
La médecine contre les robots
La médecine va au-devant d’une grave crise, causée par la discordance entre ses prestations techniques, qui sont performantes, et un déficit relationnel. Le public recherche avant tout une médecine à visage humain, à rebours de la multiplication des dispositifs techniques mis en en avant par le gouvernement, selon un impératif de rentabilité.
Ce n’est pas l’hôpital qui s’effondre, c’est la médecine. Enfin, ce qu’on appelle la médecine aujourd’hui : des prestations, des tarifs. Elle est loin de couvrir tout ce dont a besoin l’homme malade. Les professionnels ont l’intuition qu’à la servir, ils perdent leur temps, voire leur âme de soignant. On leur dit qu’en les rémunérant mieux, on leur rendra leur feu sacré. C’est une illusion, que la crise sanitaire due à la Covid-19 a contribué à dénoncer. Les candidats à l’élection présidentielle diront tous prudemment la même chose : ils donneront à l’hôpital plus de moyens. Mais le diagnostic n’est pas le bon.
Deux médecines
Lorsqu’une personne recourt à la médecine, il y a deux situations possibles. Si elle souffre d’une maladie ou d’un « problème de santé » bien identifié, un médecin spécialisé et compétent met en œuvre une procédure technique établie, en dehors de l’urgence, dans un environnement pacifié. On peut alors espérer de bons résultats, sans complication, correctement pris en charge par la Sécurité sociale et les mutuelles. Cette situation correspond à une médecine des prestations techniques : prescrire une antibiothérapie, mettre en place une prothèse de hanche ou des stents coronariens, retirer une thyroïde tumorale, soigner une cataracte, etc. On y fait des progrès technologiques, notamment avec la chirurgie non invasive ou ambulatoire, et on peut y gagner de l’argent : c’est la vitrine de la médecine.
Tout autres sont le traitement de maladies complexes avec comorbidités, la médecine des bobos de tous les jours, l’urgence et le soin exigeant des maladies longues (cancers, insuffisance rénale terminale, maladies cardiaques, maladies neurologiques dégénératives, diabète, maladies psychiques, etc.). Dans ces cas, la médecine fait ce qu’elle peut avec ce qu’elle a.
Les promoteurs de la tarification à l’activité considèrent que ce mode de gestion est le seul à pouvoir contenir les coûts de certains traitements innovants et personnalisés. Pourtant, il conduit à des arbitrages : qui mérite, selon un calcul utilitariste, que de tels coûts soient engagés par la société ? Qui, au contraire, aura des chances de survie trop faibles ou une survie trop courte, pour qu’on refuse de financer son traitement ? On sait que le coût médical est très élevé lors des derniers mois de vie. Est-il raisonnable de déployer beaucoup d’efforts et d’argent pour un résultat mortel ? Les algorithmes permettent déjà de déterminer quand un être humain a atteint son obsolescence. Les temps ne sont pas tout à fait mûrs pour les employer, mais on s’en approche. La déclaration récente du directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, appelant au déremboursement des passages en réanimation pour des patients qui ne sont pas vaccinés contre la Covid, va dans le sens de soins délivrés sous condition de vertu sanitaire.
La rentabilité contre le soin
Cette médecine coûteuse, technique et élitiste est-elle celle que nous voulons ? Les États-Unis disposent aujourd’hui de la meilleure recherche clinique et de la plus grande innovation technique, mais la pédiatrie et la médecine sociale y sont en même temps catastrophiques, avec un fort taux de mortalité néonatale. Ainsi, dans des pays riches, les plus grands progrès techniques cohabitent avec la médecine préventive ou générale la plus déficiente. Pourtant, le public demande une médecine de bonne qualité humaine, faite de temps passé, d’écoute, de relation, d’attention. On constate donc une discordance entre la médecine techno-centrée et la médecine relationnelle.
On constate une discordance entre la médecine techno-centrée et la médecine relationnelle.
L’hôpital est le lieu public où l’attention à l’écologie est la plus faible. Il est aussi un lieu où aucune réflexion extérieure au monde de la santé (politique, par exemple) n’ose remettre en cause le modèle des « moyens supplémentaires ». Les économistes et les administrateurs de la santé, pour leur part, s’en tiennent à une « meilleure organisation » des soins. Ces positions antagoniques ne remettent pas en question le modèle de mise à la disposition des citoyens d’une technologie toujours plus coûteuse. L’enjeu de santé semble en effet annihiler toute pensée critique.
Désormais, le moindre acte médical de routine fait l’objet de propositions technologiques de confort, qui sont loin d’être indispensables. Les prétextes infectieux, de précaution ou réglementaires de tous ordres apportent une justification supplémentaire. On remplace partout le personnel, qui se préoccupait d’apporter du soin et de l’attention aux patients, par des outils techniques, qui ne sont souvent que des gadgets, mais qui font tourner la machine économique internationale. Ce principe de rentabilité a investi le système médical depuis longtemps1. Dans les établissements de soins publics comme privés, les activités les plus rémunératrices sont privilégiées aux dépens d’activités moins rentables, aussi essentielles puissent-elles être pour la santé publique. Parallèlement, dans une bonne partie du monde, les technologies innovantes demeurent inaccessibles et le niveau de médecine offert reste rudimentaire.
Vers la décroissance
Ainsi, des soignants quittent l’hôpital, voire abandonnent l’exercice de la médecine, parce qu’ils ne peuvent plus soigner avec efficacité et dignité tous les malades. À l’inverse, entrent dans ces métiers des personnes, médecins en particulier, que la dimension technique de la médecine intéresse plus que tout.
La décroissance doit être pourtant conceptualisée en médecine : non une décroissance de ce qui soigne et guérit, mais une décroissance technique, qui doit être acceptée au profit du maintien d’une médecine de l’attention et du soin, d’un juste usage de la technique.
Actuellement, les pathologies (diabète, cancers, pathologies cardio- et neurovasculaires) ou les situations médicales fréquentes (procréation, vieillissement) sont les mieux à même de promouvoir un progrès technologique dans leur domaine et d’en assurer la rentabilité économique à un niveau mondial, essentiellement dans les pays avancés. Les techniques biomédicales industriellement disponibles peuvent même déterminer l’offre de soin. Ainsi, dans la prise en charge des cancers de la prostate, la mise à disposition de la chirurgie robotique dans un établissement conduit à favoriser cette indication aux dépens d’autres traitements (chirurgie classique, radiothérapie, hormonothérapie). À l’inverse, des maladies rares ne bénéficient guère des progrès technologiques, car leur marché est trop étroit.
En tant que médecin, je sais que les progrès techniques ont permis à des malades de survivre à leur maladie, mais je sais aussi que le lien entre humains est une caractéristique fondamentale du soin : de laver et donner à manger jusqu’aux actes médicaux et chirurgicaux les plus sophistiqués. La seule proposition technique, aussi coûteuse soit-elle, ne pourra étancher la soif de vivre de l’être humain, laissant les ouvriers qui la servent (médecins et non-médecins) et ceux qui la reçoivent (patients) dans l’insatisfaction : son rôle principal, dans le capitalisme mondialisé, est de générer du profit. Mais le lien d’humanité est-il encore possible autrement que comme prestation tarifée ?
- 1. Voir, déjà, Ivan Illich, Némésis médicale. L’expropriation de la santé [1988], préface de Jean-Pierre Dupuy, Paris, Seuil, 2021, et Georges Bernanos, La France contre les robots [1947], préface de Pierre-Louis Basse, Bègles, Le Castor astral, 2017.