
Le care et le soin : vers quelle reconnaissance ? Le moment du vivant (III)
Frédéric Worms invite à ne pas réduire les notions de care et de soin au « sentiment » ou à la « relation », mais à penser leur institution, normative ou politique. La doctrine du care et du soin doit, de l’intérieur, poser la question morale de la justice, de même que la sociologie du travail ou celle de la médecine posent, elles aussi, la question politique de la justice.
Le moment du vivant (III)
Je ne sais s’il faut traduire le mot care par soin, mais ce qui est certain c’est que le point commun entre ces deux notions, en anglais comme en français, est d’avoir plusieurs sens. C’est même cette pluralité de sens qui les met, l’une et l’autre, au cœur des débats éthiques et politiques actuels. Dans les deux cas, en effet, tout se passe comme si on renvoyait, tout d’abord, à un sentiment ou à un besoin premiers, dans le domaine vital, mais aussi à une activité ou à une technique de plus en plus importantes et complexes, dans le domaine social. Tout l’enjeu des débats actuels consisterait alors dans le lien entre ces deux aspects, ou plutôt dans la reconnaissance nécessaire du lien entre ces deux aspects, dans nos sociétés et dans nos vies. Il faut donc revenir ici d’un mot, tout d’abord sur chacune des deux notions, avec leur pluralité de sens respective (qui ne se recouvrent pas tout à fait), pour les voir converger ensuite autour d’exigences qui sont, sans aucun doute, au cœur de notre présent.
Non seulement un sentiment mais une activité
Ce qui frappe tout d’abord c’est que, jusque dans ses usages les plus ordinaires, sur lesquels s’appuient avec force les « éthiques (et les politiques) du care » actuelles, la notion de care renvoie en effet à deux registres principaux de sens : le second, qui relève du sentiment, et peut se décliner lui-même de différentes façons (care for, care about) ; le second, qui relève d’une activité, ou même d’un travail, lui aussi diversifié (take care, care giving par exemple). Mais il ne suffit pas de constater cette dualité, même si c’est elle qui est d’abord à la source de la double demande de reconnaissance éthique et politique des « éthiques du care » : reconnaissance, donc, d’une dimension affective, mais aussi d’un travail effectif, deux fois méconnus, en quelque sorte, par les doctrines morales et les théories politiques traditionnelles. On ne comprendrait pas les « éthiques du care », si l’on ne soulignait en outre comment elles cherchent à donner à ce sentiment, d’un côté, une portée normative, en effet, décisive et centrale, et à cette activité, de l’autre côté, une portée sociale, elle aussi déterminante et même constitutive. Ce n’est donc pas seulement le lien, certes capital, entre ces deux aspects, mais aussi la revendication, de chacun des deux côtés, d’une sorte nouvelle de principe (éthique ou politique), qui fait la nouveauté et l’importance de ces théories.
Le premier de ces deux aspects est le plus fortement souligné dans ce qui fut (et reste sans doute) le premier jalon de ce qui est désormais désigné comme un courant collectif, le livre de Carol Gilligan, récemment réédité en France : Une voix différente. Pour une éthique du care1. Ce que cherche en effet à montrer Carol Gilligan dans ce livre, c’est comment le sentiment que désigne le care (et que l’on traduit parfois, pour respecter ce premier registre, par la notion de « sollicitude2 ») a le plus souvent été, pour des raisons qui tiennent aussi à son assignation « féminine », relégué dans les marges des théories de la « justice », y compris sous leurs formes les plus récentes. L’originalité de ce livre est d’ailleurs, tout en revendiquant la dimension théorique du care ou de la « sollicitude » pour elle-même, de ne pas la dissocier de cette dimension féminine, mais d’en faire plutôt le principe d’une reconnaissance complémentaire ou parallèle. C’est bien une « voix différente » autant qu’un principe abstrait qu’il s’agit d’entendre. Certes, on peut être gêné lorsque le lien entre ces deux aspects, dépassant la nécessaire critique d’une double relégation, n’est pas loin d’essentialiser ou de naturaliser un principe moral. Mais il y a une force inattendue de l’association entre eux, lorsque Carol Gilligan se livre à une enquête sociologique concrète sur les discours moraux des jeunes gens et des jeunes femmes. Cette enquête ou cette « écoute » donne à entendre, tout à la fois, des conflits de devoirs (entre la justice et la sollicitude), et des tensions sociales qui, quelle que soit l’explication qu’on donne de celles-ci, n’en sont pas entièrement séparables. Quoi qu’il en soit, insistons pour l’instant sur ce point essentiel : le fait de « se soucier de » quelque chose ou quelqu’un, de vouloir secourir ou soutenir, n’est pas un sentiment secondaire par rapport aux normes universelles de justice, il pourrait bien en être le rival, sinon la source.
C’est sur le second plan surtout, en revanche, sans exclure bien entendu le premier (l’inverse étant vrai aussi) que se situera le livre récemment traduit de Joan Tronto, dont le sous-titre fait écho à celui de Carol Gilligan : Un monde vulnérable. Pour une politique du care3. Dans ce livre, en effet, se dissociant d’abord du lien exclusif entre les questions de care et de « genre », Joan Tronto, à partir justement d’une distinction très précise entre « les quatre phases du care », insiste avant tout sur la dimension sociale et politique de l’activité concrète à laquelle donne lieu le sentiment de sollicitude, et sur l’importance de sa reconnaissance. Il importe à cet égard, comme le notent les commentaires récents en France comme aux États-Unis de ces ouvrages, de sortir le care de la « relation » et du « face-à-face ». C’est tout un pan de la vie sociale qui est fondé sur la prise en charge concrète des vulnérabilités vitales des hommes. Or, tout se passe comme si, malgré l’aspect vital, au sens également impératif de cette notion, qu’a cette activité, loin d’entraîner sa reconnaissance sociale, la reléguait dans l’ombre. Il s’agit donc de ne plus exclure un registre essentiel des activités sociales des domaines supposés plus nobles et autonomes de la politique et de la justice. Il s’agit au contraire d’y voir un « apprentissage de la démocratie », et cela depuis le niveau interindividuel, jusqu’aux relations sociales et politiques les plus générales.
Telle est la leçon principale à nos yeux de ces analyses importantes : c’est justement que le care désigne à la fois une vulnérabilité et une activité, un sentiment et un travail, et demande donc deux fois à être reconnu, c’est-à-dire aussi institué, comme tel. On ne sera pas surpris que sa réception en France rejoigne à cet égard les théories du « don » et celles de la « solidarité », toutes les deux critiques vis-à-vis d’un modèle restrictif de l’homo oeconomicus4. Mais avant d’insister sur ces différents points, il convient de tenter le diagnostic symétrique, ou croisé, sur la notion de soin.
Non seulement un secours, mais une technique, et une relation
Il en va en effet de la notion de soin comme de celle de care, non pas parce qu’elles se recouvriraient exactement et directement (et en ce sens la question de la traduction, ou de l’intraduisible5 reste ouverte), mais parce que, encore une fois, elles sont traversées l’une et l’autre par des tensions analogues. Surtout, là aussi, les deux directions auxquelles renvoie la notion de soin6 ne sont pas des registres vagues de signification, mais orientent bien l’une et l’autre vers des principes. Ce qu’il faut entendre par « soin », ce n’est pas seulement un secours si l’on en reste avec ce terme à la réponse plus ou moins appropriée à un besoin conçu de manière plus ou moins négative ou restrictive. C’est en réalité ce secours quand il prend la forme deux fois extrême (du moins en droit) d’un savoir technique et clinique, d’une part, d’une relation non pas négative, mais positive et même créatrice, d’autre part.
Le premier aspect, qui est au fond à l’origine de la médecine (laquelle est plus spécifiquement associée au « soin » qu’elle ne l’est au care, même si le lien existe, ainsi dans le soin intensif ou le intensive care), n’est d’ailleurs pas si éloigné du second que l’on croit. Il faudrait, pour le montrer, revenir un instant à l’œuvre philosophique qui reste déterminante sur cette question, et pas seulement en France, celle de Georges Canguilhem. On est surpris, en effet, lorsque, au début de le Normal et le Pathologique, Canguilhem associe le technique et le « subjectif ». Il écrit même : « technique, donc subjectif ». C’est que, selon lui, la technique n’est pas l’application dérivée d’un savoir abstrait, et donc plus abstraite encore que lui (comme nous le croyons parfois en voyant d’énormes ou de minuscules machines accomplir des tâches spectaculaires en s’appuyant, qui plus est, sur des calculs inimaginables) ; bien au contraire, la technique est l’origine du savoir, depuis les exigences mêmes du vivant dans sa relation au milieu concret de sa vie7. Certes, la technique comprend, comme un moment constitutif, la constitution d’un savoir objectif et causal : mais elle a d’abord un but précis, qualitatif, vital si l’on veut répondre à une difficulté, un problème, une pathologie, rencontrés par le vivant. Ce que nous appelons soin, ce n’est donc pas seulement l’intention manifestée de secourir, c’en est la mise en forme et en savoir au sens strict « opératoire ». Dès lors, le soin est lui aussi un travail et un outil, une fonction et une médiation. Il entre dans une épistémologie, une politique, une économie. On pourrait même dire, en prolongeant Canguilhem, que bien loin d’y entrer, comme si elles lui préexistaient, il en est l’origine, et pourrait (ou devrait) en rester la norme.
Même s’il donne ainsi lieu à ces pratiques objectives, le soin reste pourtant aussi une relation subjective. Plus encore, il pourrait bien être la relation sans laquelle il n’y aurait pas de subjectivité. En ce sens, on ne doit présupposer aucun sentiment, ni « soin », ni « souci », ni care, mais bien plutôt considérer que ce sont les gestes effectifs à l’œuvre dans ces relations qui engendrent ces sentiments, c’est-à-dire au fond les subjectivités mêmes que l’on est sans cesse tenté pourtant de postuler à l’avance à leur principe. Nous ne reviendrons pas ici8 sur les thèses les plus générales qui s’ensuivent de cette remarque qui nous paraît essentielle, mais n’insisterons que sur un point, c’est que l’on aurait tort de renoncer à l’un ou l’autre aspect de la relation, autrement dit d’insister unilatéralement sur la vulnérabilité du soigné ou l’activité du soignant. En réalité, l’activité et la vulnérabilité sont réciproques : il y a une activité du soigné lorsqu’il est « l’objet » même d’une relation par laquelle il devient un sujet, et une vulnérabilité du soignant, lorsque son activité, bien loin d’être absolue ou toute-puissante, le renvoie aux soins qui seuls l’ont rendue possible et dont il a, dans un autre temps, lui aussi fait l’objet.
Quoi qu’il en soit, sur des thèmes différents quoique concordants, on devine aussi la multiple demande de reconnaissance qui découle aussi de ces remarques : non seulement celle d’une justice en quelque sorte objective dans « les soins » (accès, distribution, etc.), mais aussi d’une justice deux fois subjective, ou relationnelle, dans le soin, à l’égard aussi bien du soigné que du ou des soignants, sous les diverses formes et fonctions sociales qui sont de plus en plus les leurs. C’est donc bien de cette reconnaissance que l’on doit dire un mot seulement indicatif pour finir.
Quelle(s) institution(s) pour ces reconnaissances ?
La question qui se pose ici pourrait en effet sembler tout d’abord insoluble.
Il ne peut s’agir de « demander » une « reconnaissance » de la part de doctrines éthiques ou d’institutions politiques considérées comme préexistantes ou extérieures puisque, dans les deux cas, on considère le care ou le « soin » comme des sources morales ou sociales primitives. Mais il ne peut s’agir non plus de s’en remettre simplement au « sentiment » ou à la « relation » d’un côté, au « travail » ou à la « technique » de l’autre ; il faut bien, aussi, en passer par leur institution, normative ou politique, autonome. Il faut que la doctrine du care et du soin puisse, non seulement rivaliser avec ou compléter les théories de la justice mais, de l’intérieur, poser la question morale de la justice, de même que la sociologie du travail ou celle de la médecine posent, elles aussi, la question politique de la justice. Or, il nous semble que c’est bien le cas, de telle sorte que c’est à un double et même à un triple travail d’élargissement éthique et politique que l’on est ici convié. On ne fera ici que l’énoncer.
Le premier consiste à élargir nos éthiques et nos politiques démocratiques au « vivant » si l’on peut résumer par là les questions soulevées par le care et le soin, ou qui entraînent les pratiques du care et du soin.
Le deuxième consistera, en revanche, à approfondir l’expérience du care, et du soin, pour y voir surgir la question même de la justice : ce sera le cas, selon nous, avec les violations internes aux relations que ces termes recouvrent, avec les injustices sociales et politiques non pas toujours externes, mais internes mêmes à ces relations.
Mais la dernière, alors, consistera toujours à croiser les deux aspects principaux de ces deux notions elles-mêmes ; ainsi, à permettre au sentiment qui est à l’origine du care de s’exercer de façon socialement reconnue dans un travail ; ou à permettre dans la relation médicale de soin, que la relation créatrice et individuante ait sa part et sa place.
Cela pourrait paraître évident, et intemporel, mais tout ce qui précède montre que c’est la difficulté du moment.
- 1.
Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care (1982), trad. A. Kwiatek revue par V. Nurock, présentation par S. Laugier et P. Paperman, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2008. On renverra à nouveau (voir notre chronique « À quoi tenons-nous ? », Esprit, février 2007 : « Importance et fragilité de l’amour ») au recueil édité par S. Laugier et P.Paperman, le Souci des autres, Paris, éd. de l’Ehess, 2005.
- 2.
Voir à ce sujet le livre récent et important de Fabienne Brugère, le Sexe de la sollicitude, Paris, Le Seuil, 2008.
- 3.
Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care (1993), trad. H. Maury, avant-propos de L.Mozère, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009. Le titre anglais original, et faisant autrement le lien entre éthique et politique, était Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care.
- 4.
Voir sur ce point l’important volume récent de la Revue du Mauss, no32, La Découverte, second semestre 2008 : « L’amour des autres. Care, compassion et humanitarisme. » On renverra aussi au numéro de mars 2009 de la revue Éthique et santé (Masson) consacré aussi au care.
- 5.
Ces questions débattues de traduction mettent surtout en avant à nos yeux, à travers la polysémie parallèle des notions de care et de soin, la complexité même du problème. Mais la notion de care renouvelle aujourd’hui la question de l’intraduisible, reprise récemment par Barbara Cassin, au principe de son Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Le Seuil/Le Robert, 2004.
- 6.
Sur cette question, mais aussi déjà sur certains aspects du care et du soin, voir le dossier coordonné dans Esprit avec Guillaume le Blanc en janvier 2006 : « Les nouvelles figures du soin. » Un livre récent y revient aussi : Philippe Svandra, Éloge du soin, une éthique au cœur de la vie, Paris, Seli Arslan, 2009.
- 7.
Voir notamment G. Canguilhem, le Normal et le Pathologique (1943), 2e éd. 1966, « Conclusion », Paris, Puf, p.156-157.
- 8.
Voir notamment « Les deux concepts du soin », dans « Les nouvelles figures du soin », op. cit. C’est l’occasion aussi d’annoncer un colloque sur « La philosophie du soin » qui aura lieu à Paris, université de Paris 7 (centre Georges-Canguilhem) et à l’Ens (Ciepfc) du 10 au 12 juin 2009.