Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Les catastrophes, entre puissance et impuissance. À quoi tenons-nous ? VIII

À quoi tenons-nous ? (VIII)

Le propre des catastrophes d’aujourd’hui, qui en fait la nouveauté et la gravité, mais aussi sans doute le caractère central du moment présent, c’est qu’elles mêlent la puissance et l’impuissance, à un degré encore jamais atteint. Elles nous conduisent en effet à renoncer au vertige de la puissance, ou du pur et simple « progrès » puisque ceux-ci rencontrent en elles une brutale limite ; mais aussi à la fascination pour l’impuissance ou pour la pure et simple « régression », puisqu’on a le sentiment de savoir non seulement prédire la catastrophe, mais, même quand l’homme n’en est pas l’auteur, comment l’expliquer, sinon l’empêcher et la traiter. Tout se passe comme si, simultanément, nous pouvions et ne pouvions ni l’ignorer, ni l’éviter ; une étrange dialectique de la puissance et de l’impuissance semble marquer notre présent, dialectique qu’il faut tenter de préciser un peu, avant de l’illustrer par quelques exemples et d’en esquisser aussi, au-delà des catastrophes les plus frappantes, une généralisation qui nous semble nécessaire et qu’il faudra poursuivre.

Puissance et impuissance, entre pouvoir et justice

De fait, il se peut que le jeu contemporain de la puissance et de l’impuissance se double d’une tension extrême, ou d’une alternative, non seulement factuelle ou technique, mais en quelque sorte morale, ou politique, qui lui donne toute sa portée. On peut souligner trois points à cet égard, qui nous paraissent essentiels.

Tout d’abord, il semble que le premier rôle de l’impuissance actuelle, devant les plus graves dangers communs (climat, pandémies, etc.), qui mettent en cause la survie même de grandes parties sinon de la totalité de l’espèce, soit en quelque sorte de réorienter la puissance vers le soin ou le secours, vers l’urgence. La découverte de dangers encore sans solution, qu’ils aient été engendrés par l’homme (comme dans le cas de la pollution) ou non, semble en effet ne plus laisser le choix, ou plutôt en un sens, réveiller le choix profond qui caractérise peut-être l’essence même de la « puissance », c’est-à-dire des moyens, des techniques, propres à l’humanité pour atteindre ses fins. Le choix n’est peut-être pas, en effet, entre une technique qui serait à elle-même sa propre fin, ou qui aurait comme fin une puissance et un pouvoir sans fin, d’un côté, et de l’autre une critique ou un abandon de la technique en général. Peut-être, comme Bergson l’avait soutenu dans les Deux Sources de la morale et de la religion (dès 1932), la technique est-elle en quelque sorte suspendue entre deux sources ou entre deux fins : l’une, qui l’oriente vers la survie et même la liberté de l’humanité ; l’autre, qui l’oriente vers le pouvoir et même la destruction de l’humanité. Or, l’orientation « mystique » de la technique, vers la libération de l’homme, que Bergson renvoyait justement à la redécouverte d’une fin supérieure, peut-être est-ce aujourd’hui une urgence négative et même doublement négative qui nous y renvoie, de manière immanente : la nécessité de remédier à certains maux graves, dont nous n’avons pas encore la solution.

Mais il serait naïf de s’en tenir là. Il y a aussi, dans l’urgence et dans l’ignorance, comme un appel à un surcroît de puissance, qui n’est pas seulement technique, mais aussi social et politique. Il se peut bien que devant un danger, qu’il soit d’ailleurs « naturel » ou « politique », nous nous en remettions d’abord et uniquement à la recherche d’un surcroît de force ou de protection, non seulement encore une fois dans le domaine proprement « technique » mais aussi, surtout quand celui-ci, provisoirement ou non, fait défaut, dans le domaine politique. La peur conduit à une demande de sécurité et de contrôle. L’impuissance oriente alors vers le pouvoir où tout peut se combiner et se mélanger. L’épidémie verrait alors aussi bien la peur de l’étranger, le pouvoir d’exception, la médecine comme pur contrôle, risquer d’être légitimés pour eux-mêmes ; la prolifération nucléaire ou terroriste (et leur combinaison) verraient alors le repli, l’usage pur et simple de la force, l’institution de l’urgence ou de l’exception, les divisions internes, la désignation de l’ennemi, etc., prendre valeur de protection vitale. Non pas, encore une fois, qu’il faille renoncer à la puissance, ni même à la force d’ailleurs, mais l’abus ou l’excès que celles-ci comportent intrinsèquement, et qui sont comme le risque interne à toutes les relations entre les hommes, seraient paradoxalement accrus, bien loin d’être diminués, par le constat de l’impuissance elle-même.

C’est donc peut-être seulement par un deuxième constat d’impuissance, l’impuissance de ce redoublement des moyens techniques par le contrôle politique, que l’impuissance nous oblige non seulement à l’urgence des moyens, mais à la redéfinition des fins, à la réorientation de la puissance non seulement vers le secours, mais aussi vers la justice. Tout se passe comme si une double impuissance, non seulement technique, mais encore politique, pouvait seule nous obliger, finalement, à recourir à la justice, à la fois comme fin, et même comme moyen (pour résoudre les problèmes mêmes de l’humanité) – fin et moyen auxquels la morale aurait pu conduire d’emblée, ou plutôt auxquels elle aurait conduit d’emblée l’humanité, si celle-ci était purement morale ! Une impuissance technique nous montrera partout que dans les causes mêmes des maux humains, une injustice est toujours présente, qu’un souci de justice pourrait toujours affronter et tenter de résoudre ; une impuissance de la force montrera toujours l’obligation de recourir à la reconnaissance, à la parole, et au droit ; bref, tout se passe bien comme si tout nous ramenait, malgré nous, vers la justice comme obligation vitale et sociale, dans les relations entre les hommes. Cela ne veut certes pas dire qu’il ne faut pas chercher les moyens de guérir, ni même le droit de punir : ils font, au contraire, partie l’un et l’autre d’un problème large de la justice, qui inclut aussi, à tous les niveaux des relations, individuelles ou internationales, la définition d’obligations et de principes communs. Mais enfin, à une double impuissance répond une double puissance, aussi limitée soit-elle, non seulement celle, dont le développement ne risque certes pas de s’arrêter, de la science ou de la technique, mais aussi celle, qui ne peut rester absente, ni même figée, de la justice dans les relations humaines.

Ce n’est pas seulement devant les catastrophes, même si elles ont le « mérite » (si l’on ose dire) de les révéler à nu, mais peut-être devant tous les problèmes de notre présent, qui s’orienterait bien dès lors tout entier sous le signe des catastrophes, que cette double dimension des moyens et des fins prend son sens. Nous ne ferons que l’indiquer en quelques mots, à travers deux exemples de « catastrophes », et l’esquisse d’une généralisation.

Deux exemples, et une généralisation

Un premier exemple montrera sans doute, dans toute sa complexité, le mélange de puissance et d’impuissance qui définirait donc notre présent, c’est celui de la « pandémie grippale » ou encore de la « grippe aviaire ». On y voit en effet, particulièrement bien peut-être, ce mélange de puissance et d’impuissance technique, mais aussi l’alternative politique que ce mélange ouvre et conditionne en quelque sorte à son tour. On peut insister d’un mot ici sur chacun de ces deux points.

Si en effet le risque d’une telle « pandémie » semble, plus encore que les cas précédents (ouverts au cœur du monde industrialisé par le sida dans les années 1980), replonger les sociétés modernes en arrière, avec la perspective de contagions massives, de quarantaines, de paniques, etc., elle n’est pourtant pas due à une pure et simple ignorance ou incapacité à traiter le virus qui, ayant muté, ne se transmettrait plus seulement entre animaux, ou entre l’animal et l’homme, mais entre les hommes. La précision même de ce cas de figure le montre : l’ignorance, qui engendrerait ce qui se présente irrésistiblement comme une « régression » au cœur du progrès, s’accompagne pourtant de multiples savoirs. Non seulement on sait dans quelles conditions on ne saura pas, c’est-à-dire dans quelles conditions on ne saura pas traiter un mal devenu interhumain ; on sait aussi qu’on devrait parvenir à savoir que l’ignorance pourrait bien n’être que provisoire, le temps, quel qu’il soit, que prendra la découverte d’un vaccin approprié ; on sait enfin qu’entre-temps – et même après ! – un certain nombre de techniques non seulement médicales mais aussi sociales, morales et politiques, participent non seulement du traitement mais de la prévention même de la maladie. Une ignorance entourée de savoirs, donc, non seulement techniques ou médicaux, mais sociaux.

Or, c’est bien sur ce dernier point que s’ouvre l’alternative dont on parlait plus haut. Le risque de pandémie, plus que tout autre, peut en effet amener soit à une clôture et même une coupure (sans doute illusoire qui plus est) des relations entre les hommes, soit au contraire, dans le souci même du soin et de la justice, à leur renforcement et à leur ouverture. L’absence des protections devenues usuelles, qui permettaient le contact avec l’autre malade, peut en effet conduire à chercher seulement à s’en isoler, par un usage de la force, inconsciemment promue (derrière l’impératif du « sauve qui peut » voire du « chacun pour soi ») comme principe de justice (car ce n’est jamais la force toute seule, mais la force considérée comme juste qui est le pire danger). On cherchera alors à s’isoler à la fois entre individus, entre groupes, et entre nations. Mais l’impuissance et même le danger de cet isolement, parce que les relations sont transversales, parce que les groupes vulnérables sont interdépendants avec ceux qui ne sont d’ailleurs pas invulnérables, parce que les nations pauvres sont liées aux autres, ramène à la justice comme impératif non seulement éthique mais technique, non seulement curatif d’ailleurs mais surtout préventif. C’est au contraire la relation, jusque dans l’isolement, jusque dans le soin, voire le deuil, s’ils devenaient inévitables, qui devrait être la norme. Enfin, l’alternative morale et sociale sera aussi politique puisqu’il s’agira de prévoir, de réguler, et de limiter l’urgence ; de justifier et de normer les décisions de justice ; de multiplier au lieu de les réduire les responsabilités de tous ordres et à tous niveaux. Bref, ce premier exemple serait bien central, non seulement pour mesurer la relation entre puissance et impuissance, mais aussi entre pouvoir (ou abus de pouvoir) et justice.

Le deuxième exemple que l’on aurait pu prendre ici, mais que l’on ne pourra faire mieux qu’évoquer, serait celui du terrorisme et de la guerre. Ici aussi en effet, ce n’est pas seulement le diagnostic initial sur les relations entre les hommes, et leur orientation possible vers la justice, jusque dans la réponse à des actes criminels ou les conflits les plus graves, mais c’est sans doute l’expérience des limites de la force, qui conduit doublement à l’obligation de la justice. À cet égard, les guerres asymétriques du présent se situent si l’on veut entre la « dissuasion » entre pairs apparents de la guerre dite « froide » et l’invincibilité apparemment opposée à la vulnérabilité qui sembla brièvement caractériser ensuite l’état des relations dans le monde. Certes, devant les limites de la force, dans les deux sens, on ne recourt pas spontanément sans doute à la justice, au tiers, à la reconnaissance, à la paix : on passe d’abord par la panique, puis par le déni, et donc par l’abus de la force. Tous les dangers du présent se concentrent dans ces phases liées au fait que la force a des limites intrinsèques et nécessaires, mais qu’elle les dépasse, comme Simone Weil l’avait admirablement vu, non moins nécessairement ! Il reste que le présent se définit bien là aussi, in fine, par le recours non seulement à la force, ni même au droit au sens étroit, mais bien à la justice, au sens minimal sans doute en contenu, mais maximal néanmoins en portée.

L’objet de prochaines études ne pourra être autre que de préciser ces points, non seulement sur ces cas extrêmes, mais peut-être d’une manière plus générale. Il nous semble en effet que la situation du présent requiert à la fois la réorientation des moyens, de tous les moyens, dont l’humanité n’a pas cessé de disposer sous prétexte des catastrophes survenues jusqu’ici, et celle des fins. Il serait absurde de viser un pur pragmatisme sans l’orienter non pas sur des « valeurs » vagues (sur lesquelles il faudra pourtant revenir), mais sur les principes politiques qui surgissent des relations mêmes entre les hommes ; il serait absurde aussi de se contenter de ces principes sans chercher ce qui les ébranle aujourd’hui de l’intérieur, dans ce qui n’est plus simplement une série de « risques », mais bien une diversité de catastrophes, toutes différentes, certes, mais qui ont tous cependant cette double urgence en commun. Répondre à ces problèmes, ou plutôt, bien sûr, tenter seulement de les poser et de les méditer, tel est le sens même de la question que l’on pose quand on demande : « À quoi tenons-nous ? »

  • 1.

    La présente chronique, huitième de la série « À quoi tenons-nous ? », chronique du temps présent, a été écrite avant le colloque national « Éthique et pandémie aviaire », tenu au ministère de la Santé le 15 septembre 2006.

Frédéric Worms

Philosophe, spécialiste de l’œuvre de Bergson (Bergson ou Les deux sens de la vie, 2004), il a aussi développé une hypothèse générale d'histoire de la philosophie (la notion de « moment ») appliquée notamment à la philosophie française du XX° siècle (La philosophie en France au XXe siècle – Moments, 2009). Il étudie également les relations vitales et morales entre les hommes, de la métaphysique à…

Dans le même numéro

Ségrégations et violences urbaines
La France face à ses musulmans :
émeutes, jihadisme et dépolitisation
Représentation politique : une comparaison américaine
Où va la justice pénale des mineurs ?