Sur l'idée de « solidarité active ». À quoi tenons-nous ? XV
À quoi tenons-nous ? (XV)
Il nous semble possible de résumer certaines des tensions les plus vives du moment politique contemporain à travers une analyse, aussi naïve et abstraite puisse-t-elle sembler, de l’idée importante de « solidarité active ». Plus encore, on y pourrait voir un modèle possible pour dépasser ces tensions, à condition cependant, justement, de ne pas les laisser implicites et confuses, mais au contraire de les expliciter, fût-ce au risque (en apparence au moins), de les aggraver. Tel sera donc le propos des rapides remarques qui suivent.
Une tension implicite
Si l’idée de « solidarité active » frappe en effet aussitôt par son importance, ce n’est pas seulement par les problèmes concrets qu’elle vise à résoudre, même si c’est d’abord le cas, mais par les tensions politiques qu’elle porte en elle, implicitement au moins, et qu’il s’agit donc de tenter de comprendre.
L’enjeu implicite, très général, pourrait bien être le suivant. Tout se passe comme si l’on ne pouvait plus, aujourd’hui, se contenter d’une « valeur » contre une autre pour fonder une doctrine ou inspirer une pratique politique : la « solidarité » par exemple, et donc aussi l’égalité, d’un côté, et de l’autre « l’activité » ou le travail, dans son aspect individuel, et donc aussi la liberté. Il est indispensable de les combiner ou de les articuler, et il est certain que, aussi bien à travers un « pragmatisme » politique qui prétend parfois pratiquer cette conciliation sans vouloir la penser, et une « social-démocratie », qui s’épuise parfois à la penser sans pouvoir la pratiquer, on a besoin de comprendre à quelles conditions elle n’est pas une confusion mais un progrès. C’est donc bien aussi la situation politique du moment qu’une telle notion révèle implicitement, et peut nous conduire à expliciter.
Son but est pourtant d’abord pratique, et consiste à tenter de résoudre, comme on sait, deux problèmes concrets et symétriques. C’est d’abord celui de la manière dont la solidarité et les dispositifs concrets qui la mettent en œuvre risquent de se substituer à « l’activité » individuelle – un débat aussi ancien en quelque sorte que la notion de solidarité elle-même (présent, déjà, pendant la Révolution française à propos des « secours »). Mais c’est aussi celui, plus récent, de la nécessité de compléter une « activité » sociale qui à elle seule ne permet plus d’accéder à la dignité ni même aux minima sociaux, et qui appelle donc ce « revenu » complémentaire, qu’il s’agit de mettre en œuvre sous le nom de « solidarité active ». Ainsi, il n’est plus question seulement de lier le secours au travail, par une sorte de soupçon sur le bénéficiaire des secours, mais de compléter aussi le travail par un secours, par une sorte d’attention au sujet du travail. Mais, avec cette dernière remarque, on s’avance déjà sur le terrain de l’interprétation morale, alors que la valeur du dispositif ne peut se mesurer qu’à son évaluation pratique et à ses modalités (dont on dira un mot plus loin). C’est bien avant tout sur cette efficacité concrète, que la conciliation des « valeurs », qui semble ici impliquée, doit faire ses preuves.
Mais c’est ici aussi précisément qu’il reste un risque, peut-être même du point de vue de l’efficacité, non pas dans les tensions que cette notion porte en elle, mais dans l’absence d’explicitation de celles-ci. On risque en effet toujours d’opposer implicitement, mais non moins fortement, une « solidarité » sociale qui serait conçue comme une sorte de secours extérieur, et une « activité » individuelle, en quelque sorte autosuffisante. On cherche certes à compléter l’une par l’autre, mais de manière extérieure, comme une juxtaposition ou une addition non seulement de deux sources de « revenus » mais de deux formes d’identité, et sans chercher à comprendre comment elles se relient, et s’opposent aussi, non seulement dans le « sujet » qui en est donc le double destinataire (faut-il le supposer passif d’un côté, actif de l’autre ?) mais aussi dans les institutions qui en sont les prestataires (sont-elles actives d’un côté, passives de l’autre ?). Ces tensions sont alors porteuses de sous-entendus (délibérés ou non) et de risques qui peuvent miner la compréhension même non seulement de ces mesures, mais des relations politiques aujourd’hui. C’est pourquoi il importe de les expliciter rapidement, si l’on veut aussi esquisser le modèle que l’on pourrait en tirer.
Une tension explicite ?
Il nous semble en effet non seulement qu’on peut expliciter ces tensions, mais qu’il faut peut-être les pousser jusqu’à une certaine limite, précisément pour pouvoir les dépasser, et cela concernant non seulement les « valeurs » politiques, mais aussi les institutions qui les mettent en œuvre.
Ce n’est pas seulement en effet entre une « solidarité » qui supposerait par ailleurs une société ou une communauté politique constituée, et une « activité » qui supposerait par ailleurs un sujet ou un soi préexistant, qu’il nous semble ici y avoir contradiction. Plus profondément encore, la notion de solidarité, qui ne revient pas par hasard aujourd’hui au centre des discussions, désigne non pas un sentiment secondaire et facultatif mais peut-être le cœur du politique, l’appartenance même à une collectivité organisée en vue de répondre aux principaux besoins et dangers de l’existence humaine et sociale. C’est donc bien, à travers elle, d’une reconnaissance politique et civique qu’il s’agit, articulée qui plus est aux conditions concrètes de la vie, à la satisfaction des besoins ou à l’obtention des « biens » sans lesquels il n’est pas de vie humaine digne et libre. Mais s’il faut aller aussi loin de ce côté, ce n’est pas moins loin qu’il faudra aller de l’autre. En effet, l’activité ou le « travail » ne nous semblent pas seulement présupposer un sujet individuel mais bien contribuer à le rendre possible, et c’est bien, là aussi, ce qui les met (avec aussi le soin et l’éducation) au centre de notre vie morale. C’est de la création d’un soi individuel, et pas seulement d’un lien social, qu’il s’agit bien dans ces « activités ». Pas plus qu’on ne peut réduire la solidarité à un sentiment, on ne peut réduire l’activité à une performance ; elles portent l’une et l’autre en elles une dimension constitutive de nous-mêmes, aussi contradictoires ces deux dimensions peuvent-elles, justement, sembler.
Mais c’est en allant jusque-là aussi qu’on peut avoir une chance de les articuler vraiment, pour comprendre comment cette articulation n’est pas une confusion facile, mais une exigence difficile, la différence même entre ces deux approches d’une même tâche étant décisive. Il nous semble en effet comprendre maintenant pourquoi il n’y a pas d’un côté le social, et de l’autre, l’individuel. Au contraire, il est question ici de deux articulations de l’individuel et du social. Le « soi » que le travail ne présuppose pas mais constitue doit donc par là même en effet faire l’objet encore d’un soin et d’un secours social. Le travail social ne s’arrêtera pas à la solidarité, il ira jusqu’à l’activité, précisément parce que son but est de constituer et de renforcer un « soi » qui ne peut pas se faire « tout seul ». Mais inversement, la solidarité sera « active » aussi si elle n’est justement pas une institution parmi d’autres, mais une relation sociale et politique concrète, qui constitue des rôles et des fonctions reconnus comme tels, et constitutifs aussi d’une individuation réciproque. Ce sont bien deux tâches différentes, mais non pas en tant qu’elles opposent de l’extérieur deux identités incompatibles, sociale et individuelle ; en tant qu’elles construisent (sans les confondre) au contraire deux dimensions complémentaires, individuelles et sociales à la fois.
À cela pourrait s’ajouter un complément institutionnel qui nous paraît significatif. C’est que l’institution politique proprement dite, loin de se concentrer en une seule instance où ces tensions resteraient implicites, se distribue au contraire en plusieurs où elles s’articulent explicitement. Plus précisément encore, le mouvement actuel semble être de déborder le « politique » au sens strict, non pour le perdre mais pour le renforcer, de deux côtés : vers des instances autonomes d’évaluation, d’un côté, des « agences » ; vers des relations concrètes d’association, des « communautés », de l’autre. Ce n’est pas un hasard si le plus objectif et neutre en apparence, le plus affectif ou subjectif en apparence, se partagent les aspects qui ne font que mieux se compléter en se distinguant ainsi explicitement, sans faire disparaître, encore une fois, entre eux, le rôle spécifique du politique entre les deux. C’est en tout cas à cette condition, nous semble-t-il, que celui-ci, loin de faire de l’efficacité revendiquée le seul gage d’une conciliation qui risque de devenir une confusion, fera de la clarté et de la tension assumées la condition d’une avancée possible.
Même s’il ne s’agit là que de suggestions rapides et sans doute abstraites, on les complétera par quelques remarques plus générales encore.
Un modèle possible ?
Il est possible en effet que le double aspect de la « solidarité active », ainsi précisé, reconduise à un problème et à un modèle général, qu’il permet aussi d’éclairer.
Le « politique » est en effet deux fois débordé aujourd’hui, d’une part par le retour des besoins vitaux les plus urgents et les plus massifs, qu’on avait illusoirement cru pouvoir oublier ; d’autre part aussi par un « individualisme » que les sociologues n’ont pas eu tort de diagnostiquer, mais qu’il ne s’agit pas pour autant de réduire, ni à une mode (passagère), ni à une condition (éternelle). C’est au fond de deux exigences de justice qu’il s’agit aussi, et qui loin de s’opposer au politique, doivent lui être rapportées, pour redonner à ce dernier un sens et une prise sur nos vies, collectives et individuelles, individuelles et communes. En ce sens, la « solidarité active » nous fait toucher du doigt l’obligation commune et la création de soi, qui s’imposent doublement aujourd’hui.
Elle rejoindrait aussi, par là, ce que l’on a pu tenter d’analyser ailleurs, par exemple à propos du problème du soin1 ; le soin en effet, lui aussi, est d’abord secours objectif, technique, social, avec ses exigences d’efficacité et ses normes de justice, et constitution d’une relation individuelle, temporelle, morale. Ce n’est pas le lieu d’y insister à nouveau. On notera seulement que si, aux deux extrêmes, il faut bien penser le politique comme une collectivité organisée, une totalité sociale, et l’individuel comme une expérience singulière et irréductible, ils se rattachent tous les deux à des relations (et des ruptures) qui en sont l’origine commune, et qu’il faut continuer d’explorer pour elles-mêmes.
Peut-être l’idée de « solidarité active » n’a-t-elle pas besoin de ces perspectives générales pour trouver toute sa portée. Mais ce que l’on a voulu seulement indiquer ici, c’est que si la réflexion (philosophique) devait chercher le sens du moment présent, dans ses tensions mêmes, il se pouvait aussi, à l’inverse, que ces tensions en appellent à une réflexion, qui contribue à la tâche commune qu’elles nous imposent.
- 1.
Voir le dossier paru dans Esprit : « Les nouvelles figures du soin », janvier 2006.