations qui en affaibliront la portée. Quant aux chaînes de la Tnt, elles se trouveront en position difficile lorsqu’elles ne sont pas adossées à des groupes: pour une chaîne comme Virgin 17, l’effet de la taxe est absorbé par la maison mère Lagardère, et son impact se noie, en quelque sorte, dans les résultats du groupe; en revanche, des chaînes comme Bfm (NextRadioTV) et Nrj 12 (Nrj Group), adossées à des groupes de dimension plus limitée, sont bien plus atteintes.
Quant à la taxe sur les opérateurs télécoms, elle est un prélèvement dédié, dont la légitimité économique ne peut résider que dans la compensation d’une externalité négative. On peut ainsi aisément justifier de faire assumer au fabricant de cigarettes une partie des coûts liés au développement du cancer du poumon, ou de demander à un apiculteur de contribuer à l’entretien du champ de fleurs où ses abeilles viennent butiner. De même, pour que cette taxe soit pleinement justifiée, il faudrait que les opérateurs télécoms récupèrent une rente liée à la diffusion de programmes de télévision au financement desquels ils n’auraient pas participé. Or cela n’est pas vrai à ce jour. Pire encore, l’instauration de la taxe est malvenue, car elle a coupé court à une négociation en passe d’aboutir qui aurait conduit les mêmes opérateurs à accepter des obligations d’investissement dans la production audiovisuelle, à l’instar de ceux qui s’appliquent aux chaînes de télévision.
Deux taxes, mais pas de bouclage budgétaire. De l’aveu même des protagonistes de la réforme, le budget de France Télévisions ne pourra être abondé par le seul biais de ces taxes et de la redevance. Certes, une part de la publicité perdue par les chaînes publiques est appelée à se déporter vers TF1, prime au leader oblige, mais une part ira à l’internet, et la conjoncture plus que mauvaise n’incite guère à beaucoup attendre en matière de ressources publicitaires. L’État s’est engagé à financer le différentiel entre les 450 millions perdus et les sommes récoltées par la mise en application des deux taxes, et cela pendant deux années consécutives. Mais le différentiel risque de se transformer en abîme en 2011, lorsque la publicité disparaîtra complètement du petit écran. À la perte additionnelle de recettes indispensables, s’ajouteront le besoin de produire des programmes supplémentaires, et les investissements nécessaires à la modernisation de l’outil télévisuel. Notons que ce n’est pas seulement la gauche qui joue un rôle qui ne lui sied pas: la droite, en pleine crise économique, se vante de se priver de recettes venues du secteur privé de l’ordre de 800 millions d’euros, et de compenser le manque par l’instauration de deux nouveaux prélèvements obligatoires!
C’est sur la question plus politique du mode de nomination du président de France Télévisions que les débats furent les plus vifs: l’article 8 du projet de loi, approuvé dès le 4 décembre, prévoit un nouveau mode de nomination: le Pdg ne sera plus nommé par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (Csa), mais en conseil des ministres, après avis du Csa et accord des commissions des affaires culturelles du Parlement. Et qui dit pouvoir de nomination dit aussi pouvoir de révocation. L’argument qui préside à la décision se résume ainsi, repris sans recul par un Marin Karmitz soudain acquis à la cause présidentielle; interrogé par Le Monde, il répond le 9 décembre:
J’ai été très surpris par la décision de Nicolas Sarkozy qui allait totalement à l’encontre de notre recommandation. Mais, finalement, pourquoi pas? Cela mettra fin à l’hypocrisie, car tout le monde sait que cette nomination a toujours été décidée avec l’accord du pouvoir politique. En le nommant lui-même, Sarkozy sera donc en première ligne sans fusible.
Drôle de raisonnement: puisque le système était hypocritement mauvais, rendons-le ouvertement mauvais; puisque le système ne permettait pas d’échapper complètement à l’influence du pouvoir, faisons en sorte qu’il en soit complètement dépendant. Le Csa est une autorité administrative indépendante dont le pouvoir était déjà quelque peu affaibli de deux manières: premièrement, parce que sa capacité de sanctionner est limitée6, deuxièmement, parce qu’il se trouve concurrencé, du point de vue de son champ de compétence, par l’autorité de régulation des télécoms7. Une de ses prérogatives non pas la plus forte du point de vue de l’action8 mais la plus symbolique était celle de nommer les présidents des télévisions et des radios publiques. En se privant de cette prérogative, on crée, outre une forme d’exercice indu d’autorité sur la télévision, une brèche dans le principe de l’indépendance et un accroc dans le système des autorités administratives indépendantes, rouages essentiels de l’exercice de la démocratie9.
Dernier point: la réforme s’inscrit dans un paysage en pleine transformation, où la télévision doit jouer sur différents registres de consommation: visionnage via la grille traditionnelle, fragmentation de l’audience qui se promène de chaîne en chaîne, rattrapage sur Internet en téléchargement ou en streaming, mais aussi inscription dans la globalisation, ce qui implique d’affecter plus de moyens à la télévision extérieure comme à la chaîne Arte, dont la singularité a été garantie par l’originalité de son statut et de sa structure de financement. Un des enjeux de la réforme est l’avenir de la production indépendante, pour laquelle Arte joue un rôle de laboratoire franco-allemand, mais qui a besoin de l’ensemble des forces vives du secteur public pour continuer de travailler. Un amendement assure l’inscription dans le contrat d’objectifs et de moyens de France Télévisions des engagements d’investissements minima en valeur absolue dans l’audiovisuel et le cinéma. Mais pour combien de temps? À terme se dessine une pénurie de moyens que seul un projet de révision du périmètre du secteur public peut rendre rationnelle, à défaut d’être légitime.
Françoise Benhamou
Coup de sonde
LEVINAS AUTREMENT: une lecture philosophique10
En quoi le mot « Dieu » perturbe-t-il l’ordre du discours? Comment comprendre qu’autrui, par l’injonction qu’il signifie, force la philosophie à abandonner les usages reçus du concept de « sens »? Et dans quelle mesure l’ontologie et la question de l’être sont-elles des obstacles à l’entente d’un sens plus ancien que tous les autres?
Le dernier livre de Didier Franck montre que ces questions furent celles de Levinas, à mille lieux de toute préoccupation étroitement morale ou religieuse. L’étude trouve son point de départ dans la note préliminaire d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence où Levinas résume son dessein:
entendre un Dieu non contaminé par l’être, est une possibilité humaine non moins importante et non moins précaire que de tirer l’être de l’oubli où il serait tombé dans la métaphysique et l’ontothéologie11.
Deux enseignements peuvent être retirés de ces lignes: 1) tout le projet de Levinas consiste à décrire un sens qui excède l’être et ne s’y laisse pas ramener, 2) ce souci de penser au-delà de l’être, en revendiquant son oubli, fait de Heidegger l’adversaire de prédilection de Levinas. Seul en son genre, ce livre tire toutes les conséquences de ces deux assignations. La philosophie levinassienne est une longue méditation sur les limites de la phénoménologie, car penser « au-delà de l’être », c’est penser au-delà du phénomène, à la hauteur de ce que Levinas appelle le « visage ». Avec ce dernier, il n’est pas d’abord question d’éthique, mais d’une « grammaire pure des significations » (p. 125) qui force la philosophie à renouveler son langage en même temps que sa méthode.
Le principe de cette lecture, centrée surtout sur le dernier Levinas, est extrêmement exigeant: il s’agit de rendre compte de l’ontologie depuis un langage qui n’est plus celui de l’être. Selon Levinas, la tendance propre à l’ontologie consiste à faire de ce qui est un verbe un nom, en ramenant les dimensions de l’expérience à celles de l’objet connu et « thématisé ». Dans ce cadre, le primat de la conscience intentionnelle dans la phénoménologie est encore un signe de cette objectivation, puisque rien ne peut y recevoir de sens qui n’ait au préalable été visé par un sujet. Faire un pas en retrait de l’ontologie, c’est donc trouver une « signification incommensurable à celles qui sont dîtes » (p. 29), ou encore un « dire » qui ne serait à l’initiative d’aucune conscience.
Ce sens d’avant la conscience est précisément celui de « l’un-pour-l’autre ». Dès lors qu’elle émane d’autrui, une proposition cesse d’être un simple énoncé pour devenir une adresse qui installe le sujet dans une passivité aussi indéclinable que la responsabilité qui l’assaille. D. Franck examine les questions levinassiennes depuis cette thèse fondamentale selon laquelle toute signification n’est pas forcément monstration ou représentation. La subjectivité, le temps, la sensibilité (mais aussi, de manière plus inattendue, l’âme et le corps) ne sont pas d’abord des thèmes, mais des « situations » qui ne se laissent pas décrire comme des expériences de la conscience. La « vulnérabilité sans recours ni abri » du visage (p. 36) renvoie à une intrigue, et non à une scène qui scellerait une fois de plus la coïncidence à soi du sujet.
L’auteur retrouve ici le thème d’une « dramatique » qui rend les phénomènes indissociables de leur advenue12. Pour Levinas, autrui désigne un signe qui a ceci de particulier qu’il ne renvoie pas à une chose présente, mais à un immémorial. La méthode descriptive de Levinas doit être interprétée dans la continuité de cette intuition: l’« emphase » est une manière de prêter l’oreille à des significations oubliées parce que recouvertes par l’être. En lieu et place de la réduction à la sphère de la conscience (Husserl) ou de la différence ontologique (Heidegger), Levinas met en œuvre une technique phénoménologique de l’exaspération où une idée se trouve associée au superlatif qui la fonde. Les expériences de passivité renvoient à une « passivité plus passive que toute passivité », la vulnérabilité à un dénuement d’avant toute richesse. Il ne s’agit pas de céder à une quelconque course à la radicalité, mais de saisir le sens depuis une origine où il s’effectue « malgré moi ». C’est le cas, par exemple, du « vieillissement », remarquablement analysé par Franck, où le sujet subit le temps sans être à l’initiative de son passage. À l’instar du visage d’autrui, le temps passe en moi, sans moi, libérant une subjectivité qui cesse d’être pour elle-même, mais se trouve d’emblée exposée à ce qui la transcende.
Contrairement à Heidegger, Levinas ne retrouve pas l’être sous la subjectivité. Il pense une subjectivité qui ne serait plus concernée par l’être. Mais, contrairement cette fois-ci à la tradition métaphysique, il ne fait pas de la liberté le moyen de se désintéresser du monde. C’est la responsabilité pour autrui qui fonde la liberté, et non l’inverse. Otage de l’autre, la subjectivité est « choisie par le bien » avant de le choisir et de se choisir elle-même. En sorte que se libérer de l’être revient à se libérer de soi, selon une intrigue que Levinas nomme « substitution ». De cette dernière sourdent des significations littéralement inédites, et pour cela difficilement audibles, comme l’idée d’une responsabilité du sujet pour ce qu’il n’a pas voulu. Autrui est le visage de cet involontaire radical, dont j’ai pourtant la charge: « Tout commence à l’accusatif » (p. 185).
Les analyses développées dans ce livre impliquent, de proche en proche, une redéfinition des catégories maîtresses de la philosophie. On insistera sur l’un des effets collatéraux de la démonstration de Didier Franck. L’entreprise de Levinas consiste à fonder une nouvelle intelligibilité sur le « face-à-face » entre le sujet et autrui. En droit, toutes les dimensions du sens doivent donc pouvoir être reconstituées à partir de cette source. N’apparaissant pas depuis l’horizon du monde, autrui témoigne de l’infini, l’« illéité » de Dieu que ni l’ontologie ni la théologie ne peuvent saisir. Dès lors, le face-à-face se produit dans une « intrigue de la transcendance » qui met en relation un Je, un Tu et un Il: le traumatisme provoqué par le visage est une brisure dans l’ordre du monde. L’auteur n’hésite pas à voir dans ce « trio » la source première de la Trinité chrétienne, comme si la Passion du Fils devait être reconduite à celle du soi. On perçoit alors la violence du geste de Levinas qui consiste à rien de moins qu’à faire du christianisme un cas particulier d’une loi plus générale: « L’extraordinaire du Christ est l’ordinaire du juif ou du sujet » (p. 166).
Il ne s’agit pas là d’une reconduction du christianisme à son origine juive, plutôt d’une réduction du religieux à la philosophie dont le messianisme devient une catégorie centrale. Car, d’un bout à l’autre de son œuvre, Levinas reste à sa manière fidèle à l’analyse phénoménologique qui consiste à « replacer tout concept ou objet dans l’horizon de son apparaître » (p. 157). Aussi inouï soit-il, l’effort de Levinas demeure donc philosophique, même lorsqu’il s’agit d’entendre pour la première fois le mot « Dieu » indépendamment de l’aventure ontologique. Dans d’autres termes, qui disent la même chose, cette philosophie entend faire du régime de l’être un « cas particulier » du régime éthique (p. 220).
Dans ces conditions, le succès de cette entreprise est lié à la pertinence du point de départ descriptif adopté par Levinas: le face-à-face entre le sujet et autrui. C’est à ce point que tout se joue: Levinas a-t-il véritablement réussi à rendre compte de l’être depuis l’« autrement qu’être », c’est-à-dire à substituer un modèle d’intelligibilité à un autre? Didier Franck en doute. Les derniers chapitres du livre, d’une grande densité, organisent la discussion autour du concept de « tiers » convoqué par Levinas pour penser le passage de la responsabilité absolue à l’exigence de justice. Il faut bien, en effet, passer de la proximité du visage singulier à l’équivalence de tous les visages et, ainsi, restituer à autrui une visibilité que l’exaspération de sa transcendance lui refusait. Or, il semble que le duo soit en réalité abstrait du trio puisque le tiers est défini comme une structure propre à toute expérience de l’altérité. La justice rétablit de l’égalité dans l’asymétrie entre moi et l’autre. Mais comment comprendre que son exigence soit immanente au face-à-face? Comment concilier la présence immémoriale du tiers avec l’absence du visage qui le faisait échapper au phénomène et à l’être?
L’auteur en conclut que la pensée de Levinas se meut dans une équivoque en refusant de trancher le statut d’autrui: est-il d’abord le prochain ou le tiers? La question n’est pas secondaire: si l’on ne peut séparer la responsabilité (dans le face-à-face) de la justice (dans la réciprocité), c’est la référence à l’« autrement qu’être » qui devient problématique. Le « tiers » et la justice sont, en effet, ce par quoi Levinas prétend reconstruire l’être depuis ce qui le dépasse. Mais s’ils sont finalement eux-mêmes indépassables, c’est peut-être parce que l’être s’insinue jusque dans le face-à-face, en sorte que nous serions « assignés à résidence ontologique » (p. 225).
Dans un article célèbre, Jacques Derrida insistait sur le paradoxe levinassien qui consiste à mettre l’ontologie à l’épreuve dans une langue qui demeure grecque13. Didier Franck montre, lui, que Levinas n’aura pas eu d’oreille pour certains penseurs grecs (les présocratiques) qui se refusèrent pourtant à assimiler l’être à la présence constante de ce qui subsiste. Surtout, il n’aurait pas envisagé que la vérité de l’être puisse n’être ni grecque, ni messianique, mais ressorte de ce que Heidegger appelle l’Ereignis, une « appropriation » qui n’implique nullement que l’être soit la propriété d’un Moi égoïste. Il ne serait plus possible d’entendre le mot « Dieu », même celui proclamé dans la Révélation, indépendamment de toute ontologie. Serait-il possible, à l’inverse, de faire de ce mot une mésaventure de l’être?
Michaël Fœssel
Librairie
Altaf Tyrewala. AUCUN DIEU EN VUE. Trad. par Marc Royer, Arles, Actes Sud, 2007, 205 p., 20 €
Ce premier roman, paru en anglais en 2005, est d’une grande originalité. Quoique assez court, il brasse les personnages (plus d’une centaine), aborde des thèmes fondamentaux (le conflit entre communautés hindoues et musulmanes, la vie à Bombay), par une écriture qui tranche avec le naturalisme de beaucoup de romans indiens de langue anglaise. C’est d’abord la structure romanesque traditionnelle que Tyrewala bat en brèche, préférant briser la continuité d’une intrigue au profit de courtes scènes, toutes narrées par un personnage différent, sur le mode du monologue intérieur. Ces courts épisodes qui pourraient sembler à première vue des portraits de personnages sans lien entre eux permettent en fait au roman de varier les points de vue, de saisir les événements dans leur pluralité. Ils proposent en même temps comme une intrigue, dans leur discontinuité même: la progression habituelle des événements est remplacée par le passage graduel d’un personnage à un autre, d’une scène à la suivante, et par l’émergence de thèmes suivis. Le roman de Tyrewala est ainsi un roman politique, qui réfléchit aux rapports entre les communautés dans la ville de Bombay: issu lui-même de la communauté musulmane, l’auteur propose une réflexion à la fois discrète et émouvante sur les difficultés qui se présentent aux personnages. Si les traits habituels du communalisme sont présents (réécriture des livres d’histoire, violences policières, etc.), c’est dans la confrontation des personnages avec ces problèmes que réside la force politique de la réflexion du roman. C’est surtout un roman sur Bombay que livre ici Tyrewala: sur les communautés, en particulier la communauté musulmane, mais aussi sur la vie quotidienne, de la boutique à l’immeuble divisé en nombreux appartements, sur les voix de la ville auxquelles le romancier est particulièrement sensible, se faisant, de son propre aveu, le traducteur de ces voix et langues diverses. S’élève alors une idée de Bombay, en transformation permanente, diffusant une énergie créatrice en même temps qu’elle est génératrice d’isolement et d’histoires parallèles. C’est enfin l’humour, souvent noir, l’ironie mordante de l’écriture qui permet à ce roman de parvenir, de façon séduisante, à nous plonger dans l’univers contemporain de Bombay. Au moment où la ville est secouée par de violents attentats terroristes, ce roman permet de s’en rapprocher.
Alexis Tadié
Philippe Ollé-Laprune. CENT ANS DE LITTÉRATURE MEXICAINE. Paris, La Différence, 2007, 848p., 45 €
Le Mexique est une terre d’écrivains et de poètes et la création littéraire y jouit d’un grand prestige. Le fait est reconnu, cependant à part des écrivains comme Juan Rulfo, Octavio Paz (une anthologie de poèmes vient d’être publiée chez Gallimard, coll. « La Pléiade », 2008), Carlos Fuentes, et quelques autres encore, la littérature mexicaine et l’effervescence littéraire qui agite le pays depuis un siècle restent plutôt mal connues.
Cette lacune est désormais comblée. Cette anthologie n’est pas ordinaire: sa particularité est de publier de longs extraits, une vingtaine de pages bien souvent, des nouvelles dans leur intégralité, plusieurs poèmes du même auteur. P. Ollé-Laprune a voulu, selon ses propres mots, « laisser la parole aux écrivains, essayer de faire en sorte que les voix littéraires dégagent une espèce d’histoire de cette littérature, disposer quelques textes jalons sur le chemin de la lecture ».
Fruit de plusieurs années de lectures, cet ouvrage de huit cents pages représente un véritable défi: plus de quatre-vingts écrivains sont présentés et balisent le siècle depuis les romanciers de la Révolution des années 1920; apparaissent les grands auteurs avec des textes emblématiques et d’autres qui méritent une reconnaissance plus grande, les courants littéraires marquants: Los Contemporáneos (1928-1931), la génération de la Casa del Lago dans les années 1960-1970, véritable explosion littéraire, La Onda dans les années contestataires de 1968…
La poésie a la part belle, elle inaugure le recueil avec Douce Patrie et autres poèmes du grand poète Ramon Lopez Velarde, né en 1888, et trois poèmes de Juan José Tablada et le termine avec des poèmes d’Eduardo Milán, né en 1952, poète uruguayen exilé au Mexique (le Mexique est une terre d’accueil pour de nombreux écrivains et Philippe Ollé-Laprune dirige la Casa Refugio Citlaltepetl, maison qui reçoit et aide des écrivains en exil). Difficile de choisir dans l’œuvre d’Octavio Paz, le poète a été privilégié et non l’essayiste avec Pierre de soleil tiré de Liberté sur parole et l’extraordinaire poème Blanc tiré de Versant est. Les auteurs de théâtre, moins connus, ne sont pas oubliés et on peut lire des scènes entières de pièces de Sergio Magaña, Emilio Carballido, Usigli.
Philippe Ollé-Laprune, fin connaisseur du Mexique où il vit depuis de nombreuses années – il a dirigé notamment le bureau du livre de l’ambassade de France de 1994 à 1998 –, a dû opérer des choix difficiles. Aucun écrivain né après 1960 ne figure ici. Mais il faut savoir que la jeune littérature mexicaine, la littérature en train de se faire, se porte très bien. Les jeunes écrivains mexicains cherchent leur inspiration non plus dans le local mais dans l’universel, configurent de nouveaux espaces et une nouvelle approche du temps, se déterritorialisent sans complexe et créent une littérature nomade, mutante, transnationale, urbaine, qui se nourrit de tout et partout. Ces écrivains seront probablement nombreux au prochain salon du livre en mars 2009 dont le Mexique est l’invité d’honneur.
Doté de notices biographiques précises, d’une vaste bibliographie qui mentionne les œuvres traduites en français, de longues introductions qui replacent les œuvres dans leur contexte historique et littéraire et dans la continuité littéraire du xxesiècle, ce livre est un outil de travail. Par le choix judicieux des textes, leur variété, il donne aussi et surtout un grand plaisir littéraire au simple lecteur qui peut s’arrêter ici ou là, à loisir, sur tel auteur, tel courant, telle période et offre de nombreuses découvertes même à ceux qui connaissent cette littérature ou croient la connaître. Il est illustré de vingt-huit très beaux dessins stylisés Volcanes construidos du peintre Vicente Rojo, pictogrammes qui rappellent ceux des codex précolombiens.
Marie-France Eslin
Atiq Rahimi. SYNGUÉ SABOUR. La pierre de patience. Paris, Pol, 2008, 154 p., 15 €
L’écriture, sobre, fait entendre les sons, transcrit le rythme des mouvements, permet de se laisser aller à l’émotion, à la tension, à l’angoisse, comme si le lecteur était confiné dans une pièce − la pièce où une femme se tient auprès de son mari silencieux, les yeux ouverts, immobile, dont on ne perçoit rapidement que la respiration. Voit-il? Entend-il? Le lecteur s’imprègne de la tension de cette femme, du bruit d’une mouche, parfois aussi des bruits extérieurs. La sobriété de l’écriture crée une proximité avec les deux personnages et tout particulièrement la femme. Nous participons à leur histoire. L’homme immobile, blessé, une balle dans la nuque, est un moudjahidin. Ses frères sont partis. La femme reste seule à veiller son homme blessé. Et cette femme qui, au début, scande rituellement les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah va commencer à parler.
Son récit évoque la violence politique dont on reçoit l’écho par les assassinats et les bruits de la guerre aux alentours mais surtout la manière dont la guerre touche la relation entre les hommes et les femmes. La femme est seule dans la chambre avec cet homme. Elle lui parle, il ne lui répond pas. Sa parole, libre d’association, parfois hésitante, parfois affirmée, parfois fuyante, adressée à cet homme dont on ne sait s’il l’entend ou pas, se libère. Cette liberté de parole, petit à petit, développe une conscience qu’on voit littéralement naître et se multiplier dans l’expression des désirs de cette femme, désirs jusqu’à présent impossibles à dire, peut-être même à percevoir. Dans ce monologue, pourtant, elle donne sa place à l’homme présent et absent. Progressivement, elle exprime la violence de cette relation. Elle questionne la rivalité masculine non assumée qu’elle déjoue en se présentant comme prostituée pour ne pas être violée par un combattant qui a fait irruption dans la pièce: il ne pouvait que prendre une femme à un autre homme et pas celle qui s’offre à tous. La femme décrit bien ce masque de force qui est en réalité un évitement de l’autre. Parfois, on sent qu’elle fuit pour préserver le statut de son homme, mais elle revient, hésite et continue.
Celui qui lui a suggéré de parler est son beau-père, méprisé par la famille qui confond la valeur masculine avec la violence. C’est lui qui lui a suggéré de parler à une pierre représentant la croyance. Elle déplace cette pierre sur son homme. À mesure qu’elle parle, elle dévoile à son homme sa propre libération corporelle. Mais aussi toute la violence qu’elle a vécue. Enfin, elle lui révèle qu’il n’est pas le père de leurs enfants car il est stérile. Et c’est là qu’elle fige, elle aussi, sa propre violence.
Ce livre écrit par un homme interroge bien sûr la condition féminine. Mais il porte surtout finalement sur la condition masculine: la rivalité entre hommes, le masque de la force, l’acceptation de ce qui manque. Question fondamentalement humaine et réconfortante diront certains hommes, mais aussi également très réconfortante pour une femme lectrice.
Catherine Breton et Thomas Baratier
Jacques Bonnet. DES BIBLIOTHÈQUES PLEINES DE FANTÔMES. Paris, Denoël, 2008, 140p., 12 €
Jacques Bonnet a exercé presque tous les métiers du livre: fondateur jadis d’une petite maison d’édition, cadre dirigeant, naguère, chez un grand éditeur, critique littéraire, traducteur, auteur de livres d’art, d’un roman policier et d’essais, rédacteur en chef d’un bulletin de libraires. Il ne lui a guère manqué que d’être bibliothécaire. C’est pourtant son expérience de bibliothécaire qui fournit la matière de son dernier ouvrage en date, non pas de bibliothécaire professionnel, mais de possesseur d’une bibliothèque personnelle de plusieurs dizaines de milliers d’ouvrages.
À ce titre il nous propose un livre tout à fait singulier, une sorte de voyage intérieur au cœur d’une espèce en voie probable de disparition, un mélange d’introspection et de profilage scientifique de l’espèce, qui tend aux lecteurs, ses semblables, un miroir plein d’humour et multiplie ses envies de lire.
À la manière d’un Platon, Bonnet commence par traquer l’essence qu’il recherche. Il élimine d’abord les collectionneurs et les bibliophiles. Non pas qu’il soit insensible au désir de compléter des séries ou imperméable au plaisir de l’objet-livre. Mais le bibliothécaire qu’il est devenu est avant tout un « lecteur acharné ». C’est la lecture et non la constitution d’un capital qui le motive et qui l’entraîne à accumuler et en même temps à détruire la valeur de ses livres en les crayonnant, pour finir par échouer loin des centres-villes pour pouvoir garder sa bibliothèque. Pourquoi donc conserver tous ces objets qui rendent la vie impossible et qu’on ne relira sans doute jamais? Parce que « le livre est la matérialisation précieuse d’une émotion ou la chance d’en avoir une un jour ». La bibliothèque devient ainsi le « double de son maître », la projection de son histoire, de ses rêves d’évasion et de son fantasme de conquête. L’illimitation est en germe dans la lecture, le monstre en puissance dès le premier refus de se séparer d’un livre lu.
Voici la vérité ultime dans laquelle beaucoup de lecteurs se reconnaîtront, même s’ils retiennent davantage leur bibliomanie. Elle est le noyau à partir duquel l’ouvrage déploie toute sa saveur. Des anecdotes sur la compulsion de lecture, comme l’histoire de ce condamné de la Terreur, qui lisait encore dans sa charrette et, arrivé au pied de l’échafaud, glissa son marque-page. Les casse-tête de classement de bibliothèque avec l’aveu de préférence pour les grands ensembles soviétique, yougoslave et belge. Des découvertes de relecture, comme la sympathie pour Karénine, le mari. Des divagations, dans la pénombre de la bibliothèque, sur la réalité des personnages de fiction supérieure à celle de leurs auteurs ou de leurs référents historiques. Ou des conseils de lecture indirects qu’on peut déduire du nombre des citations. À ce jeu, le vainqueur est Knut Hamsun.
Internet pourrait abolir cette idiosyncrasie, en rendant disponibles à tout instant, mais sans magie, tous les livres. La bibliothèque personnelle, à la fois narcissique et utérine, n’aura plus lieu d’être. Il y a aussi dans ce livre la mélancolie d’un chant du cygne qui clôt une relation au monde et à soi commencée avec Montaigne.
Michel Marian
Edgar Morin. MON CHEMIN. Entretiens avec Djénane Kareh Tager. Paris, Fayard, 2008, 368 p., 20 €
Nous connaissons tous Edgar Morin, car nous avons tous lu un ou plusieurs de ses nombreux ouvrages. Il appartient à notre monde intellectuel, qu’on partage ou non tous ses points de vue. Pourtant, ce livre-entretien est plus qu’un itinéraire intellectuel, qui récapitulerait des événements notoires. C’est une magnifique méditation sur la vie et les amitiés qu’elle charrie. C’est un livre chargé d’émotions et d’intelligence, une intelligence ouverte, cheminatoire, errante, attractive, généreuse. À l’image d’Edgar Morin, ce serein tourmenté, qui n’hésite jamais à combattre si apparaît en péril ce qui ressort de l’humanité des humains. Autant dire que son existence est balisée d’actes de résistance! Né en 1921, il a vingt ans à la guerre et s’engage dans la résistance au nazisme. Puis il opte, comme de nombreux jeunes intellectuels pour le communisme, qu’il quitte en aiguisant son sens « autocritique », se trouve du côté de mai 68, en Californie. Avec le Groupe des Dix, il met en place son œuvre maîtresse, la Méthode qui devient une référence incontournable pour celles et ceux qui, animés de la pensée complexe, tentent d’inventer une écologie politique. La liste de ses publications, plus d’une soixantaine, démontre l’incroyable curiosité de ce chercheur infatigable, boudé en France, reconnu à l’étranger, puis mondialement célébré. Que lire? Par où commencer? Je dirais par Terre-Patrie (1993), puis par le Cinéma ou l’homme imaginaire (1956), Journal de Californie (1970), New York la ville des villes (1984), les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur (2000) et les six tomes de la Méthode14. Edgar Morin raconte sa rencontre avec Heidegger, au cours de l’été 45, qu’il ne considère absolument pas comme un suppôt d’Hitler, il revient sur la personnalité et l’action de Messali Hadj et corrige ainsi l’histoire « officielle » que la gauche française entretient sur l’indépendance de l’Algérie, il insiste sur sa découverte de Gregory Bateson et surtout sur ses rencontres amoureuses (Violette, Johanne et Edwige) qui, plus que tout, lui ont permis de devenir ce qu’il est. Sans l’amour, cette curieuse alchimie, l’être humain s’enferme en lui-même, ne communique plus, ne grandit pas, au contraire se tasse, se grisaille, s’assèche.
Je dirais aussi que ma vie a été une alternance de chance et de malchance, qu’il est arrivé que ma chance secrète ma malchance, et ma malchance, ma chance. Ainsi j’ai eu la malchance d’être chômeur en 1949, mais cela m’a valu la chance de pouvoir écrire l’Homme et la mort à la Bibliothèque nationale, puis d’entrer au Cnrs. J’ai eu la chance de rencontrer Marilu, puis la malchance de devoir me séparer d’elle. J’ai eu la chance de faire ce dont j’avais envie et la malchance de susciter, par cela même, de multiples réprobations. Rappelez-vous qu’une clique de mandarins a voulu m’infliger un « blâme scientifique » pour mon livre sur Plozévet. J’ai eu la chance de vivre jusqu’à mon âge et la malchance de perdre celle et la plupart de ceux que j’aimais.
Nous, nous avons la chance de pouvoir lire Edgar Morin et d’apprendre tant en l’écoutant.
Thierry Paquot
Pap Ndiaye. LA CONDITION NOIRE. Essai sur une minorité française. Paris, Calmann-Lévy, 2008, 436p. 21, 50 €
Question on ne peut plus d’actualité tant au plan international qu’au niveau national, la condition noire suscite nombre de débats et d’initiatives. Pap Ndiaye prend le sujet à bras-le-corps dans un ouvrage dense et particulièrement bien argumenté. Cet enseignant-chercheur de l’Ehess réussit à présenter un panorama tant historique que sociologique. S’attachant, dans un premier temps, à la notion de race il en extirpe les connotations essentialistes et la vacuité nonobstant la perdurance de cette catégorisation développée au xixe siècle dans un esprit scientiste aux relents fortement discriminatoires. Ainsi d’observations physiologiques propres à des taxinomies aléatoires l’approche a glissé vers des jugements de valeurs associant pigmentation plus ou moins sombre de la peau et capacités intellectuelles. L’Occidental blanc serait plus apte à conceptualiser que ne le serait son semblable africain noir. Les théoriciens de la négritude démontreront, en la renversant, l’inanité de ces propositions malgré, comme Senghor l’avança, certaines incantations aux capacités telluriques des uns et à la raison hellène des autres. Ayant fait justice de ces prénotions, l’auteur aborde sous un angle réflexif la manière dont, socialement, se construisent effectivement ces catégorisations. À l’évidence, il s’agit de resituer les causes qui participent aux traits de cette « condition noire ». Comme le soutenait Aimé Césaire, la colonisation européenne et ses effets sur les multitudes arrachées de leurs sols et de leurs valeurs en portent le poids principal. Le commerce triangulaire fondé sur une logique première de profit a induit dans le contexte de la traite, de l’esclavage et de la plantation une hiérarchisation des rapports humains. Les ressortissants de l’Afrique subsaharienne et leurs descendants subirent, des siècles durant, l’antagonisme des colonisateurs dont la « blancheur » fonctionnait comme critère imparable de pouvoir, de distinction et de privilège. Malgré l’obtention de l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue et l’indépendance du premier État noir américain, Haïti, il faudra attendre le milieu du xixe siècle pour que s’atténue tant soit peu la malédiction associée à la couleur noire. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale les stigmates ne se sont pas effacés comme le démontre l’auteur de Peau noire, masques blancs, le Martiniquais Frantz Fanon. Le Noir reste prisonnier du regard de l’autre, en l’occurrence du Blanc. Ce qui prévaut aux Antilles ne leur est pas exclusif. Il imprègne les représentations tant d’Occidentaux que de larges majorités de populations noires. Pap Ndiaye traite ce colorisme et ses effets dans leurs occurrences non seulement historiques mais actuelles. Il souligne qu’en France, pendant longtemps, les Noirs ont été collectivement absents sinon invisibles que ce soit en tant que citoyens exerçant pleinement leurs droits ou en tant que fait social, sujet de réflexions et d’analyses. Leurs migrations plus récentes tout comme l’ambivalence du statut des Antillais, ressortissants français, et la question du métissage, participaient à brouiller les données, ce qui ne fut pas le cas, ou de manière moins marquée, pour les ressortissants du Maghreb et leurs descendants. Les capacités à s’associer furent ainsi plus complexes et récentes, les solidarités moins effectives si ce n’est du côté des arts et des lettres depuis la Revue du monde noir dans les années 1920 à Présence africaine aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, par exemple.
Compte tenu du nombre qu’ils représentent en France, en ce début de troisième millénaire, les enjeux ne peuvent que se modifier. Il ne s’agit plus d’individus plus ou moins isolés mais d’une minorité en tant que telle de par son histoire et les comportements qu’elle induit. L’auteur, s’appuyant sur sa connaissance approfondie de la condition noire aux États-Unis, met en regard les particularités et les similarités qui associent celle-ci ou qui l’éloignent des situations prévalant dans l’Hexagone. Le chapitre « Penser les discriminations raciales » permet au lecteur de pénétrer les études et les données recouvrant le champ pluriel et multiforme des discriminations contemporaines au sein même de nos sociétés. L’auteur pointe les disparités de traitement auxquelles est confrontée cette minorité noire, et ce dans des contextes variés: logement, embauche, promotion, etc. Ceci s’effectue alors même que la loi interdit ce type de discrimination mais, souligne-t-il, il y a souvent loin entre les textes et les pratiques effectives. Les éléments présentés sont accompagnés tant de relations d’entretiens que de sources statistiques dans la mesure où celles-ci sont disponibles sinon autorisées comme dans le cas des évaluations par catégories ethniques, pratiques faisant l’objet de vives polémiques. Des antécédents, dont les politiques de Vichy, expliquent ces hésitations. De l’affirmative action nord-américaine aux politiques de redressement à la française, des ouvertures s’élaborent. Elles commencent à rencontrer un écho tant au niveau des pouvoirs publics qu’auprès de créateurs: cinéastes, écrivains et d’un public plus averti donc, a priori, moins réceptif aux prénotions et comportements racistes. Ces mutations s’inscrivent tant dans une prise en compte des différences que dans celle d’un accord sur des perspectives d’échange appelées à se redéfinir, cette fois, dans un respect qui se voudrait mutuel.
Pierre Bouvier
Alain Montandon (sous la dir. de). L’ANNIVERSAIRE. Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2008, 270 p., 25 €
Qui n’est pas, à la fois, heureux et triste de fêter son anniversaire? Heureux du repas entre amis et des cadeaux et surprises qui l’accompagnent; triste de compter une année de plus sur le chemin, une année de moins, à dire vrai, au compte à rebours fatal… Curieusement, il n’existe en français qu’un seul ouvrage sur ce rituel, pourtant bien ordinaire, celui de Françoise Lebrun, le Livre de l’anniversaire (Paris, Robert Laffont, 1987) et, plus récemment, un substantiel article de Jean-Claude Schmitt, « Les rythmes de la vie: l’invention de l’anniversaire » (Annales, n° 4, Paris, Armand Colin, juillet-août 2007). Aussi l’ouvrage collectif conçu par Alain Montandon – homme de grande culture, aussi bien curieux des manifestations de l’urbanité que des pratiques de l’hospitalité, puisant dans la littérature comme dans les sciences humaines ou la philosophie et les innombrables traités de savoir-vivre, pour décrire et analyser les relations entre humains – offre un premier panorama très ouvert, géohistorique, sur l’anniversaire. Le latin est explicite, anniversarius est « ce qui revient chaque année » et peut concerner une bataille, le règne d’une dynastie, le rappel de la mort d’un guerrier ou un événement marquant de la vie d’un saint. Cet ouvrage privilégie l’anniversaire de la naissance (birthday et Geburtstag) et Alain Montandon précise: « Au Moyen Âge, on fête le jour du saint dont on porte le nom (une date qui marque soit la naissance, soit le plus souvent la mort du saint). Dès la seconde moitié du xviie siècle, ce furent les pays protestants qui marquèrent les anniversaires de naissance. En France, l’anniversaire de naissance commença à être fêté un siècle plus tard, au xviiie siècle, lors de la reconnaissance du moi et de la valorisation de l’individualité. » L’ouvrage nous entraîne de Narbonne au temps d’Auguste (Renée Carré), aux anniversaires du cinéma (Les Damnés de Visconti, par Suzanne Liandra-Guigues, Hôtel de France de Chéreau et Festen de Vinterberg, par Valérie Deshoulières et Providence de Resnais, par Jean-Louis Leutrat), en passant par l’anniversaire dans la poésie (de Johan Heinrich Voss, par Alain Montandon, d’Elizabeth Bishop et Mario Luzi, par Caroline Andriot-Saillant), le roman (Claude Roy par Bernadette Puijalon et Jacqueline Trincaz, Naïm Kattan par Jean Arrouye, Tadeusz Kantor par Isabelle Michemot), le théâtre (Harold Pinter par Virginie Iché) ou l’art (Sophie Calle par Frédérique Toudoire-Sullapierre). Le philosophe Alain Roger propose un récit désopilant sur la « vérité » de l’âge. Régine Sirota décortique la cérémonie d’anniversaire et explicite ses règles (de l’invitation, du cadeau, de la décoration, de l’habillement, de l’offrande de nourriture, du gâteau et ce qui va avec le moule, la levure chimique et le thermostat du four, des bougies, du chant, etc.). Claude Grimmer s’attarde sur l’histoire de cette « fête laïque », qui n’entre vraiment dans les mœurs, en France, qu’au cours du xxe siècle, avec la carte postale, cessant alors d’être l’apanage des « biens nés » et de la bourgeoisie. Le cyber-anniversaire n’est qu’évoqué, de même que les anniversaires de mariage et autres commémorations plus ou moins collectives, voilà de quoi alimenter un prochain livre…
Thierry Paquot
Olivier Assouly. LE CAPITALISME ESTHÉTIQUE. Essai sur l’industrialisation du goût. Paris, Cerf, 2008, 190 p., 23 €. Bruno Latour et Vincent Antonin Lépinay. L’ÉCONOMIE, SCIENCE DES INTÉRÊTS PASSIONNÉS. Introduction à l’anthropologie de Gabriel Tarde. Paris, La Découverte, 2008, 136 p., 11 €
Voici deux courts essais, menés rondement, qui replacent l’économie à sa juste place – pas celle que lui confèrent les « sciences économiques » depuis plus d’un siècle – et rendent hommage à Gabriel Tarde (1843-1904), trop longtemps mésestimé et même ignoré. Le premier démontre, avec talent, que
l’évolution du capitalisme serait caractérisée par la captation et la transformation de productions superflues, à l’instar de la beauté, des loisirs et de l’appréciation esthétique, en valeurs mesurables, échangeables et capables de coloniser la plupart des dimensions de la vie sociale. Il en va de l’inscription de la culture au sein de l’économie. Mettre en lumière ensemble les grandes mutations du domaine de la consommation économique et esthétique, c’est souligner des articulations majeures qui font que les évolutions de l’une engagent décidément l’autre.
Son exposé est historique, il décrit la constitution du « régime aristocratique du goût », puis sa « conversion économique » et enfin, « l’industrialisation du plaisir esthétique ». C’est là, que les choses se gâtent et que la consommation aliène le consommateur, plus qu’elle ne satisfait ses attentes. D’où le recours à Tarde et à sa conception de la mode, ce tour de passe-passe qui accélère l’obsolescence des biens. L’auteur écrit justement que
la volatilité des goûts est une source psychique et immatérielle de plus-value économique.
Et plus loin, il constate:
La consommation trouve dans la destructibilité sa source principale de plus-value.
Le philosophe Olivier Assouly sort l’économie de son habituelle étude des conditions de production des marchandises, de leur circulation et de la répartition des richesses, générées par la consommation, pour élaborer un « capitalisme esthétique », dans lequel,
le marché n’est pas le lieu de production du goût, mais celui de la captation, de la formalisation et de l’exploitation des jouissances.
À une économie quantitative, il substitue une économie des appréciations et ouvre ainsi une piste passionnante pour comprendre la mutation actuelle du capitalisme, prolongeant ainsi les travaux d’André Gorz sur l’immatériel… Le second est plus impertinent et polémique, les auteurs n’hésitent pas à brocarder la science économique dominante (à dire vrai, toujours en retard d’une crise…) et à en changer les bases. Pour Tarde, ce sont les idées (et les idées que les économistes se font de l’économie, aussi) qui guident les transformations des sociétés. Les auteurs notent que chez Tarde, « rien dans l’économie est objectif, tout est subjectif ou, plutôt, intersubjectif », ce qui invalide la prétendue rationalité de l’homo eoconomicus et oriente l’étude du comportement économique des individus, si l’on veut conserver ce vocabulaire, vers « les intérêts passionnés ». C’est dire si l’économie est irrationnelle et trouve ses explications hors d’elle. Dans Psychologie économique, il écrit:
Le problème se résume, en somme, à ceci: serrer le plus près possible la genèse des inventions, et les lois de leurs imitations. Le progrès économique suppose deux choses: d’une part, un nombre croissant de désirs différents; car, sans différence dans les désirs, point d’échange possible, et, à chaque nouveau désir différent qui apparaît, la vie de l’échange s’attise. D’autre part, un nombre croissant d’exemplaires semblables de chaque désir considéré à part; car, sans cette similitude, point d’industrie possible, et, plus cette similitude s’étend ou se prolonge, plus la production s’élargit et s’affermit.
Ce n’est pas l’accumulation qui sert de carburant à la machine économique, mais l’invention. Quant à l’instance économique, elle s’imbrique entièrement dans le social. On le voit, ces deux essais proposent de penser l’économie hors de son domaine spécifique, qui n’existe pas au demeurant, et donnent à l’appréciation de chacun, à l’esthétique, l’invention, la mode, l’imitation, et aux innombrables intersubjectivités qui s’entrelacent, etc., les rôles essentiels dans ce « fragment d’histoire » en cours.
Thierry Paquot
Breves
Hanif Kureishi. QUELQUE CHOSE À TE DIRE. Paris, Christian Bourgois, 2008, 572p., 23 €
Scénariste inventif (My Beautiful Laundrette de Stephen Frears le fit connaître en 1985), romancier des rencontres identitaires dans la chaudière londonienne (Un bouddha de banlieue), Hanif Kureishi publie une nouvelle saga « multiculturelle » dont la réussite tient à la pléiade de ses personnages baroques (un homme de théâtre, les membres d’une famille d’origine pakistanaise) et originaux (jamais caricaturaux cependant), à la description de la « psyché thatchérienne » (les années Blair en sont ici la suite multicolore: « Nous vivons dans le monde qu’elle a façonné: monde de compétition, de consommation, de célébrité, mais aussi de charité, fille bâtarde de la culpabilité entre surconsommation et endettement »), mais aussi à la pénétration des sociétés parallèles, échangistes et glauques qu’elle a secrétées. L’excès est le ressort de la politique économique, du monde « instantané » de la communication mais aussi celui des lieux de l’ombre et de la nuit (celui où « on a envie d’aller au bout des désirs, de marcher sur le fil du rasoir au point de devenir un chien mourant »). Kureishi est un orfèvre dans la mise en scène londonienne des gens de pouvoir (à la Jonathan Coe) mais plus encore dans l’exhibition des décadents de tous ordres, des corps abîmés (comme ceux, laisse-t-il entendre, qui sont déchiquetés par la guerre en Irak) et de la vulgarité extrême. Mais n’est-ce qu’un talentueux état des lieux? Certainement pas si l’on accorde toute sa place au personnage central, Jamal, un psychanalyste d’origine « paki » qui a provoqué indirectement la mort du père de son grand amour de jeunesse et n’en finit plus de traîner sa culpabilité en écoutant celle des autres. Ce récit rappelle en effet que le langage, l’écoute et la parole demeurent la condition d’une vie digne de ce nom dans un monde où l’on ne parle plus. Tel est le défi de ce roman aux allures pantagruéliques même si l’abbaye de Thélème s’y confond avec les bas-fonds: faire parler et raconter un monde qui ne sait plus parler à force de faire communiquer les corps entre plaisirs et douleurs. Et il y a beaucoup à raconter.
O. M.
Jean de Malestroy. JULIEN GRACQ. QUARANTE ANS D’AMITIÉ. 1967-2007. Saint-Malo, Pascal Gadoré éditeurs, 2008, 280 p., 20 € (18, rue de Toulouse, 35400 Saint-Malo)
Ce livre renoue avec un genre littéraire très hexagonal, celui de la visite chez le grand écrivain dont Gide et Mauriac étaient par exemple friands. Durant quarante ans, Malestroy, un romancier vigneron, qui n’aime pas trop le milieu littéraire parisien et a même de l’affection pour l’écrivain Jean Raspail, rend visite deux fois par an à l’auteur de la Littérature à l’estomac dans sa maison de Saint-Laurent-le-Vieil (il l’appelle « le Goethe de Saint-Laurent ») au bord de la Loire en Anjou. Gracq qui s’y est donc retiré s’occupe de sa vieille sœur malade, se promène tous les jours sur « l’Île batailleuse » (quel nom!) et lit encore jusqu’à dix heures par jour l’année de sa mort à quatre-vingt-dix ans. Condensant le contenu de leurs rencontres (une table des matières résume les thèmes abordés), Malestroy fait part de ses énervements (la présence de la sœur, les fausses coquetteries de Gracq, l’absence volontaire de lumière électrique alors que la nuit tombe), s’inquiète de savoir qui est venu ou a été interdit de visite (à la fin de sa vie Gracq est très sollicité par les politiques, il se débrouille cependant pour congédier les importuns, Fabius ou Villepin, quand il pressent l’opération de communication). Mais il décrit surtout les moments successifs du rituel: Gracq, le professeur d’histoire et de géographie, commence toujours par évoquer l’actualité (les Balkans, l’Amérique qu’il n’aime pas trop, et pas uniquement celle des néoconservateurs…) ou des voyages (la préférence pour Venise et le désamour de Rome) avant de partir dans des considérations culturalistes à la Spengler sur la Russie (ayant appris le russe à l’école des langues orientales, il s’intéresse à l’évolution politique de l’après-communisme et salue au passage Août 14 de Soljenitsyne) et sur la Turquie (rien ne fait plus peur à Gracq, un antichrétien forcené pourtant, que l’ouverture de l’Europe chrétienne au monde musulman, ce qui est à l’origine de tirades sur l’immigration, la démographie et de deux références discrètes à Jules Monnerot happé par le FN). Ensuite, on parle de Paris et du « milieu », un conglomérat d’écrivains journalistes dont Jean d’Ormesson est la caricature. On s’arrête enfin sur la littérature (la vraie, celle de Flaubert qui interdisait qu’on illustre ses livres ou celle de l’ami admiré Ernst Jünger) qui permet à Gracq de rappeler l’intérêt qu’il porte depuis toujours, lui le traducteur du Penthésilée de Kleist, au romantisme allemand. Ce Gracq rusé et provocateur est inattendu: il joue au boomerang sur l’Île batailleuse qu’il voit de sa fenêtre, il a des démêlés comiques avec ses locataires de l’immeuble voisin, il a réussi à faire fermer une entreprise trop bruyante par l’ami normalien Pompidou. Il cache cependant un autre Gracq, le surréaliste, celui de l’ouvrage sur Breton, le Gracq de la passion plus proche de Pierre-Jean Jouve que des écrivains qui viennent le saluer pour dire du mal des autres. « Courage de Gracq, écrit en aparté Malestroy. Nous ne nous étions pas encore rencontrés que des amis communs, les Condamin, me décrivaient son attitude admirable envers sa maîtresse Nora, l’ancienne religieuse mourant d’un cancer à l’hôpital dans d’atroces souffrances blasphémant, criant, elle, l’ex-nonne: “Mais je n’ai que mon corps!” Il couvrait de baisers sa bouche en putréfaction […] Épisode de la vie de Gracq à peu près inconnu, dont il ne parle jamais et dont les témoins sont morts; exemplaire de ce surréalisme auquel on l’a tant assimilé et à quoi lui-même, si volontiers, se réfère. » Ce qui ne se dit pas au cours de la visite chez le grand écrivain est plus essentiel que ces complaintes sur la décadence contemporaine. Mais le rituel ne trompe personne, car il laisse entendre que l’important n’est pas là…
O. M.
Yves Renouard. LEÇONS SUR L’UNITÉ ET LA CIVILISATION FRANÇAISES. Bordeaux, Éditions Confluences, Sciences Po Bordeaux, 2008, 120 p., 12 € (13, rue de la Devise, 33000 Bordeaux). André Chastel. INTRODUCTION À l’HISTOIRE DE L’ART FRANÇAIS. Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 226 p., 8 €
Les interrogations sur l’esprit français, sur la langue de Racine et de Molière, sur l’universalisme hexagonal et son exceptionnalité vont de pair avec le sentiment que l’histoire tourne les pages très rapidement. Si l’on veut répondre à l’académisme un peu triste et nostalgique qui ne jure ces temps-ci que par l’esprit français, il n’est pas inutile de s’inspirer de ces deux livres. Le premier, rédigé pour des étudiants étrangers par Yves Renouard (1908-1965), un historien médiéviste qui a fondé Sciences Po Bordeaux avant de rejoindre la Sorbonne, propose « cinq leçons sur les caractères généraux de la civilisation française » qui mettent en avant les contrastes et le sens de la mesure qui en est la contrepartie avant de conclure par un éloge inattendu de l’élégance et de la femme française. (Tels sont les titres des cinq leçons: l’influence profonde du milieu naturel: l’universalité; l’action des hommes: la centralisation, puis trois chapitres consacrés à ce qui en résulte: l’abstraction et la logique; le sens de la mesure; l’élégance.) Conçu à partir de notes rédigées par l’historien de l’art André Chastel avant sa mort, le second ouvrage, qui s’interroge sur la spécificité d’un style français, souligne, en prenant des exemples en littérature, en architecture et en peinture la double capacité d’accueillir des productions étrangères et de les convertir et de les tamiser « à la française ». « Comment comprendre ce mouvement qui amène à s’alimenter ailleurs? C’est sans doute qu’il y a au fond de la pensée claire – notre privilège – un vague regret des joies cachées et dangereuses de l’imagination. » Ces deux essais n’ont rien de daté, ils rappellent la tentative d’un Braudel dans l’Identité de la France, ils pensent l’endroit (la raison et la langue) et l’envers (les résurgences de l’imagination, de la jouissance au rire), et ils anticipent des réflexions à venir: celles qui portent déjà sur la langue, sur le couple du scientifique et de l’homme de lettres, la culture générale à l’heure de la spécialisation et sur un état d’esprit français qui n’a aucune raison de se donner comme perdant dans le contexte pluriel de la mondialisation.
O. M.
Michaël Fœssel. LA PRIVATION DE L’INTIME. Paris, Le Seuil, 2008, 160 p., 13 €
Sommes-nous en train de perdre le sens du partage entre ce qui relève du public et ce qui doit rester du domaine privé? La surexposition médiatique de la vie privée (avec, par exemple en France, le phénomène de la « pipolisation ») le laisse penser. Mais est-ce le bon diagnostic? Faut-il y voir la perte du sens civique et de la noblesse de la chose publique? Ce serait aller trop vite et négliger l’analyse de ce qu’on entend par sphère privée. La transgression n’est-elle pas ailleurs, en particulier dans la perte de signification de l’intimité? Il faut en effet introduire un troisième terme pour ne pas s’enfermer dans l’opposition schématique du public et du privé. Dès lors, il ne s’agit pas de renforcer l’interprétation d’un nouveau seuil de dépolitisation de nos sociétés individualistes et narcissiques. Michaël Fœssel défend plutôt l’idée que la privatisation des comportements se fait aussi au détriment de l’intimité, si l’on entend par là une manière de se mettre en retrait du monde des échanges. Ce faisant, il observe, reprenant Hegel, que l’intime et le politique méritent d’être défendus de concert: ils sont le lieu d’une expérience de la liberté et une manière de se reconnaître dans l’autre. Le livre nous invite finalement à mieux comprendre ce que devient l’intimité dans la démocratie, en cherchant à retrouver, au-delà de Rousseau et Tocqueville, une lecture de Stendhal qui savait mettre en intrigue l’amour et l’aspiration à la liberté.
M.-O. P.
Daniel Innerarity. LE FUTUR ET SES ENNEMIS. De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique. Paris, Climats, 2008, 192 p., 19 €
Auteur d’un ouvrage remarqué (la Démocratie sans l’État. Essai sur le gouvernement des sociétés complexes), Innerarity publie un nouvel essai qui a les qualités d’écriture du précédent: une clarté conceptuelle et un style limpide qui échappent à l’abstraction de la philosophie politique comme au sabir de la science politique. Observant que la thèse selon laquelle le « présentisme » est la contrepartie d’une surcharge de mémoire et d’une incapacité à envisager le futur, l’auteur invite à penser autrement, dans un monde qu’il qualifie de post-héroïque, le lien entre le passé, le présent et l’avenir. En effet, « nous évoluons à mi-chemin entre l’espérance limitée et le désespoir soft. Et dans cet intervalle, c’est à peine s’il y a une place pour le futur proprement dit, absent quand l’idée de progrès s’épuise, négligé là où règne la tyrannie du présent, privatisé dans la nouvelle configuration des aspirations utopiques, et rien moins que feints dans les rhétoriques de l’innovation ». Pour que de nouveau « l’espérance et l’histoire riment » (selon l’expression du poète irlandais Seamus Heaney), l’auteur s’engage dans une triple direction: penser le futur après la crise de l’idée de progrès, inciter la politique à configurer le futur des sociétés, et maintenir un espoir raisonnable. Sur ce dernier point, il refuse d’entériner le partage des rôles entre une droite réaliste (au détriment de l’espérance) et une gauche gardienne de l’espérance (au détriment de la réalité). D’où son obstination à prendre de front la réalité pour en dégager les possibles car la gauche ne convainc pas quand elle se réfugie dans un utopisme vague et désorienté. « Il serait catastrophique de considérer que la bataille pour la définition du terrain de jeu est perdue et d’accepter l’alternative proposée: soit rivaliser pour mieux gérer cette réalité, soit combattre celle-ci sur la base d’un moralisme offensif… C’est pourquoi la politique doit apprendre à gérer de manière post-héroïque la déception et la comprendre comme un espace de possibilités ouvertes. » L’espérance démocratique réside dans la conviction qu’il y a peu de chose certaines mais beaucoup de choses possibles.
O. M.
Marie Gil. LES DEUX ÉCRITURES. Étude sur Bernanos. Paris, Cerf, 2008, 238 p., 28 €
Bernanos avait pris connaissance de la Bible (en particulier du Nouveau Testament) au travers du « petit catéchisme » de son enfance et de son missel d’élève de collèges religieux. C’est sans doute de celui-ci qu’il tire les citations bibliques (parfois en latin, le plus souvent en français) que l’on rencontre dans son œuvre (romans et essais). Marie Gil étudie minutieusement et de façon convaincante les relations nouées dans cette œuvre entre la « parole biblique » (L’Écriture) et la création littéraire (l’écriture) sous de multiples formes: citations bibliques, littérales ou transposées, références implicites, transpositions analogiques, reprises synonymiques, palimpsestes. Remarquable par l’érudition et la culture de l’auteur comme pour son originalité et son apport à la recherche sur Bernanos, cet essai, écrit dans une langue de spécialiste, requiert beaucoup d’attention mais le lecteur y trouvera un éclairage indispensable sur l’écriture de Bernanos.
M. E.
Daniel Lebard. Entretiens avec Ghislaine Ottenheimer. L’AFFAIRE. L’histoire du plus grand scandale financier français. Paris, Le Seuil, 2008, 256 p., 18 €
Entre les Carnets (écoulés par morceaux) d’Yves Bertrand, un ancien patron des Renseignements généraux, qui rappellent qu’il y a des journalistes d’investigation qui ne sont jamais allés plus loin que son bureau pour « traquer » des sujets et leurs sources, et le gentil brûlot publié contre Le Canard enchaîné qui constate – sans surprise!– que le journal satirique est effectivement « enchaîné » à quelques avocats (et pas des moindres, à commencer par Roland Dumas) et informateurs d’État qui font le tri, on finirait par désespérer du journalisme d’enquête. Par contraste, dans l’Affaire (un ouvrage qui porte sur le montage financier arrangé en 1999 par Rhône-Poulenc et sa filiale Rhodia sous la houlette de Jean-René Fourtou), l’enquête a été conduite, et pendant huit ans, par un acteur qui était partie prenante et a vite compris qu’on abusait de lui. En effet, Daniel Lebard, nommé président de la société chimique anglaise Albright & Wilson, filiale de Rhône-Poulenc, s’est vite rendu compte qu’il était l’un des dindons d’une mauvaise farce. Mise en forme par le biais d’un entretien conduit par Ghislaine Ottenheimer, les résultats de l’investigation de l’entrepreneur Daniel Lebard sont, pour un lecteur naïf et sans parti pris, clairs et les conclusions sans détour (ce qui n’est pas toujours le cas quand on s’aventure dans les dédales des machinations financières): les protagonistes sont nommés, un ancien ministre des Finances mis dans l’embarras, les alliances manifestes, les défaillances de l’Autorité des marchés financiers (Amf) indiscutables, et le pantouflage privé/public à la française n’en sort pas plus grandi que le capitalisme « éthique » cher à Claude Bébéar. Mais, à l’heure qu’il est, on ne parle pas trop de ce livre, la presse reste timide, et on ne va quand même pas en accuser une fois encore le président Sarkozy! À l’heure de la crise financière, la manière dont le pouvoir financier a pu jouer dans ce cas de ce qu’on appelait à l’époque la démocratie actionnariale laisse pantois. Alors, si ce livre ne tient pas debout, si ce n’est pas vrai, on attend les procès contre ce livre sans concessions! À moins qu’il soit mis au placard… Car on imagine que les éditions du Seuil l’avaient fait lire et relire par des avocats spécialisés.
O. M.
Jean-Paul Maréchal. HUMANISER L’ÉCONOMIE. Paris, Desclée de Brouwer, 2008, 276 p., 25 €
Publié initialement en 2000, cet ouvrage montre que l’auteur n’avait pas attendu la crise actuelle pour penser la question de la finalité de l’économie, pour critiquer les fondements de l’approche classique et néoclassique, ou si l’on préfère libérale du marché et du travail humain, et enfin pour s’interroger sur les moyens d’instaurer (ou du moins d’espérer) une économie sur la solidarité, ce lien entre les humains que justement le marché défait quand il devient la seule règle. Le lecteur trouvera dans cette seconde édition, une préface, « Pour une utopie transformatrice », qui constitue un véritable chapitre introductif. En économiste d’abord attentif aux questions sociales et morales, Jean-Paul Maréchal montre dans ce texte rédigé en avril 2008 que l’acceptation du creusement des inégalités, ces deux dernières décennies, fut le résultat d’une pensée fondée sur les seules vertus du marché libre (néolibéraux et monétaristes) qui conquit progressivement une hégémonie, détrôna le keynésianisme dans les années 1970, à la faveur d’une offensive politique de la droite américaine, et finalement installa au pouvoir une science économique coupée de la philosophie morale. Il identifie donc ce changement de paradigme économique comme le résultat d’un changement d’abord politique. Il est donc temps de cesser de naturaliser la science économique et au contraire d’élaborer une économie politique qui pense le lien entre l’analyse économique, la philosophie morale et la philosophie politique, sortir ainsi du fétichisme du marché, mettre l’économie au service des besoins des hommes. Pour remettre en cause l’hégémonie intellectuelle et politique du libéralisme, il faut commencer par critiquer la théorie classique du marché et du travail, ce qu’il fait dans les deux premiers chapitres, définir une « économie humaniste » (troisième chapitre) et enfin présenter quelques bases d’une économie solidaire (quatrième chapitre).
J.-P. P.
Philippe Ryfman. UNE HISTOIRE DE L’HUMANITAIRE. Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2008, 122 p.
L’auteur, avocat, livre ici une utile mise au point historique sur l’humanitaire à un moment où cet engagement se professionnalise, se globalise et où l’on voit apparaître des acteurs de plus en plus nombreux: Ong, États, organisations internationales. L’humanitaire est fils des Lumières. Il naquit lors de la sécularisation de l’assistance au xviiie siècle. Progressivement, un droit humanitaire international s’ébaucha à l’occasion des conflits entre les États européens dont le but est de porter secours aux blessés, de veiller à la dignité humaine pendant la guerre, en restant neutre, sans favoriser un belligérant. La Croix-Rouge à l’époque de la guerre de Crimée en 1864 joua sur ce plan un rôle fondateur. La Première Guerre mondiale internationalisa l’humanitaire: en 1919 était fondée la ligue des sociétés de Croix-Rouge. Elle établit en 1939 son siège à Genève. Mais c’est aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale que la communauté internationale mit progressivement en place les normes d’un droit humanitaire international (Convention de Genève de 1949 et protocoles additionnels de 1977…) d’ailleurs souvent remis en cause par les guerres des années 1990, tandis que l’Onu par ses organisations (Hcr, Unicef…) faisait entrer de nouveaux domaines d’actions dans le champ de l’humanitaire. Parallèlement, une partie de l’humanitaire échappait aux États avec le développement des Ong. La guerre du Biafra (1967-1970) fut fondatrice du « sans-frontiérisme ». Les soins médicaux apportés par les French doctors (Msf puis Mdm) aux populations du Nigeria en guerre s’accompagnèrent de l’affirmation d’un principe: « Le geste de solidarité ne doit être ni limité, ni même empêché par les frontières internationales, les raisons d’État, les impératifs diplomatico-stratégiques. » Cette action ouvrit la voix au droit d’ingérence. À la fin de la guerre froide, l’Onu le reconnut implicitement en 1988 et en 1990 avec les « couloirs humanitaires », inaugurant les interventions au Kurdistan, en ex-Yougoslavie, en Somalie, au Rwanda avant qu’il ne soit en partie remis en cause après 2001. L’humanitaire court après la guerre de plus en plus recouverte par la violence: les personnes engagées dans l’humanitaire ne sont d’ailleurs plus seulement mises en danger par des États (Soudan, Birmanie…) mais par des organisations guerrières (Irak, Afghanistan).
J.-P. P.
En echo
NOUVELLES MENACES, NOUVELLES SÉCURITÉS – Frédéric Gros, Antoine Garapon et Monique Castillo introduisent le dossier de Raisons politiques. Études de pensée politique (n° 32, 2008, Presses de Sciences-Po) qui souligne les ruptures profondes qui interviennent sur le terrain désormais globalisé (et non plus simplement interétatique) de la sécurité. « La globalisation du monde entraîne l’abolition des anciens partages entre l’intérieur et l’extérieur, le criminel et l’ennemi, le politique et le naturel. L’âge biopolitique de la sécurité se caractérise par cette grande égalisation des menaces et la promotion de l’individu comme vivant vulnérable plutôt que comme sujet de droit ou citoyen. »
TRAFIC – La revue créée par Serge Daney propose deux analyses originales des films de Wes Anderson dont trois films viennent de sortir en Dvd (La famille Tenenbaum, La vie aquatique, À bord du Darjeeling Limited). Ce cinéaste inventif dont l’esprit emprunte à la bande dessinée et aux couleurs et scénarios de Tim Burton parvient à faire rire en évoquant un monde où l’échec et la mort sont toujours les ferments d’une action qui est aussi une invitation à voyager. Cela rompt avec l’obsession des figures incarnant soit la réussite, soit la délinquance.
ENFERMEMENT – Sur le site www.laviedesidees.fr, deux articles aident à faire le point sur les politiques actuelles d’enfermement, qu’elles concernent les mineurs ou les fous. Une analyse du rapport Varinard (Francis Bailleau, « Punir les mineurs comme des adultes? ») décrypte l’argumentaire visant depuis plusieurs années à mettre en cause l’ordonnance de février 1945 sur les mineurs. D’autre part, Laurence Guignard et Hervé Guillemain (« Les fous en prison ») observent le mouvement croisé par lequel un nombre croissant de fous, par manque de lits disponibles en psychiatrie, se retrouvent en prison, tandis que le président de la République se propose de « carcéraliser » les soins hospitaliers, au nom de la sécurité et de la prise en compte des victimes.
MEMORIAL – L’Ong russe « Memorial », dont nous avons publié un important appel européen dans notre numéro d’octobre 2008 a subi début décembre à Moscou une importante opération d’intimidation. Cette association indépendante, qui s’est donné pour objet le travail sur les crimes du stalinisme, a vu une grande partie de ses archives confisquée par des hommes armés non identifiés. Le texte de l’appel de Memorial pour un travail européen sur la mémoire des conflits du xxe siècle est mis en ligne en accès libre sur notre site www.esprit.presse.fr.
LIVRES – À la lancinante question de la faiblesse de la présentation des livres et essais dans la presse, une nouvelle initiative éditoriale, Books. L’actualité par les livres du monde, lancée en kiosque avec un premier numéro décembre 2008-janvier 2009, tente d’apporter une réponse originale en donnant une large part à l’information et à l’international. Outre quelques grands articles phares (qui ne sont pas les plus originaux, comme l’entretien avec Robert Darnton sur l’avenir du livre), des traductions et un travail de rubriques informatives offrent un beau tour du monde de l’intelligence que les livres apportent à la compréhension d’une actualité difficile à déchiffrer. www.booksmag.fr.
Avis
Dans le prolongement de notre numéro de décembre 2008 sur la redéfinition de l’action de l’État, et notamment de l’article d’Antoine Garapon, le séminaire de philosophie du droit Esprit-Ihej-Enm-Paris XII-Ulb est consacré cette année au thème: « Efficacité, stratégie, sécurité: un modèle de justice néolibérale? ». Il cherchera à comprendre les évolutions les plus récentes de la justice, qui concernent autant la peine (peines planchers, rétention de sûreté, jugement des malades mentaux, juge des victimes) que le fonctionnement des tribunaux (New Public Management, standardisation, évaluation, emprise de la Lolf). Le 5 janvier 2009, Frédéric Gros examinera « La définition néolibérale de la sécurité ». Le 19 janvier 2009, Benoît Frydmann s’interrogera sur « Les enjeux de la normalisation de la justice ». Le 2 février 2009, Yves Cartuyvels décrira « La détection-prévision des déviances: du traitement pénal à une gestion économique des risques ». Les conférences ont lieu de 18heures à 20heures à Paris, Enm, 3ter, quai aux fleurs, 75004 ou sont accessibles sur internet (www.ihej.org). Contacts: jhubrecht@ihej.org; mchami@ihej.org.
Témoignage chrétien organise à Lille les 31 janvier et 1er février 2009 des rencontres intitulées « La place de l’autre. Un enjeu de société, un défi spirituel ». Rencontres, témoignages, conférences, discussions en ateliers seront orientés vers la question de l’engagement personnel. Renseignements et inscriptions: jl.tournay@orange.fr.
En ce début d’année, nous remercions vivement nos abonnés qui renouvellent leur abonnement et nous incitons nos acheteurs occasionnels à nous aider en choisissant le passage à l’abonnement, meilleure garantie de notre indépendance. Des promotions sont faites régulièrement sur notre site internet www.esprit.presse.fr, qui propose aussi des textes inédits, un large choix d’articles déjà parus, des revues de site, etc.
Après nos trois dernières livraisons, qui peuvent être lues en continuité, sur la crise financière (novembre), le « retour » de l’État (décembre) et le présent numéro sur la protection par le travail, nous continuerons à observer la crise qui s’installe peu à peu à travers différents articles sur l’économie et le social. En février, nous proposerons différents textes analysant les relations entre cultures à l’heure de la mondialisation, en partant des exemples du débat actuel sur la sinologie (Frédéric Keck) et de la question du relativisme culturel. Nous publierons aussi un dossier longtemps annoncé sur le philosophe Jan Patocka. Notre numéro spécial de mars-avril offrira une mise au point sur l’évolution des techniques numériques, à la fois dans le domaine de la communication (presse, édition, nouveaux médias, réseaux sociaux…) et dans le rapport qu’il induit à notre corps, qui ne se réduit pas à la dématérialisation.
- 1.
Au même moment, le Conseil des ministres approuvait un projet de loi qui limite la procédure des amendements, en instaurant une « procédure simplifiée pour des textes qui s’y prêtent par leur nature » ainsi que des délais pour l’examen des textes, ce qui se traduirait par l’attribution à chaque groupe parlementaire et pour chaque texte venant en discussion, d’un crédit de temps de parole global, qu’il ne pourrait pas dépasser, pour intervenir dans la discussion générale et défendre ses amendements.
- 2.
Le projet de loi sur l’audiovisuel public serait inscrit à l’ordre du jour du Sénat le 7 janvier.
- 3.
Le dernier accord date de 2007 et porte sur la période 2007-2013. Il prévoit une augmentation de 3% par an les deux premières années, puis 2% pendant trois ans, puis une augmentation la dernière année en fonction de la situation à cette date.
- 4.
C’est une commission indépendante, la Kef – Kommission zur Uberprüfung und Ermittlung des Finanzbedarfs der Rundfunkanstalten–, composée de seize experts indépendants nommés pour cinq ans, qui évalue le niveau des besoins financiers des radios et télévisions publiques. Cette commission fait une proposition d’évolution de la redevance sur la base de cette évaluation. Le montant de la redevance est ensuite approuvé par la conférence des ministres-présidents des Länder et les parlements régionaux.
- 5.
Au-delà de 11 millions d’euros. Le texte prévoit aussi un plafonnement de la taxe à 50% de l’accroissement du chiffre d’affaires (CA) publicitaire annuel. Pour la taxe éligible au titre des années 2009, 2010 et 2011, la période de référence sera l’exercice 2008. À compter de 2012, la période de référence sera l’année précédente. Ainsi, si le CA publicitaire 2009 de TF1, M6 et Canal+ ressort en hausse de moins de 3% (ce qui paraît vraisemblable pour les deux premiers), la taxe sera limitée à 1, 5%. Elle atteindra 3% si leur CA progresse de plus de 6%.
- 6.
Le Csa peut sanctionner une station de radio ou une chaîne de télévision qui ne respecte pas la réglementation (suspension de l’autorisation, réduction de la durée de l’autorisation et retrait de l’autorisation).
- 7.
Comme le note Anne Perrot (« La politique de la concurrence est-elle l’ennemie des contenus culturels? Une illustration par le secteur des médias », dans ministère de la Culture, la Création et la diversité au miroir des industries culturelles, Paris, La Documentation française, 2006), « deux régulateurs sectoriels – l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) et le Csa – et deux autorités de concurrence – la Dgccrf et le Conseil de la concurrence – peuvent être amenés à examiner le même problème, qu’il s’agisse d’évaluer les effets d’une pratique potentiellement anticoncurrentielle ou ceux d’une concentration. Dans ce domaine, sont donc perpétuellement mis en œuvre droit de la concurrence et droits sectoriels et, dans certains cas, le droit de la concurrence rencontre aussi le droit d’auteur ou le droit de la propriété intellectuelle ».
- 8.
Le Csa délivre des autorisations aux stations de radio, aux télévisions locales et aux chaînes de télévisions. Il rend des avis au gouvernement sur les projets de loi et de décrets qui concernent l’audiovisuel, gère et attribue les fréquences destinées à la radio et à la télévision. Il est compétent pour les problèmes de réception, veille au respect du pluralisme sur les antennes, organise les campagnes officielles radiotélévisées des différentes élections, s’assure du respect par tous les diffuseurs des lois et de la réglementation en vigueur.
- 9.
Selon un sondage Csa, les Français approuvent à 65% la suppression de la publicité mais pas la nomination du Pdg de France Télévisions par l’exécutif (74% d’entre eux estiment que c’est « une mauvaise chose »). La qualité des programmes de France Télévisions, une fois que la loi réformant l’audiovisuel public sera adoptée, restera « identique » selon 53% des personnes interrogées (sondage réalisé par téléphone les 10 et 11 décembre par Csa auprès d’un échantillon représentatif de 1006 personnes de 18 ans et plus, Le Figaro, 14 décembre 2008).
- 10.
Didier Franck, L’Un-pour-l’autre. Levinas et la signification, Paris, Puf, 2008, 284 p.
- 11.
Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, M. Nijhoff, 1974, p. X.
- 12.
Voir D. Franck, Dramatique des phénomènes, Paris, Puf, 2001.
- 13.
Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », l’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.
- 14.
Edgar Morin, la Méthode, rééd. en deux volumes, sous coffret, Paris, Le Seuil, 2008.