Culture. Mission impossible ?
Au risque de donner l’impression que tout est prioritaire, le président de la République a adressé à la ministre de la Culture une « lettre de cadrage » qui veut faire preuve de volontarisme sur tous les dossiers au risque de la contradiction : démocratisation et diversité, lutte contre le piratage et extension de la gratuité, valorisation du patrimoine et défense des industries culturelles…
On ne saurait reprocher au(x) rédacteur(s) de la lettre de mission de Christine Albanel1, signée conjointement par le président de la République et par son « collaborateur » habillé en premier ministre, d’avoir fait preuve de paresse ou de manquer d’ambition. Tout y est, en effet, ou presque ; et il est précisé que les engagements devront tous être tenus. Qui pourrait critiquer pareille préoccupation ? La lettre n’est d’ailleurs pas destinée à rappeler tous les engagements ; elle n’énonce « que » les urgences. Mais celles-ci sont pléthore. Dans une liste à la Prévert de tout ce qu’il convient de faire et qui n’a pas encore été résolu : l’apprentissage de l’histoire des arts à l’école, la démocratisation, la fin du piratage, le remplissage des théâtres, la qualité des programmes du service public, etc., non seulement les priorités sont affichées, mais diverses actions à mener y sont comme accrochées, dans un ensemble qui ne laisse guère de marge de manœuvre à la ministre.
Un volontarisme bienvenu mais contradictoire
À notre gouvernement, rien n’est impossible. La première priorité est donc de parvenir à démocratiser l’accès aux œuvres culturelles. Les moyens sont énoncés : un nouvel effort éducatif – que l’on ne peut qu’applaudir –, le bon usage des médias et la mise à disposition du patrimoine sur internet, et cela gratuitement. Le programme est fondé, mais l’exigence de résultats ne manque pas de surprendre : le délai ne peut être que long pour obtenir de véritables inflexions des pratiques culturelles, en un domaine où il ne saurait suffire de volontarisme pour franchir les barrières socioculturelles auxquelles tant d’institutions se sont jusqu’à présent heurtées. De gratuité, il est aussi question avec la demande de son expérimentation dans les musées, non pour savoir si elle doit être mise en œuvre, mais afin d’évaluer et de préciser les conditions de sa mise en œuvre « sans perte de recettes pour les musées concernés ». Aveuglement, vœu pieu ou recette magique ? Attendons pour savoir. La lettre indique que l’expérience doit en être lancée, comme si l’idée était nouvelle et qu’elle nécessitait de l’expérience. Or nous disposons déjà des expériences de gratuité totale ou partielle, appliquée à certaines catégories de visiteurs ou à certains jours de visite, et des leçons en ont déjà été tirées. On connaît les effets d’aubaine qui peuvent en découler, et les pertes de recettes inévitables qu’il faut affronter. Et l’on sait qu’une large partie de l’effort revient à subventionner les tours operators2.
À la question de la démocratisation est reliée la nécessité de travailler à la promotion de la diversité musicale. L’idée de dresser un bilan des quotas de chansons françaises et européennes est évoquée incidemment, tandis qu’est affirmée la nécessité de l’évaluation du service public télévisuel, sous deux dimensions complémentaires, la qualité des programmes et l’efficacité des structures organisationnelles. Excellente nouvelle si elle s’accompagne, pour prendre corps, du dégagement de fonds publics additionnels ou d’une hausse de la redevance, à laquelle l’Élysée semble se refuser, malgré sa faiblesse en regard de celle qu’acquittent nos voisins anglais et allemands3. La télévision coûte cher, pour le pire mais parfois le meilleur ; les Français, malgré la concurrence des nouveaux médias, continuent de passer quelque 3 heures 30 en moyenne à la regarder. Elle mérite un petit effort financier conjoint des pouvoirs publics et des téléspectateurs.
La deuxième priorité a trait au sauvetage des industries musicales et cinématographiques, pour lesquelles la ministre devra trouver les moyens de mettre fin à la contrefaçon, de favoriser la mise à disposition du public d’une offre attractive, d’accompagner la mise en œuvre de modèles d’affaires, et de réviser le contexte juridique. À lire la lettre de mission, on se demande pourquoi ce paresseux de ministre précédent n’y est pas parvenu. Et l’on se sent un peu perdue : d’un côté, la gratuité est mère de tous les vices, lorsque la culture de la gratuité conduit les jeunes irresponsables et mal informés à télécharger de la musique et des films illégalement sur le Net. Mais la gratuité est prônée dans les musées, comme si ce qui relève de la chose publique ne coûtait rien, et comme si la gratuité était à même de régler la question si épineuse de l’accès de tous aux œuvres culturelles. Raccrochées à cet ensemble tel un poisson rouge à un marronnier, trois petites lignes sont alors consacrées à la presse, qu’il faudra… « sortir de la crise » (sic) !
Troisième axe : le patrimoine. Il faudra « augmenter le nombre des sites et monuments accessibles au public ». Surprenant, quand on sait que c’est la surabondance mal maîtrisée qui nous menace, plutôt qu’une quelconque rareté. La mise à disposition du public n’est pas affaire de nombre mais de qualité de l’accueil, d’horaires d’ouverture, d’information sur les monuments privés ayant obligation d’ouverture en contrepartie des aides dont le propriétaire bénéficie.
Quatrième axe : la politique culturelle extérieure de la France, qu’il faudra tout à la fois rationaliser et moderniser, y compris en matière d’audiovisuel. La nécessité des échanges et de la coopération en matière de formation est affirmée. On ne peut que s’en féliciter.
Le cinquième axe a trait aux industries culturelles (on se demande pourquoi la musique n’en fait pas partie). Si « la politique du livre remplit ses objectifs » et si celle du cinéma est jugée plutôt réussie, l’accent est mis sur les difficultés à faire émerger une industrie du jeu vidéo. La vidéo est effectivement sous-financée et sous-développée en France, alors que les savoir-faire existent ; en revanche, la politique du livre aurait mérité plus d’attention, sous l’angle notamment de l’avenir des librairies ou de celui des bibliothèques publiques et du grand chantier de la bibliothèque numérique européenne, dont il est clair qu’il doit être revu. Mais il est vrai que la politique du livre est plutôt exemplaire, peu dépensière et assez consensuelle. Ne boudons pas nos réussites. Quant au cinéma, qui dénierait qu’au-delà de quelques éléments très positifs, certains dispositifs doivent être repensés : déséquilibre entre aides automatiques et sélectives, excès de films qui ne bénéficient que d’une sortie technique, etc. ?
Au vaste domaine des industries culturelles est rattachée la question de l’action et de la place de la France sur le marché de l’art, depuis les achats publics jusqu’aux dispositifs législatifs et fiscaux qui en encadrent le fonctionnement. L’ouverture du dossier de l’aliénabilité des collections publiques est demandée ; elle fera grincer des dents. Pourtant, avec de solides garde-fous, nos musées ont tout à y gagner. Le pilotage de la profession d’architecte est mentionné, et, dans ce grand mélange des genres et des requêtes, le régime de l’intermittence n’est évoqué qu’au titre des abus qu’il génère. C’est d’ailleurs d’abus ou de non-légitimité qu’il est sans doute aussi question, lorsque la lettre relève la nécessité d’éviter la reconduction automatique des aides publiques, et de fixer des obligations de résultats qui reposent en partie sur le succès des œuvres subventionnées. Ce point sera le plus discuté. Il est vrai que l’on touche au cœur du système, à ses effets pervers (les clientélismes) comme à ses fondements (la subvention à une activité économique non rentable et dont les acteurs doivent pouvoir travailler tout en tenant le politique à distance – et, cela, bien qu’ils en dépendent).
Dernier chantier : la lettre soulève la question de l’organisation du ministère, du bon mode de gouvernance (les termes ne sont pas employés), de la réallocation des moyens en fonction de l’efficacité des politiques publiques et de la réduction des effectifs. L’énoncé de ces chantiers est brutal, mais il est indispensable.
La culture « recadrée » : la fin d’une ambition
Voilà donc une lettre de mission qui encadre et définit le travail de la ministre. D’un côté, cela atténue la personnalisation outrancière qui sévissait au ministère, et s’harmonise assez bien avec ce qui ressort de la personnalité de Christine Albanel, qui semble tout à la fois plutôt déterminée et peu encline à faire un usage excessif des médias et des apparitions publiques. La lettre permet sans doute au ministère d’ajouter un argument de poids quand il s’agit de plaider un allongement de crédits auprès du ministre du Budget. Mais, d’un autre côté, quel affaiblissement de la ministre qui se voit ainsi dicter ses « priorités », et en réalité l’ensemble de sa politique, dans un ministère où, plus qu’ailleurs, le fait d’imprimer sa marque, de faire valoir sa conception de la stratégie à mettre en œuvre est plutôt valorisé : n’y at-il pas quelque paradoxe à refuser toute créativité à la ministre des arts et de la culture, à l’enjoindre de se mouler dans un programme et de rendre des comptes, alors qu’il s’agit d’un petit ministère certes, mais très visible et dont on aurait espéré un peu d’inventivité et quelques choix osés ?
Le bilan de la politique culturelle, tel qu’il est énoncé, n’est guère infondé. Nombre d’objectifs sont légitimes et rejoignent d’autres diagnostics4. Mais parce que la forme de l’exercice (une lettre) impose de faire court, et peut-être aussi pour plus que des considérations de commodités, le jugement est tranché, à l’emporte-pièce, sans que les facteurs qui expliquent les échecs ne soient explicités : déséquilibre Paris-province, excès de guichets et de projets, échec de la démocratisation, telles sont donc les plaies qui entachent les éléments de réussite, déclinés eux aussi en trois points : offre foisonnante, musées rayonnants et actifs, cinéma innovant et qui parvient à s’imposer sur la scène internationale. Trop ou trop peu, les éléments de réussite sont plus nombreux et plus divers, et le diagnostic est bien trop sec ; les moyens qui sont dessinés ne sont en conséquence pas nécessairement les plus appropriés.
L’énoncé des moyens qu’il convient de dégager, chèques-culture, intermédiaires « compétents », évaluation des politiques publiques et des institutions qui reçoivent des subventions, donne le sentiment que se dessine en fait, malgré le côté désordonné d’une liste d’objectifs, un choix stratégique majeur. Derrière ces moyens, en effet, se profile un basculement, celui d’une politique de l’offre vers une politique de la demande. Au diagnostic de l’excès d’offre on répond par la nécessaire évaluation de la réception de l’offre : toute institution qui reçoit des subventions doit pouvoir afficher, certes parmi d’autres résultats, un certain taux de remplissage ou de fréquentation. Au-delà de l’agacement devant la tentation de mesurer l’efficacité à l’aune de l’audimat, qui a réveillé les inquiétudes de nombre d’acteurs de la vie culturelle5, une vraie question est posée, qui n’a jamais été tranchée. Le juste critère pour qu’une subvention soit accordée réside-t-il dans la part d’innovation, de prise de risque, qui se traduit le plus souvent par la difficulté à rencontrer le public comme à générer des recettes, ou au contraire dans le nombre de ceux qui profitent des biens et des services aidés ? À ce petit jeu on mettrait en péril, par exemple, l’un des fleurons de la politique culturelle, la chaîne de télévision Arte, qui malgré des taux d’audience structurellement faibles constitue le lieu le plus fort de la création audiovisuelle, un soutien sûr à de nouvelles cinématographies qui se sont vues plébisciter, et la chaîne préférée des Français, même si elle n’est pas la plus regardée. On reconnaîtra d’ailleurs à la lettre de mission son insistance sur l’importance du service public de la télévision et sur le devoir de qualité qui lui est associé. Comme quoi, la contradiction n’est jamais absente quand on s’exerce à définir une politique culturelle en allant un peu trop vite en besogne.
Face à cette lettre de mission parfois empreinte de suffisance, mais qui, sur bien des points, met l’accent sur de vraies questions, la ministre a elle aussi obligation de résultats. Ses premiers pas sont prudents ; une kyrielle de rapports est commandée, à Antoine Gallimard, Pdg des éditions éponymes, sur la librairie indépendante6, à Denis Olivennes, Pdg de la Fnac, sur la lutte contre le téléchargement illicite et le développement des offres légales d’œuvres musicales, audiovisuelles et cinématographiques7, à David Kessler, directeur de France-Culture, et Dominique Richard, ancien député, une mission de concertation avec les professionnels du secteur de l’audiovisuel tendant à proposer des modifications des décrets de 2001 et 2002 qui organisent les relations entre producteurs et diffuseurs, à Anne Perrot, vice-présidente du Conseil de la concurrence, et Jean-Pierre Leclerc, notamment président du Comité consultatif de la diffusion cinématographique, une mission de réflexion sur l’application du droit de la concurrence dans le domaine du cinéma, à Martin Bethenod, commissaire général de la Fiac, une mission d’expertise sur le marché de l’art, à Jacques Rigaud, une mission sur l’aliénabilité des collections publiques, à Mats Carduner, président de Google France, une mission portant « sur la visibilité du patrimoine culturel français sur l’Internet ». On reste dans ce dernier cas un peu interloqué. Il aurait mieux fallu tenter une sortie par le haut, via un accord avec Google, de la bibliothèque numérique européenne, grand chantier lancé par la Bibliothèque nationale de France afin de contrer l’initiative de Google de numériser les fonds de livres de grandes bibliothèques nationales et/ou universitaires, et dont le développement marque le pas. Au lieu de cela, on confie une réflexion à Google sur la numérisation du patrimoine, c’est-à-dire ce sur quoi Google n’avait rien (ou presque) demandé et au sujet duquel nous disposons d’une vraie occasion de nous passer de cet intermédiaire plutôt envahissant pour mener une politique française voire européenne, sur la base de la numérisation d’œuvres uniques, non susceptibles de numérisation sauvage.
Passé le temps de la réflexion ce sera celui de l’action, puis de l’évaluation. La méthode est plutôt honnête. Mais le président et ses conseillers (des hommes « pressés », dit-on) sauront-ils se satisfaire du temps long de l’action quand il s’agit de la vie artistique et culturelle, qui, hors coups médiatiques et effets de manche, requiert plus de patience que d’impulsivité ? Mission impossible ou nouvelle ère de la politique culturelle ? Rendez-vous dans quelque temps pour en juger.
- *.
A publié l’année dernière les Dérèglements de l’exception culturelle. Perspectives européennes, Paris, Le Seuil, 2006.
- 1.
On peut consulter la lettre sur le site du ministère à l’adresse suivante : http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/index-lettre2mission07.htm
- 2.
Au Louvre en 2006, où on atteint plus de 8 millions de visiteurs, un tiers des visiteurs est déjà exonéré de droits d’entrée, et les deux tiers du public sont étrangers.
- 3.
La redevance de l’audiovisuel représente environ les deux tiers de l’ensemble des ressources du groupe France Télévision, d’Arte France, de l’Institut national de l’audiovisuel et de Radio-France. En 2007, le tarif de la redevance est de 116 euros en métropole et de 74 euros dans les départements d’outre-mer, contre 180 euros pour les Anglais et 194 euros pour les Allemands. En 2005, la télévision publique allemande disposait de 3, 3 fois plus de ressources que les télévisions publiques françaises, et la télévision publique anglaise était deux fois mieux dotée que la nôtre. La dépense par habitant pour la télévision publique était de 32 euros en France, 75 euros en Allemagne, 69 au Royaume-Uni.
- 4.
Voir F. Benhamou, les Dérèglements de l’exception culturelle…, op. cit.
- 5.
Voir Clarisse Fabre, « La feuille de route de l’Élysée à Mme Albanel inquiète les professionnels de la culture », Le Monde, 12 septembre 2007.
- 6.
Le rapport, remis à la ministre dès le 10 septembre 2007, préconise notamment la création d’un label « librairie indépendante de référence » (Lir), qui constitue un des éléments pivots d’un plan de soutien à la librairie.
- 7.
Nombreux sont ceux qui se sont interrogés sur l’opportunité de confier au Pdg de la Fnac, si intelligent et compétent soit-il, la mission de réfléchir à la meilleure façon de développer des offres marchandes sur le Net, alors même qu’il en est un des premiers fournisseurs. Le conflit d’intérêt est évident, et le dénier au nom des qualités personnelles de Denis Olivennes ne manque pas de surprendre. Un conflit d’intérêt ne saurait renvoyer à d’autres considérations que la position occupée.