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Photo : Matthew Bennett
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La vieillesse et l'amour du monde

Entrer dans une relation de soin avec une personne âgée suppose de renverser nos représentations sur l'âge et de valoriser les capacités. Si la médecine apprend à respecter l'autonomie morale des patients, elle doit aussi enrichir sa conception de l'autonomie pour comprendre comment respecter la dignité des personnes en situation de dépendance.

« C’est le sens que les hommes accordent à leur existence, c’est leur système global de valeurs qui définit le sens et la valeur de la vieillesse. Inversement : par la manière dont la société se comporte avec ses vieillards, elle dévoile sans équivoque la vérité – souvent soigneusement masquée – de ses principes et de ses fins. »

Simone de Beauvoir, la Vieillesse, Paris, Gallimard, [1970] 2009, p. 96.

Vieillir, c’est prendre de l’âge. Le vieillissement échappe à notre volonté et renvoie à la passivité du vivant. Le temps ne relève plus de notre initiative ni d’une action qui vise une fin mais nous impose l’expérience d’une passivité. Le vieillissement est même, pour Levinas, le modèle de la synthèse passive1 : la conscience ne constitue pas le temps, qui advient comme retard. Le vieillissement est le contraire de l’intentionnalité2. Il est patience : il s’agit de subir, de reconnaître que « cela se passe3 ». Il est « un effort de présent dans un retard sur le présent4 ». C’est pourquoi il est associé à la fatigue et au ralentissement.

Il existe pourtant plusieurs visages de la vieillesse, du vieillard glorieux incarné par Victor Hugo à l’image du délabrement physique et moral représenté par Chateaubriand au crépuscule de sa vie. La vieillesse est singulière : il n’y a pas une science ni une histoire universelles de la vieillesse. Cela n’ôte rien au fait que l’étude des phénomènes biologiques et neurologiques, voire des pathologies du grand âge, et l’analyse des représentations sociales de la vieillesse éclairent les difficultés que les vieillards ont à s’accepter et à se faire accepter.

La vieillesse est ce moment où un individu se dit qu’il est vieux. Ce jugement est accompagné d’un sentiment souvent négatif qui marque une rupture avec le passé. Cependant, à la différence de la crise d’adolescence où l’individu sait, par les transformations de son corps, qu’il n’est plus un enfant sans être un adulte, la crise d’identité qu’éprouve la personne qui se sent vieille se caractérise par une sorte de disqualification : elle n’a pas vraiment l’impression d’entrer dans une autre phase de sa vie, mais d’accéder à un autre état de l’humanité. Cet état l’exclut des autres hommes. Elle en est sûre et, en même temps, elle a du mal à identifier par elle-même la vieillesse, parce que ce ne sont pas forcément les phénomènes de déclin physique et intellectuel qui la conduisent à accepter ce verdict. « La vieillesse est un irréalisable5. » Autrement dit, « l’âge n’est pas vécu sur le mode du pour-soi6 », mais ce sont les autres qui me révèlent mon âge en me regardant comme une femme âgée, soustraite au désir des hommes, en disant : « La vieille dame. » À ce moment, je le sais : je ne suis plus jeune, je suis dans le camp des vieux. C’est parce que l’expérience que l’on a de son âge n’est pas transparente qu’« on peut se déclarer vieux de bonne heure ou se croire jeune jusqu’au bout7 » et que ce sont surtout les autres qui vieillissent.

Ce lien étroit entre le vieillissement comme fait biologique et le regard des autres explique que l’on doit penser la vieillesse dans sa totalité si l’on veut ne pas être dupe des clichés colportés sur le grand âge. En effet, la vieillesse peut apparaître comme un naufrage, une vie mutilée ou de pure insignifiance. Dans d’autres représentations, elle est présentée comme le point d’acmé de l’existence, le moment où l’on peut accéder à la sagesse, parce que l’éloignement des affaires et la (soi-disant) libération à l’égard des désirs du corps font la place à autre chose.

Le vieillissement et la vieillesse : discours et réalités

Ces visions contradictoires de la vieillesse sont à la fois vraies et fausses. Chacune d’entre elles correspond au vécu d’une personne. Pourtant, dès qu’on veut faire d’un cas particulier une généralité et discourir sur la vieillesse, on voit bien que l’éloge qui en est fait obéit à un projet politique, comme dans le De Senectute de Cicéron, où l’énumération des vertus que confère le grand âge sert aussi à réhabiliter les Sénateurs à un moment où le Sénat est affaibli8. De même, la peinture des infirmités et des misères qui peuvent accompagner la vieillesse dissimule les raisons de l’écart existant entre ceux qui jouissent d’un privilège lié à leur pouvoir économique et à leur statut social et ceux qui cumulent pauvreté, solitude et détresse. L’âge n’affecte pas les avantages des premiers. Il peut même les renforcer jusqu’à la caricature, le sentiment de mériter plus que les autres ne disparaissant pas avec l’âge, mais pouvant être jalousement entretenu quand les fragilités du corps et les défaillances de l’esprit menacent le vieillard le plus obstiné. C’est ainsi que Charles de Gaulle parlait, à propos de Pétain, du « désintérêt sénile de tout et de l’ambition sénile de tout9 ».

D’un autre côté, ce n’est pas l’âge comme tel qui explique la dépression de certains vieillards, mais le sentiment qu’ils ont de ne servir à rien et de ne compter pour personne. L’impuissance à laquelle se sent rivé un être qui ne peut pas faire ce qu’il veut est réelle, mais les personnes âgées se plaignent aussi de leurs douleurs « pour se cacher qu’elles souffrent d’une perte de leur prestige10 ». Bien plus, les provocations de l’individu âgé qui dit souhaiter la mort et se compare à « un déchet », « bon à jeter », sont des signaux de détresse qu’il envoie pour que les autres comprennent ce dont il souffre et qu’ils lui donnent tort en le considérant comme un homme à part entière, et non comme un homme diminué. Ce n’est donc pas l’âge lui-même que visent les discours qui reprennent l’un ou l’autre de ces clichés. Ces derniers témoignent de notre ambivalence vis-à-vis des vieillards. Ils alimentent aussi le discours ambigu propre aux « politiques de la vieillesse » qui cherchent à améliorer les conditions de vie des personnes âgées et à lutter contre leur exclusion sans dénoncer les représentations de la vie humaine qui ôtent sa valeur et son sens à la vieillesse.

Même si, de nos jours, le déclin de la force physique et des capacités mentales ne coïncide pas avec le retrait de la vie active, l’involution sénile d’un individu se produit toujours au sein d’une société particulière. Le regard que les autres posent sur lui, donc les représentations relatives à la condition des vieillards, est en jeu, mais aussi l’ensemble des représentations sur ce qui constitue une vie humaine de qualité. En l’absence d’une remise en question des images de l’homme et de la vie sociale qui sont au fondement de notre société, tout propos sur la condition des vieillards alimentera le double discours dont ces derniers font l’objet. Au lieu de voir en face ce que leur condition nous oblige à penser, nous entamerons des réformes relatives au système de financement des retraites, proposerons des programmes de lutte contre la discrimination des personnes âgées, mais ces politiques ne seront que des variations contradictoires sur un thème mille fois débattu et toujours enterré. Elles transformeront les essais philosophiques sur la prise en charge des plus vulnérables et toute éthique du care en déclarations de bonnes intentions servant à cautionner un modèle de société organisé autour de l’exploitation et du rendement qui disqualifie les hommes dès leur maturité et ne leur permet pas de bien vieillir.

L’éthique de l’autonomie contre le bien-vieillir

Comment est-il possible de supporter l’amenuisement de ses forces physiques et le déclin de ses facultés intellectuelles quand on souscrit au culte de la compétitivité et de la performance et que tout porte à croire dans les annonces publicitaires, dans le vocabulaire utilisé pour valoriser les individus au sein de l’entreprise et dans la politique, que la possession de biens matériels, la santé, la jeunesse et la capacité à imposer ses désirs dans ce qu’ils ont de plus particulier sont les signes d’une vie réussie et même d’une vie de qualité ? Ce qui est valorisé dans notre monde auréole de prestige ou installe aux positions de pouvoir certains individus qui ne se distinguent pas par le détachement des plaisirs, la recherche de la vérité et le goût du partage ou du bien commun dont Cicéron fait l’éloge. Un tel système de valeurs signifie aux personnes âgées qu’elles sont hors jeu.

Bien plus, une idéologie qui renvoie à ce que l’on peut appeler une éthique de l’autonomie s’oppose aux qualités ou traits moraux qu’il s’agit d’acquérir ou de développer quand on parvient à un âge avancé. Les grands vieillards intériorisent les conceptions négatives et privatives de la vieillesse qui accompagnent cette idéologie. Ils s’excusent d’exister et s’écartent du chemin qui peut mener au bien-vieillir, se détournant de l’idée que, même à soixante-quinze ans, il faille encore grandir. Cette éthique de l’autonomie11 se caractérise par une conception étroite et paradoxale de l’autonomie, dans la mesure où celle-ci, identifiée à l’indépendance et privée de la dimension d’universalité présente dans la notion kantienne, devient une obligation, une norme qui pèse sur les individus12. Ces derniers se sentent obligés d’être eux-mêmes, de n’être qu’eux, et, en même temps, leurs objectifs cautionnent une vision stéréotypée du bonheur qui reprend les clichés véhiculés par le marché et la course à la compétitivité. Ces injonctions contradictoires aliènent le sujet contemporain, qui est un sujet vide et total, ne supportant pas la frustration, qu’il interprète comme un échec qu’il retourne contre soi ou dont il accuse la société. Elles sont présentes de manière plus dramatique encore chez les personnes âgées, alors que le fait d’avoir une longue vie derrière soi devrait conduire à relativiser la pression sociale et même toute image de la réussite, du succès et de la gloire au profit de la jouissance du présent.

Cette obsession de la compétitivité et cette conception étriquée de l’autonomie, qui va de pair avec le refus de l’incertitude et un besoin de sécurité qui contraignent le législateur à encadrer les revendications individuelles et à prendre en charge cette demande d’une liberté surveillée, témoignent d’une méprise sur la passivité du vivant et sur la vulnérabilité. Cette impasse sur la passivité rend impossible l’acceptation du vieillissement qui est l’expérience de cette vulnérabilité : le vieillard ne fait pas seulement l’expérience de l’altération de son corps, mais la maladie, les handicaps et l’écart entre le pouvoir et le vouloir lui font également expérimenter la dislocation de l’unité physico-psychique qui constituait son identité d’homme jeune et bien portant. La perte de mémoire et le fait de ne pas pouvoir utiliser ses connaissances dans un monde neuf et étranger accroissent le sentiment de déréliction et de solitude. Les deuils et les séparations ancrent ce sentiment dans le cœur de la personne, lui donnant la sensation d’être toujours en exil.

La vieillesse nous oblige à nous confronter à ce qui nous échappe. Elle est l’épreuve de la non-maîtrise et de l’opacité. Nous ne possédons pas notre vie et cette étape que nous n’imaginions pas vraiment quand nous étions actifs nous montre que nous sommes un sujet d’inconnaissance. Nous ne sommes pas ce que nous avons fait. Même si les promesses de notre jeunesse ont été tenues, nous pouvons également dire, comme l’auteure de la Force des choses : « J’ai été flouée13. »

C’est en ce sens que la vieillesse est un moment de vérité. Les conflits de l’enfance et de l’adolescence resurgissent car les systèmes de défense qui avaient permis à l’individu de les enfouir pendant sa vie d’adulte s’effondrent. Ne pouvant plus se réfugier dans la routine, il éprouve la fiabilité des valeurs dont il fait l’axe de sa vie. Les hommes peuvent changer de valeurs, mais il n’est pas rare que ce qui a fait la gloire d’une personne, comme le pouvoir de séduction d’une femme, soit aussi ce qui la terrasse, la plongeant dans l’amertume et le ressentiment quand son visage se couvre de rides. Cependant, si la vieillesse est discriminante, c’est surtout par rapport à cette acceptation de la vulnérabilité qui est au fond de toute réflexion sur la condition humaine. Plus que la peur de la mort et le rapport au temps, dont les limites ont été repoussées au fil des siècles, comme on le voit avec l’âge de la maternité et avec la mortalité, c’est la manière dont un être accepte ou pas sa propre vulnérabilité, physique, psychique, culturelle et même sa vulnérabilité au mal, cette possibilité que chacun d’entre nous a de céder au mensonge politique et d’être enrôlé dans un « sale boulot », d’être un « innocent coupable14 », qui explique qu’il vieillisse relativement bien et surtout qu’il vive bien.

Ainsi, il y a une opposition entre les représentations de la vie qui relèvent de l’éthique de l’autonomie et les traits moraux qu’il s’agit de développer, voire d’acquérir pour bien vieillir. On peut penser ici aux travaux de W. May15 qui souligne l’importance, pour la personne âgée, de l’humour, le fait de « voyager léger », de ne pas être en proie à une nostalgie ou à des regrets excessifs, mais aussi la capacité à tenir ses peurs à distance et à « lâcher prise ». Ces qualités permettent de mieux supporter les maladies et handicaps et le cortège de désagréments plus ou moins prévisibles qui les accompagnent. Elles aident la personne à entrer dans une phase de sa vie qui peut être aussi intéressante que celles qui l’ont précédée et qui étaient dominées par sa carrière et l’éducation de ses enfants. Les peurs et les attentes, les projections cèdent la place à la reconnaissance de la valeur inestimable du présent.

Le carpe diem est une sagesse difficile à acquérir. Elle exige de s’arracher à la volonté de maîtrise et à l’obsession du contrôle qui caractérisent l’éthique de l’autonomie. Cette possibilité de vivre au jour le jour est offerte aux personnes âgées quand leurs conditions matérielles de vie ne les contraignent pas à vivre dans l’angoisse du lendemain. Toutefois, on aurait tort d’interpréter ce style de vie comme une incitation à la consommation. La sagesse d’Épicure s’accorde ici avec l’existentialisme de Beauvoir, même si cette dernière implique un idéal qui est absent chez Épicure et, à plus forte raison, dans l’hédonisme.

Le fait de profiter de la vie en consommant et en se distrayant ne permet pas à un être de bien vieillir, notamment lorsque ses forces physiques et intellectuelles commencent à diminuer. La perpétuation d’un style de vie où les loisirs sont aliénés parce qu’ils sont l’envers d’une société fondée sur l’exploitation explique que les individus vivent mal, qu’ils soient jeunes, adultes ou âgés. La dépression du vieillard, l’impression qu’il a de n’être plus rien, le sentiment d’abandon qu’il éprouve, l’ennui qu’est sa vie, alors qu’il a encore des années devant lui, sont un drame qui dépasse la condition des hommes vieux, même si ces derniers le révèlent dans toute son ampleur.

La vie garde un prix tant qu’on en accorde à celle des autres, à travers l’amour, l’amitié, l’indignation, la compassion. […] On conseille souvent aux gens de préparer leur vieillesse. Mais s’il s’agit seulement de mettre de l’argent de côté, de choisir l’endroit de sa retraite, de se ménager des hobbies, on ne sera, le jour venu, guère avancé. Mieux vaut ne pas trop y penser, mais vivre une vie d’homme assez engagée, assez justifiée, pour qu’on continue à y adhérer même toutes illusions perdues et l’ardeur vitale refroidie16.

Ces possibilités n’existent pas pour la majorité des individus. La misère de la vieillesse n’est pas seulement économique. Toute politique de vieillesse qui permet l’accès des individus à des logements sains et à des loisirs sera vaine tant que l’on ne changera pas les représentations de la vie et de la valeur de la vie humaine sur lesquelles repose notre société. « C’est tout le système qui est en jeu et la revendication ne peut être que radicale : changer la vie17. » L’obsession du rendement n’est pas seule en cause. L’image de la socialité fondée sur l’avantage mutuel, la transformation de la culture en culture de masse au sens où en parlait Arendt18 et la disparition du monde comme monde commun engendrent la détresse des hommes.

Jamais il n’est dit que les grands vieillards peuvent apporter quelque chose au monde, révéler une part de vérité que notre affairement nous dissimulerait. Comme les personnes en situation de handicap, ils vivent parmi nous, et non avec nous. Dans une société divisée, caractérisée par l’éthique de l’autonomie et par une organisation sociale qui conduit à ce qu’Arendt appelait la « désolation19 », les politiques publiques ne peuvent que tenir un double discours : parler de la prise en charge des plus vulnérables et continuer à cautionner une idéologie qui produit l’individualisme dont les effets sont censés être corrigés par des mesures d’austérité et des réformes. On parle alors du coût des grands vieillards, sans voir les services invisibles qu’ils rendent et qui pourraient être davantage reconnus si le monde comme monde commun redevenait possible et que le travail et la solidarité étaient organisés autrement qu’ils ne le sont. Ce double discours peut aller de pair avec une récupération politique du care : dans l’accompagnement des personnes en situation de dépendance, le curseur est placé sur la prise en charge et non sur la participation ou la liberté, alors que le rapport à un vieillard, même dément, ne se réduit pas au care et que l’enjeu de l’accompagnement est la reconfiguration de la notion d’autonomie.

L’autonomie comme double capacité

L’éthique de l’autonomie est un obstacle épistémologique à l’accompagnement des grands vieillards, comme on le voit en constatant le décalage entre le sens que les termes d’autonomie et de dignité ont chez ceux qui prennent soin de ces personnes et le discours dominant. À cet égard, les pratiques des soignants et des aidants sont un point de départ nous aidant à rectifier les conceptions erronées sur lesquelles repose la vie sociale.

En effet, l’identification de l’autonomie avec l’autodétermination et sa subordination à la possession de la raison, de la mémoire et du langage articulé renvoient à une définition très étroite de cette notion. Elle fait l’impasse sur le fait que l’autonomie comporte toujours des degrés et qu’il y a une différence entre être autonome et faire une action autonome20. De plus, elle exclut les personnes souffrant de troubles cognitifs. Or, les déficits et les handicaps n’affectent pas l’autonomie entendue comme la capacité à avoir des désirs et à poser des valeurs, c’est-à-dire à éprouver, en réalisant certaines activités, un sentiment d’estime de soi. Ils compromettent seulement le deuxième sens de l’autonomie, à savoir la capacité à hiérarchiser ses désirs et à voir comment les traduire concrètement21.

Cet éclairage conceptuel permet de comprendre comment on peut accompagner un malade d’Alzheimer et respecter son droit à exister, au lieu de combler systématiquement sa vacance. Il invite aussi les soignants et les aidants à être attentifs à ses réactions afin de lui proposer des activités susceptibles de correspondre à sa volonté et de lui procurer de la joie. Cette approche de la santé est centrée sur les capacités restantes, voire sur les promesses de vie demeurées intactes. Elle suppose que l’individualité et la transcendance de la personne n’ont pas disparu sous l’ensemble des déficits. L’individu est considéré dans son mode d’être et non appréhendé par ses privations, stigmatisé.

L’identité d’un être qui ne se définit plus par sa fonction sociale ni même, pour les cas extrêmes que représentent les malades d’Alzheimer, par sa mémoire, est au présent. Elle n’est pas relative aux capacités qui, dans l’éthique classique et la vie sociale, caractérisent une personne. Au lieu de projeter sur l’individu dont ils ont la charge une idée de la qualité de vie qui est une abstraction, les soignants et les aidants font en sorte qu’il ait une vie de qualité, définie en fonction de ses normes propres et de ce qu’il exprime, même quand il ne parle pas.

Ceux et celles qui accompagnent ces êtres témoignent que, derrière un individu frappé du mutisme, il y a quelqu’un qui sait répondre à l’attention qui lui est portée par la détente ou la prostration. Ils ont dépassé la conception intellectualiste et élitiste de la vie qui sous-tend l’éthique de l’autonomie. Pour eux, la possession de la raison, du langage articulé et de la mémoire ne sont pas les critères conférant la dignité à un être. Celle-ci est donnée, elle n’est pas relative à ce que je vois ou pense d’un être, même si nous avons tous besoin que les autres reconnaissent notre dignité et s’en portent garants.

Au contraire, l’éthique de l’autonomie qui va de pair avec des représentations négatives et privatives de la vieillesse et du handicap subordonne la dignité à la possession des capacités intellectuelles. Elle justifie une attitude de condescendance à l’égard de ceux que ces critères excluent. Non seulement elle consacre une vision de la vie humaine qui va à l’encontre de tout ce dont l’accompagnement des malades d’Alzheimer témoigne, mais, de plus, elle renforce l’idée que ce qui donne de la valeur à la vie et constitue le lien social est la capacité des individus à imposer leurs désirs, à entrer dans la course à la compétition. Même quand elle est accompagnée de propos généreux sur le droit des individus à vivre comme ils le désirent et sur la justice sociale, une telle représentation de la vie et du lien social ne peut que renforcer un système fondé sur l’exploitation de l’homme. Elle est absolument contraire à ce qui est requis pour fonder une véritable politique de la solidarité.

Celle-ci ne se réduit pas à l’obtention de subventions permettant aux personnes en situation de dépendance et de handicap et à leur famille de vivre décemment. Elle implique que l’on reconnaisse que ces personnes participent au monde. L’intégration (mainstreaming) des grands vieillards et de tous les êtres que leur situation de handicap et leur précarité rendent vulnérables, dans la mesure où l’exercice de leur liberté dépend de l’aide d’un autre, suppose à la fois que l’on réponde de manière individualisée à leurs besoins en soutenant leur autonomie et qu’ils participent, d’une manière ou d’une autre, à la société. Un tel programme passe par la reconnaissance de leurs droits, mais il ne s’y réduit pas.

L’éthique du care ne permet pas non plus de fonder une véritable politique de la solidarité, car elle ne place pas suffisamment le curseur sur la liberté de la personne atteinte de troubles cognitifs, sur sa volonté d’exister et de s’affirmer au-delà du soin. Pour passer de l’éthique à la justice, il faut aller au-delà de la reconnaissance de notre interdépendance. Il ne s’agit pas seulement d’affirmer notre responsabilité à l’égard des personnes vulnérables ni de mettre au jour la centralité des activités permettant de réparer notre monde et de le maintenir22. Cette approche modifie assurément le paysage social et politique. Elle conduit à valoriser le travail encore invisible des femmes et les services que rendent les grands-parents qui s’occupent de leurs petits-enfants. Elle devrait inciter aussi à reconnaître leur rôle dans la transmission de la culture et dans la connaissance des savoir-faire. Bien plus, la présence des personnes âgées dans le monde du travail est un enjeu politique, car leur expérience souligne le sens du travail et s’oppose aux impératifs du management qui le réduit à un ensemble de tâches prescrites et l’évalue en fonction de résultats déterminés a priori23. Cependant, pour que la solidarité soit au cœur de l’organisation sociale et politique, pour que les personnes âgées ne soient pas considérées comme des fardeaux que nous acceptons de soutenir afin d’avoir bonne conscience, il faut que notre rapport aux vieillards relève de la considération, et pas seulement de la compassion. Il faut solliciter leur avis, s’adresser à leur liberté, réveiller leurs forces, nous appuyer, comme dans l’accompagnement, sur leur capacité à nous surprendre et non s’en tenir au soin qui ne décrit pas la totalité du rapport au monde et aux autres.

Ce projet de société suppose le dépassement de l’éthique de l’autonomie. Il dépend aussi d’une conception rénovée du sujet qui ne sera plus défini par le droit d’user et d’abuser de ce qui est bon pour sa conservation. Il implique enfin une critique du modèle de la socialité sur lequel a été fondé jusqu’à présent le contrat social, à savoir l’avantage mutuel24. C’est en ce sens que la réflexion philosophique sur la vieillesse est radicale. Elle suppose l’amour du monde.

  • *.

    Maître de conférences en philosophie à l’université de Poitiers, auteur de l’Autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, Puf, 2009.

  • 1.

    Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio Essais », [1974] 1996, p. 90.

  • 2.

    Ibid.

  • 3.

    Ibid.

  • 4.

    Id., De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, [1947] 1990, p. 45.

  • 5.

    S. de Beauvoir, la Vieillesse, op. cit., p. 309.

  • 6.

    Ibid., p. 311.

  • 7.

    Ibid.

  • 8.

    S. de Beauvoir, la Vieillesse, op. cit., p. 129.

  • 9.

    Cité dans ibid., p. 478.

  • 10.

    Ibid., p. 320.

  • 11.

    C. Pelluchon, l’Autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, Puf, 2009, p. 197-203.

  • 12.

    Alain Ehrenberg, la Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2000.

  • 13.

    S. de Beauvoir, la Vieillesse, op. cit., p. 390.

  • 14.

    Günther Anders, « Hors limite pour la conscience », Hiroshima est partout, Paris, Le Seuil, [1995] 2008, p. 312.

  • 15.

    William F. May, “The Virtues and Vices of the Elderly”, dans T. Cole et S. Gadow (eds), What Does it Mean to Grow Old ? Reflections from the Humanities, Durham (N. C.), Duke University Press, 1950, p. 51-61.

  • 16.

    S. de Beauvoir, la Vieillesse, op. cit., p. 567.

  • 17.

    Ibid., p. 570.

  • 18.

    Hannah Arendt, la Crise de la culture, Paris, Idées/Gallimard, [1954] 1999, p. 266.

  • 19.

    Id., les Origines du totalitarisme, le système totalitaire, Paris, Le Seuil, [1951] 2002, p. 305-306.

  • 20.

    Harry Frankfurt, “Freedom of the Will and the Concept of a Person”, Journal of Philosophy, 1971, no 68, p. 5-20.

  • 21.

    Agnieska Jaworska, “Respecting the Margins of Agency: Alzheimer’s Patients and the Capacity to Value”, Philosophy and Public Affairs, 1999, 28/2, p. 105-138.

  • 22.

    Joan Tronto, Un monde vulnérable, Paris, La Découverte, [1993] 2009, p. 143.

  • 23.

    Christophe Dejours, Souffrance en France, Paris, Le Seuil, [1998] 2009.

  • 24.

    Martha Nussbaum, Frontiers of Justice, The Belknap Press of Harvard Univ. Press, 2007.

Corine Pelluchon

Spécialiste de philosophie morale et politique et d'éthique appliquée Corine Pelluchon est professeure de philosophie à l'Université Paris-Est-Marne-La-Vallée. Elle a récemment publié Ethique de la considération (Seuil, 2018).

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