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Parcours dans l'histoire et la littérature russes (entretien)

Auteur de nombreux ouvrages permettant de voyager dans la langue, l’histoire, la spiritualité et la littérature russes, Georges Nivat a beaucoup lu. Mais il a également rencontré de nombreux personnages, écrivains ou non, qui rythment son rapport à la Russie. Dans cet entretien, il évoque les figures qui l’ont profondément marqué : Pierre Pascal qui l’introduit à la Vieille foi, Boris Pasternak qui lui fait lire le manuscrit du Docteur Jivago, les formalistes russes (Jakobson et Troubetskoï) un moment tentés par les thèses asiatiques, mais aussi Soljenitsyne, Joseph Brodsky… et beaucoup d’autres.

L’apprentissage de Russie et de la langue russe

Georges Nikitine, l’affaire Kravtchenko et les Possédés de Dostoïevski

Esprit – Comment êtes-vous arrivé à l’étude de la langue russe, cette langue pour laquelle vous vous êtes pris de passion ? Était-ce le monde russe et son histoire qui éveillaient votre curiosité à travers la langue ?

Georges Nivat – Ma première rencontre avec la Russie se fit en 1951, je crois, par le truchement de Georges Nikitine. C’était un Russe blanc, qui avait échoué à Clermont-Ferrand, ma ville natale, où je fis toutes mes études jusqu’à la khâgne. Lui-même venait du Kouban, au nord du Caucase, mais ce n’était pas un Cosaque, comme la majorité des Russes de cette région. Il avait été mobilisé par Denikine pour combattre les Rouges. Après la défaite de Denikine, il avait fui à Istanbul d’où il était parti en France comme chauffeur sur un cargo français. À Marseille, il s’était fait embaucher par un des entrepreneurs français qui venaient là chercher de la main-d’œuvre. C’était un homme simple, bon, au parler rugueux, il avait épousé une Auvergnate, et il reliait des livres dans sa chambre de la rue Grégoire-de-Tours ; il était pieux, catholique de rite oriental ; c’est lui le premier qui m’a permis de découvrir la langue et le monde russes.

Parallèlement à cette rencontre, deux événements vous ont aussi influencé profondément : le procès de Kravtchenko et la lecture des Possédés1 de Dostoïevski.

Oui, j’étais encore à ce qu’on appelait le « petit lycée » (aujourd’hui on dirait le collège), en classe de troisième, et ce devait être en 1949, l’année du procès de Kravtchenko. Le procès de ce transfuge soviétique, le premier qui parla des camps communistes fit un effet énorme sur notre classe. Nous rejouions à faire le procès. J’étais l’avocat de Kravtchenko… Comme nous discutions de la terreur et de la liberté, je lisais les écrits de David Rousset2 afin d’alimenter nos discussions. Ce fut là mon premier cours sur le communisme.

En ce qui concerne Dostoïevski, il faut rappeler qu’à l’époque, on n’enseignait pas dans les lycées la littérature étrangère. Non plus que la musique. Mais c’est pourtant la lecture des Possédés qui a déclenché en moi une soif politique et métaphysique qui, plus tard, s’étancha dans la littérature russe. Je me souviens encore de ma première lecture de la scène de l’incendie. Je saisis alors l’inéluctabilité des événements lorsqu’ils sont commis aussi bien par une personne que par une collectivité. Ensuite ce fut l’Idiot, puis tous les autres grands romans. L’Idiot et ses carnets3, traduits merveilleusement pas Boris de Schloezer, dont plus tard je fis la connaissance, renforcèrent ma fascination.

L’entrelacement des thèmes métaphysiques et religieux était pour moi absolument nouveau et les réemplois de l’évangile par Dostoïevski me fascinaient, en particulier les noces de Canna dans les Frères Karamazov. Mais je comprenais difficilement la figure du starets Zosime. Ce n’est d’ailleurs qu’aujourd’hui que j’entrevois l’importance de cette « paternité spirituelle » exercée par Zosime, et par tous les grands starets de la Russie d’alors ; Zosime aide Dostoïevski à porter sur ses épaules l’insupportable poids du nihilisme qui touchait toute sa génération. Il faut savoir que le nom de Karamazov est une déformation de Karakozov, l’auteur d’un premier attentat contre le tzar réformateur en 1867. Le rapport de Dostoïevski au nihilisme est particulièrement visible dans l’épilogue de Crime et Châtiment. Cet épilogue qui nous montre Raskolnikov au bagne n’entre pas dans la logique du récit, il est cependant capital pour le romancier de montrer la possibilité pour tout grand pécheur incarcéré d’être sauvé. Stavroguine, lui, ne sera pas sauvé : sans cette intercession, les grands pécheurs ne sont pas sauvés.

Autre livre de référence à l’époque, le Journal d’un écrivain4, ce texte rendait visible ce que j’appellerai l’armature intellectuelle et spirituelle que se bâtissait Dostoïevski pour ne pas succomber au nihilisme et parvenir à le dépasser quotidiennement. Pour moi, le Journal d’un écrivain demeure une véritable initiation à la littérature vécue de l’intérieur. Quant à Tolstoï, je ne l’ai vraiment découvert que beaucoup plus tard.

En France, la vague existentialiste influençait les esprits littéraire et philosophique. Qu’en était-il dans votre cas ?

Rétrospectivement, l’Homme révolté de Camus reste un très beau livre de même que sa pièce les Possédés. J’eus en classe de philo un jeune prof dont le cours se déroulait toujours en trois étapes : d’abord l’Antiquité, ensuite Kant, enfin Sartre. Heureusement, plus tard, j’ai écouté Alquié et Jankélévitch à la Sorbonne. Parmi mes découvertes d’alors Blaise Cendrars, qui avait séjourné en Russie en 1910, la « Petite prose du Transsibérien », Moravagine5 un magnifique roman qui traite des grands terroristes russes… Et l’un de mes meilleurs souvenirs est mon professeur d’histoire en hypokhâgne, à Clermont, Robert Schnerb6, qui nous passionnait plus que le philosophe. Pendant un an, il nous fit un cours magistral sur la Russie et les États-Unis au xixe siècle, en s’appuyant sur Tocqueville. Je lisais aussi les auteurs américains contemporains : Dos Passos, Hemingway, Faulkner. Quand je suis entré à l’École normale, j’ai d’ailleurs passé une licence d’anglais, j’étais séduit par le siècle élisabéthain, Ben Jonson autant que Shakespeare, et la poésie de Spencer. Mais les maîtres de l’institut d’anglais, rue Saint-Charles, étaient ennuyeux, une incursion à l’Institut de russe de la rue de la Sorbonne me fit découvrir un maître autrement vivant, et, paradoxalement, c’est ce qui m’a poussé à opter définitivement pour le russe.

Pierre Pascal. La « religion russe ». Rencontre avec la Vieille foi

Quelles rencontres vous ont encouragé à étudier le russe ?

La rencontre décisive fut celle de Pierre Pascal. C’était un sphinx souriant, dont je ne découvris que peu à peu le passé de bolchevik, les passions intellectuelles très marquées, et le rejet de tout ce qui était bourgeois et conformiste. Son cours sur le Dit de l’armée d’Igor, la « chanson de Roland » russe était littéralement captivant, parce que lui-même était captivé par le texte. Aujourd’hui, je me rends parfaitement compte de certaines de ses lacunes, de son secret mépris pour Pouchkine qu’il considérait comme un poète léger, n’aimait pas, principalement à cause de son poème sacrilège « La Gabriéliade ». Mais quelle adoration pour les œuvres difficiles enracinées dans le terreau paysan, ou celui des marchands vieux-croyants d’outre-Volga : les fables de Krylov, les récits de Leskov, les épopées cosmiques de Melnikov-Pétcherski, toute une « autre face » de la culture russe, la moins traduisible, et la moins traduite. Plus Dostoïevski, bien sûr, qu’il a beaucoup traduit, mais où il se refusait à voir toute face sombre, « freudienne ». De Tolstoï, il aimait surtout les récits paysans, comme ce Destin de paysanne7 que Tolstoï a pris sous la dictée.

Ce qui m’a fasciné dès le début dans la langue russe, c’est la concrétion d’une langue conçue plus poétiquement que la langue française. Ce qui signifie qu’elle nécessite toujours en traduction de longues propositions causales. C’est sa particularité : la langue russe enchâsse en peu de mots un vaste champ sémantique.

Pierre Pascal avait deux passions : la communauté des « vieux-croyants » et la civilisation paysanne. Les « vieux-croyants », cette expression renvoie à ces hommes qui ont refusé les innovations liturgiques introduites par le patriarche Nikon en 1654. Si les vieilles traductions des textes liturgiques comportaient de nombreux contresens et faux sens, Nikon n’a pas trouvé la bonne manière pour procéder à ces changements. Pierre Pascal a traduit les épîtres d’Avvakoum8, l’opposant à ces réformes, et qu’il adressait à ses disciples. Avvakoum était un ami du tsar, mais qui s’était rebellé ; il existe souvent en Russie une profonde familiarité entre les rebelles et le souverain. Le prince Kourbski et Ivan le Terrible, Bakounine et Nicolas Ier en sont d’autres exemples surprenants ; Avvakoum a finalement été brûlé vif, mais il avait du fond de sa fosse dicté sa Vie à ses disciples.

Pascal l’a superbement et pieusement traduite en français, avec une inventivité stylistique extraordinaire proche du français du xviie siècle, il compare dans sa préface la Vieille foi avec Port-Royal en France. Certes, cette comparaison est contestable puisque Port-Royal comptait des grammairiens (Arnauld et Nicole), des philosophes, des esprits très sophistiqués, ce qui n’était pas le cas des vieux-croyants. Mais néanmoins la parenté existe : d’un côté comme de l’autre il y a une face cachée, croyante, et même fanatiquement croyante. J’aime beaucoup le livre de Sainte-Beuve9 sur Port-Royal, car il narre la vie de Port-Royal avec une grande honnêteté et décrit particulièrement tant l’acharnement du pouvoir royal contre cette communauté d’inspiration janséniste et augustinienne que l’obstination presque démente des « Messieurs » de Port-Royal. On peut voir là un parallèle avec la Vieille foi dans sa lutte séculaire contre le pouvoir. Pierre Pascal entretient un rapport ambigu avec Port-Royal, affirmant d’un côté son allégeance au néothomisme et par ailleurs admirant profondément ces Messieurs. Il n’en reste pas moins que ce schéma parallèle de deux fois chrétiennes exigeantes en butte à deux pouvoirs qui, chacun à sa façon, poursuivent la soumission du religieux au séculier est très frappant.

L’évolution intellectuelle, religieuse et politique de Pierre Pascal est visible dans son Journal10. Se passionnant pour le russe dès son enfance, il décide de partir à Odessa en 1910. De là il se rend près de Tchernigov, dans les propriétés d’un riche barine, Népliouïev, qui a fondé une sorte de coopérative ouvrière et paysanne. Pascal a l’intuition que la Russie est une communauté chrétienne qui revit le premier siècle chrétien. En somme, les Actes des apôtres… Pour Pierre Pascal, la dualité entre civilisation paysanne et civilisation nobiliaire est l’axe de la culture russe. La clef pour comprendre l’œuvre de Tolstoï. Aussi Pascal a passé trois étés dans la campagne russe pour connaître la vie des « vieux-croyants » et étudier la langue paysanne.

Cette foi en une Russie « protoapostolique » explique la conversion de ce croyant au communisme. Faisant partie de la mission militaire française en Russie, il avait été mandaté en 1917 dans l’Oural afin de régler les affaires de la Légion tchèque. Comme il s’est alors lié d’amitié avec un jeune soldat russe qui lui sert d’ordonnance, et s’apprêtait à monter dans le train de la mission française repliée à Vologda, l’ambassadeur lui dit : « Vous n’allez quand même pas monter avec ce Russe à bord ? » L’ultimatum du général français : « Soit vous obéissez et partez avec nous, soit vous restez et vous désertez ! » décida le reste, Pascal resta.

Il sympathisait avec une révolution bolchevique dont il croyait qu’elle allait réaliser l’idéal évangélique ; il constitua à Moscou un groupe français communiste, avec Sadoul. Quelques-unes des malheureuses modistes ou gouvernantes françaises établies en Russie, et coincées par la révolution dans ce pays en état de chaos, venaient le voir pour obtenir son aide, il les apostrophait : « Mais vous êtes au paradis ! Pourquoi voulez-vous regagner la France ? » Installé à Moscou, il allait à la messe tous les jours, et quand Saint-Louis des Français fut fermé, il suivit la Divine Liturgie orthodoxe. Convoqué par Boukharine à ce propos, il s’expliqua en ces termes : « Économiquement parlant je suis un marxiste, absolument ! Mais philosophiquement, je suis thomiste ! » Boukharine le jugea peu dangereux…

Je crois que beaucoup de personnes ont dû le prendre pour un fou, ou un simple d’esprit. À partir de 1922, il ne disposait plus de laissez-passer pour le Kremlin. À cette époque, il se lie d’amitié avec Boris Souvarine, ce dont témoigne l’envoi de Pierre Pascal à Boris Souvarine11 d’une copie du « testament de Lénine » où ce dernier stipulait qu’il ne souhaitait pas que son successeur fût Staline. Ce testament qui est en réalité une note, Pascal l’avait recopié en minuscule sous un timbre afin qu’il ne soit pas lu par la police du régime. Dès ce moment, Pascal est un des nombreux étrangers venus embrasser la cause de la révolution, mais qui sont désenchantés et sans emploi. Riazanov confia à Pascal un travail dans les archives du nouvel institut Marx Engels Lénine ; au lieu de travailler sur Babeuf, dont Lounatcharski avait acheté les archives à Paris, Pascal s’enthousiasme pour le grand rebelle religieux du xviie siècle. En mars 1933, sur intervention de Herriot, il put rentrer en France. Deux ans plus tard presque tous les bolcheviks de la première heure étaient arrêtés, exécutés dans les souterrains de la Loubianka. Nul doute que le bolchevik catholique désenchanté, Pierre Pascal n’eût connu un destin similaire s’il était resté !

Mais n’a-t-il pas eu une postérité moins importante et influente qu’elle n’aurait pu être ?

Il ne cherchait pas à avoir une descendance intellectuelle, sa réflexion n’avait pas une cohérence assez forte pour offrir une orientation à ses élèves. Ses croyances prenaient le dessus sur son travail universitaire. Il garda l’amitié de Souvarine et d’autres éclopés d’Octobre 1917, je les rencontrais tous chez lui, mais Pascal ne milita pas contre Staline et ses successeurs, il se réfugia dans l’étude, et la piété, lié d’une grande amitié12 avec l’archevêque de Paris, le cardinal Feltin.

En témoigne le fait que P. Pascal n’a écrit que très peu d’articles pour la revue Est-Ouest de Souvarine. Par ailleurs, nous avons réussi à le persuader de publier son Journal de Russie, tenu sur de tout petits carnets à l’écriture microscopique, au crayon, mine d’informations pour l’historien. On y trouve pour la période russe pêle-mêle : la liste des prix des courses faites au marché, des comptes rendus de discours, de conférences de Berdiaev avant qu’il ne soit expulsé, ou les « radios » que Pascal rédigeait quand il était secrétaire privé de Tchitcherine, commissaire du peuple aux Affaires étrangères.

En 1955, quand vous commencez vraiment votre apprentissage de la langue russe, quelle est alors l’ambiance, la culture progressiste est bien installée, la gauche entière a les yeux rivés vers l’Urss ?

Avec Pierre Pascal nous nous situions en dehors aussi bien des communistes que des gaullistes. Dans une sorte de purgatoire hors des querelles. La plupart des étudiants communistes étudiaient dans d’autres facultés pour la bonne raison que l’étude du russe risquait d’être un antidote efficace contre le communisme. Sauf à Clermont, mon ancienne ville, où la chaire était tenue par Jean Pérus, un ami de mes parents. Pascal m’envoya en Urss dès la deuxième année de mes études. Et il est vrai qu’il y avait un contingent d’étudiants français communistes, liés à l’Ens de Saint-Cloud. Pascal sortit peu à peu de son refuge, il prépara des émissions sur la Révolution de 1917.

Il expliquait la révolution d’Octobre par le désaccord entre une Russie qui progressait économiquement, avec la montée d’une nouvelle classe sociale, celle des ingénieurs, des vétérinaires, une énorme classe moyenne liée aux métiers intellectuels de second plan et un carcan formaliste d’ancien régime qui irritait au plus haut point. Et Pascal aimait à citer à ce sujet la brochure de Lénine la Nouvelle démocratie. Pierre Pascal connaissait par ailleurs très bien Nicolas Berdiaev dont le personnalisme lui était proche, représentant en somme une formulation de sa propre pensée « informulée ».

Le symbolisme russe, le pressentiment de l’Apocalypse

Vous avez beaucoup étudié le symbolisme russe, qu’est-ce qui vous retient dans ce mouvement littéraire ?

Arrivé en Russie pour la première fois en 1956 avec une bourse de normalien, je participe au séminaire du professeur Goudzi sur Tolstoï, j’assiste aux cours du pouchkiniste Bondi, on s’y pressait parce qu’il parlait de tout, freudisme ou formalisme, à l’occasion des textes étudiés ; je suivais aussi des cours de Douvakine, un spécialiste de Maïakovski. À l’époque Dostoïevski et ceux qu’on appelle « les symbolistes russes », et qui sont venus une génération après leurs homologues français, Alexandre Blok, Andreï Biély, ou Viatcheslav Ivanov étaient écartés des librairies mais pas complètement interdits. Je déclarai à Goudzi, qui était mon tuteur, que je voulais étudier Biély, il fit la grimace, et me dit que mieux valait étudier le poète Valéri Brioussov, l’unique symboliste devenu communiste après la révolution. Je résistai : Biély et son réalisme onirique me subjuguaient bien davantage, finalement Goudzi accepta, d’ailleurs il m’aida en des circonstances autrement difficiles, lorsqu’on voulut m’expulser. J’eus la chance de voir la seconde épouse de Biély, Klavdia Nikolaïeva, une « anthroposophe » de l’école de Rudolf Steiner (c’est sous l’égide de l’anthroposophie qu’ils s’étaient rencontrés) qui m’offrit un exemplaire de chacun de ses écrits. Je vis plusieurs autres rescapés de l’aventure poétique du symbolisme russe et de son rejeton des années révolutionnaires, le « Proletkult ». De retour en Occident, j’allai à Dornach en Suisse, « La Mecque de l’anthroposophie » (une variante christique de la théosophie fondée par Mme Blavatsky) : j’y rencontrai la première femme de Biély, Anna Tourguéniev, restée auprès du Maître, Rudolf Steiner13. Cette rencontre m’éclaira beaucoup sur l’engouement des Russes de cette génération pour le gnosticisme (pas seulement les Russes, mentionnons par exemple Kafka).

Les symbolistes sont à l’origine de l’avant-garde russe. Cette avant-garde russe est paradoxale car elle s’est forgée dans son opposition au symbolisme tout lui empruntant le déni de réalisme qui fonde le symbolisme. Le sentiment de la crise est au cœur de l’appréhension du monde des symbolistes russes, crise du mot (que représentait à leurs yeux Tolstoï dans son désir de changer le monde par de simples apologues paysans), crise philosophique (ils étaient néokantiens), crise poétique. Ils eurent le pressentiment de l’approche d’une apocalypse, d’une inversion des valeurs. Les symbolistes présageaient ainsi la révolution. Leurs descendants, les acméistes, dont Mandelstam et Goumiliov furent logiquement anéantis par la révolution, dont ils s’érigeaient en juges ; et leurs autres descendants, les futuristes, dont Maïakovski, se voulaient la révolution elle-même, d’où leur massacre par un pouvoir qui ne laissait à personne d’autre que lui et ses commissaires en tuniques de cuir le droit moral de définir l’avant-garde, fût-ce en poésie.

Dans son poème les Douze, écrit en deux jours en janvier 1918, Blok a assemblé des lambeaux de slavon liturgique, de chants ouvriers et de chansons satiriques populaires, le tout se terminant avec l’apparition du Christ devant les douze gardes rouges de la révolution, couronné de roses blanches comme une icône. Biély, frère en littérature de Blok (ils forment un couple façonné sur le modèle Goethe-Schiller, et Biély, qui a survécu à Blok, a canonisé leur couple poétique, comme fit Goethe après Schiller), écrivit lui aussi un poème, vision mystique de la révolution intitulé Christ ressuscité.

De tout le xxe siècle russe, Blok reste le plus grand poète14. Il adorait les Tziganes qui ont un rôle dans la culture russe en ce sens que tout homme russe qui s’ennuie aime perdre ses repères dans le tourbillon du violon tzigane. Blok vécut les années d’essor économique et de relative liberté politique de la Russie, entre 1908 et 1914, comme des « années terribles », comme l’enfer d’un « monde terrible » guetté par Mammon ; le mirage prodigieux de Pétersbourg est balafré par les phares jaunes d’un envahisseur démoniaque… Il ressentait la fin de la civilisation nobiliaire et l’effondrement de la Sainte Russie. De plus, il est atteint de la syphilis, cette maladie joue chez lui, comme chez Baudelaire, un rôle de contrebasse ostinato. Il saluera comme un dépouillement bienfaisant le déferlement de la jacquerie.

Le rencontre de Boris Pasternak

Dans quelles circonstances avez-vous eu la chance de connaître et fréquenter Pasternak, quel homme était-il ?

Lorsque je l’ai rencontré il écrivait son roman le Docteur Jivago, et je n’avais alors pas lu ses premiers recueils, trop difficiles pour moi15. Je suis entré dans la famille de sa dernière compagne, Olga Ivinskaïa, qui a connu deux fois les camps à cause de lui. Sa deuxième arrestation a d’ailleurs eu lieu trois mois après la mort du poète. Un étudiant d’histoire m’avait demandé si je voulais faire la connaissance d’une famille où tout le monde avait « fait du camp ». Au sein de cette famille s’était instauré un mythe autour de ce personnage que l’on appelait « le Classique », Boris Pasternak. Je l’ai donc rencontré pour la première fois en 1957, j’eus dans mes mains le manuscrit du Docteur Jivago qu’il allait confier, avec l’aide d’Olga Ivinskaïa, à l’éditeur communiste milanais Feltrinelli. Il régnait dans la famille une atmosphère de gaîté conspirative, j’étais amoureux d’Irina, la fille d’Olga. La bombe allait bientôt exploser, le roman faire le tour du monde, le poète recevoir le prix Nobel, et le refuser pour ne pas être interdit de retour dans sa patrie. Les livres d’Olga Ivinskaïa, et plus récemment de sa fille, Irina Emelianova, sont les meilleurs documents sur ces mois enfiévrés où l’affrontement entre deux mondes se jouait autour d’un poète… Je le connus bien, il avait un style bien à lui, il cultivait une grandiloquence autodépréciative amusante, son rire était comme le hennissement d’un cheval.

L’hiver 1959-1960, je louai chez de vieux kolkhoziens une chambre près de la datcha louée par Olga, à dix minutes de marche de la demeure officielle du poète, à Péredelkino. Le poète venait tous les jours, même quand j’étais seul chez Olga Ivinskaïa, et j’eus plusieurs tête-à-tête émouvants avec lui. À Oxford, où je fis une partie de mes études, je connaissais les deux sœurs de Pasternak, et les traducteurs du fameux roman : une amitié me lia avec Max Hayward, merveilleux connaisseur du russe et de la littérature russe. Je fus son étudiant, mais dans un collège comme St Antony’s les relations enseigant-enseigné étaient plutôt des relations d’amitié. Oxford aussi fut pour moi une découverte de la Russie en particulier grâce au philosophe Isaiah Berlin, dont j’écoutais les cours brillantissimes, et fréquentais le manoir. Et grâce à George Katkov, historien, philosophe, et surtout une grande figure d’« original » russe.

Quel était alors votre jugement sur le livre puisque vous l’avez lu avant sa publication ?

Le Docteur Jivago est un livre dont on a dit à tort que c’était un roman de poète, un roman sans structure narrative définie. Selon moi, c’est un roman qui a comme sujet le ballottement de la vie russe de 1905 à la Deuxième Guerre mondiale. Rencontres et hasards jouent un très grand rôle dans ce roman. Ce ballottement est à la fois celui du pays qui s’embarque dans la surenchère du maximalisme et celui du « dépérissement » du protagoniste, ce médecin poète qui s’enfonce dans l’anonymat de la misère. Une décadence extérieure qu’il partage avec toute l’intelligentsia russe, mais qui masque une sorte d’ascension vers la sainteté chrétienne.

Car les vers de Jivago (dont le nom veut dire Le Vivant), que nous découvrons dans l’épilogue, de même que les deux amis de Youri qui ouvrent le cahier qu’il a laissé derrière lui, vont de Hamlet au Christ, de l’hésitation d’Hamlet à se venger à l’hésitation du Christ devant la coupe du sacrifice total.

J’aime tout particulièrement dans ce roman les deux interminables voyages en Sibérie sur les lieux où le père avait une manufacture, long chemin narratif fascinant qui mène au refuge de Varykino où le médecin-poète-fugitif vit les dernières journées de son grand amour, sent vivre en lui Pouchkine, écrit ses meilleurs vers. La magie de Varykino est pour moi presque personnelle, identifiée à mon second séjour en Russie, à la mort du poète. Attiré par l’effet tabula rasa16 de la révolution, le héros du roman comprend rapidement l’oppression qui naît du nouveau pouvoir. La venue dans le refuge assiégé par les loups du mari de Lara, devenu un chef révolutionnaire et maintenant traqué par les robots policiers de cette même révolution, est grandiose. C’est une confrontation qui se situe entre celles que met en scène Dostoïevski et celles de Thomas Mann dans la Montagne magique. L’oppression naît de la libération, une violence chasse l’autre, le désert moral et matériel se fait, les Saint-Just prolétaires de la cour où a grandi Lara mettent aux abois, acculent au suicide les révoltés contre l’impureté du monde. C’est toute l’histoire de la violence, de la révolte dévorant ses enfants comme Saturne, mais sans aucune mise en scène spectaculaire.

L’affaire Pasternak éclate en 195817. La presse publie les dénonciations de mille quidams contre cet écrivain qui vit aux dépens du peuple, et les vend aux capitalistes… Pasternak avait toujours refusé l’exil car il se sentait, comme Akhmatova, investi par le devoir de partager le destin de la Russie. Il survivait matériellement assez bien grâce à ses traductions, de Shakespeare, Schiller, Goethe. Tout ne tenait qu’à un fil, un fil de téléphone. Staline l’avait appelé au moment de la première arrestation de Mandelstam. Ses rapports avec le Kremlin s’organisaient sous le signe de Shakespeare : en 1937, l’année de la grande terreur, il prononçait mentalement des monologues shakespeariens en direction du Kremlin, élaborant ainsi ses tourments les plus inaudibles et que ni femme ni amis ne devaient connaître : « Je compris alors, me disait-il, que le monologue n’est pas un truc de théâtre, mais une invention de la vie. » Le goulag, il en sentait le souffle, et envoyait courageusement des paquets à la fille de Marina Tsvetaieva qui y passa de longues années, et que je vis souvent chez Olga Ivinskaïa.

Sa mort a été un choc pour moi. Sa maladie a duré trois mois. Deux ou trois mille personnes ont assisté à ses obsèques à Péredelkino. Son cercueil fut porté sur un kilomètre en pleine nature sur les épaules du jeune Siniavski, du pianiste Neuhaus et suivi par une foule fervente jusqu’au cimetière de la résidence d’été du Patriarche. Sur sa tombe, le philosophe Asmus prononça un ardent discours, puis chacun récita des vers pendant quatre ou cinq heures.

En rentrant dans l’appartement d’Olga Ivinskaïa, avec sa fille Irina, alors ma fiancée, on vit qu’il y avait eu perquisition et saisie des manuscrits par la police. Deux mois après la mort de Pasternak, le Kgb m’a chassé d’Urss. Entre-temps, j’avais été victime d’une maladie mystérieuse et douloureuse. J’ai été expulsé un jour avant la date qui avait été fixée par la mairie pour mon mariage. Quelques jours plus tard, Irina et sa mère ont été arrêtées. Pendant cinq mois, je tentai tout pour faire intercéder en leur faveur des personnalités comme Bertrand Russel, Mme Roosevelt ou François Mauriac. Puis je partis pour l’armée en Algérie, où je fus blessé. Je suis retourné en Russie douze après, en 1972.

Formalisme et structuralisme russes

Parallèlement à vos liens avec des écrivains comme Pasternak, vous êtes-vous intéressé au formalisme et au structuralisme, ces mouvements théoriques dont les répercussions en France ont été décisives dans le contexte du moment structuraliste ?

J’ai lu assez tôt les formalistes18. Et particulièrement la grande trilogie : Eikhenbaum (1886-1959), Chklovski (1893-1984), Tynianov (1894-1943). J’ai rencontré une fois Chklovski qui était une fontaine d’inventivité mais qui était rentré dans le rang. La lecture de ses ouvrages tardifs laisse parfois une saveur amère dans la bouche car on le sent contraint à domestiquer sa créativité. Aujourd’hui la lecture d’Eikhenbaum est essentielle pour comprendre l’œuvre de Tolstoï. Un texte fondamental de Tynianov, Archaïstes et novateurs, éclaire toute la culture russe. La Russie s’est posé à un certain moment de son histoire, au début du xixe siècle, la question de sa langue littéraire.

Elle possédait deux langues, le slavon liturgique et le russe, le russe littéraire avait été codifié selon trois niveaux par Lomonossov, un poète et savant autodidacte de génie, fils d’un pêcheur de la mer Blanche, qui eut l’idée de créer un étage intermédiaire entre le slavon et le russe populaire, ce qui donne naissance au russe littéraire… Mais ce russe restait pesant, les partisans d’un emprunt massif de calques au français et les défenseurs du parler populaire, celui du délicieux fabuliste Krylov, se querellaient avec ardeur… Comment écrire des livres comme Adolphe, de Benjamin Constant, ou comme la Critique de la raison pure, d’Emmanuel Kant ? il fallait inventer une nouvelle langue. En un certain sens, le problème se pose encore pour la langue philosophique, et des penseurs comme le regretté Bibikhine, en transmettant en russe la pensée husserlienne, ont prolongé cette rénovation du russe.

Il s’agissait donc pour les formalistes du début du xxe siècle de repenser les modes combinatoires entre ces trois niveaux de langues, le slavon, le populaire, le littéraire. Tout commença à Moscou avec le séminaire de prosodie donné hors université par un tout jeune poète, qui avait fait des études de chimie, Andreï Biély. Il se livrait à des computs accentuels complexes, et démontrait que le mètre, carcan abstrait du vers, contenait mille figures accentuelles qui forment le vrai rythme du vers. Et c’est ainsi qu’est né le formalisme. Pour la prose, le forgeron des nouveaux concepts fut Chklovski démontrant par exemple que Vassili Rozanov, créateur génial des « feuilles tombées », ou pensées fragmentaires situées dans le biorythme de l’écrivain, notées « en rangeant mes monnaies » ou « au cabinet », représente en réalité non la mort du roman, mais la naissance d’une organisation nouvelle d’écriture. Ou encore Chklovski démontre que le mode opératoire essentiel de Tolstoï est l’« étrangification », c’est-à-dire le « dénudement » de la métaphore (procédé repris par Maïakovski), dans un dessein satirique (la messe à la prison dans Résurrection) ou de singularisation de la matière du vivant.

Quand vous lisez chez Rozanov19 le fragment sur la Russie salle de spectacle, où tous les spectateurs sont dans la salle et chacun a laissé son manteau au vestiaire, mais quand le spectacle est fini et qu’on veut reprendre pelisse ou manteau, plus de pelisse, plus de vestiaire, plus de Russie ! le fragment équivaut à tout un roman. Quand Boris Eikhenbaum écrit Comment est faite la pelisse de Gogol, il défend une thèse poussée à l’extrême. Mais cette thèse est utile dans son exagération car elle permet de s’éloigner des analyses académiques et psychologisantes : le « sujet » est fait d’une addition de « procédés ». Rozanov, structuraliste sans le savoir, avait écrit un livre prémonitoire sur les Âmes mortes de Gogol où il mettait en pièce la thèse du réalisme de Gogol. Tynianov a réfléchi sur la parodie qui a beaucoup aidé les formalistes dans leurs démarches car le parodiste est un structuraliste qui s’ignore, il lui faut trouver la structure secrète pour être efficace. Les formalistes eux-mêmes ne furent pas que des théoriciens géniaux de la forme littéraire, ils furent des créateurs, tant en littérature qu’au cinéma, en particulier Tynianov. Son récit « Le lieutenant Kijé », au titre intraduisible, montre la naissance d’un héros du fait d’une erreur de copiste, un « misspelling » comme aurait dit Nabokov.

Après les formalistes, il y avait les structuralistes russes de l’école de Prague, Jakobson et Troubetskoï. J’ai eu l’honneur de rendre visite à Roman Jakobson à Harvard, peu avant sa mort. Je voulais le questionner sur une période de sa vie dont il n’aimait pas beaucoup parler, l’« eurasisme ». En effet, lui et le prince Troubetskoï dans leur période praguoise ont été de virulents « Eurasiens », auteurs de textes anti-occidentaux, partisans d’une Russie « eurasienne » qui doit plus à Genghis Khan qu’à Byzance… Les textes de Jakobson sur la littérature russe sont relativement brefs mais essentiels. Quant aux structuralistes de l’école de Tartu qu’animait Youri Lotman, je n’y suis jamais allé, j’ai vu Lotman en Occident, à Paris ou à Milan, avant sa mort, et bien sûr je connais plusieurs de ses élèves, qui furent après lui des maîtres de la pensée structuraliste. À l’Âge d’homme, nous avons publié un texte qu’il a signé avec Boris Ouspenski20. Son dernier livre, publié en italien, est une surprenante découverte de la pensée religieuse. J’ai alors collectionné tous les numéros de la revue Semiotica de Tartu, on se les passait sous le manteau, comme du samizdat, c’était comme un complot philologique…

Mais, à distance des théoriciens, d’où provient votre admiration pour Tchekhov ?

Le théâtre de Tchekhov enchante, mais je n’ai découvert que peu de mises en scène qui puissent traduire mon enchantement. En dernier lieu le Platonov mis en scène par Dodine au théâtre de l’Europe à Saint-Pétersbourg.

Plus que son théâtre ce sont ses récits qui me semblent posséder une grande force. Au fond, je continue à croire que Tchekhov est très peu connu en France malgré les traductions réussies, celles, anciennes, de Denis Roche et celles, nouvelles, de Vladimir Volkoff21. Ce qui est difficile à traduire ce sont les inflexions dans une langue d’où émerge une grande compassion pour les humiliés. Je relis Tchekhov pour son humanité subtile : au moment où il pourrait juger ses personnages, il hésite, comme dans le récit « La princesse ». Tchekhov se pose face à ses personnages avec cette interrogation : « Ai-je le droit de les juger ? » Mais pas comme Tolstoï dans l’épigraphe d’Anna Karénine, avec ce terrible « À moi la justice et la rétribution ! », mais en toute humilité : sont-ils au fond si mauvais qu’ils en ont l’air. Cette hésitation anime l’humanité si immense des récits de Tchekhov : toutes les classes sociales, tous les caractères, toutes les victimes et tous les bourreaux sont là, mais une hésitation sémantique qui brouille légèrement le dessin, et c’est cela Tchekhov. L’évêque et sa vieille mère dans le récit « L’Évêque », par exemple. Pour moi, Tchekhov en russe est un livre de chevet, à cause de cet humanisme par kénose, par absence de jugement dernier d’aucune sorte.

En phase avec les dissidents

Le moment Soljenitsyne

Dès les années 1970, vous prenez connaissance de l’œuvre de Soljenitsyne, puis vous vous liez avec beaucoup des dissidents qui arrivaient d’Urss ?

Ce fut d’abord l’irruption violente de Soljenitsyne, de ses textes, de ses gestes, puis celle des dissidents de toutes sortes, historiens, musiciens, artistes, poètes que Brejnev jeta dehors, et qui vinrent en Occident, cadeau dont nous n’étions pas toujours dignes… Il y eut rapidement des querelles d’exilés, des affrontements terribles, mais à eux tous ils formaient une sorte de résistance morale, élaborée dans le chaudron totalitaire. 1974 est l’année de l’expulsion sensationnelle de Soljenitsyne, du renvoi en Occident de tant de dissidents, qui devinrent tant d’amis pour moi, Andreï Amalrik par exemple, ce bretteur né de la dissidence, qui est tragiquement mort sur une route d’Espagne en allant protester contre les négociations de la « troisième corbeille » d’Helsinki, où l’Occident risquait de vendre les droits de l’homme pour un plat de lentilles économique… J’avais déjà traduit avec quelques amis et mon épouse Lucile le Pavillon des cancéreux en 1968. Ensuite ce fut Août 14, et les superbes manifestes politiques et moraux du recueil Voix sous les décombres. Dans un premier livre sur Soljenitsyne, en 1974, j’ai voulu mettre en valeur les métaphores de fabuliste ou les citations de la Bible qui organisent l’écriture immense de Soljenitsyne. Claude Durand, qui était alors au Seuil, m’a demandé d’écrire un autre livre22, un Soljenitsyne par lui-même, qui est paru en français puis en russe. Soljenitsyne l’a lu et m’a écrit une longue lettre que je garde précieusement, il en parle dans ses Mémoires et c’est pour moi un grand honneur.

Entre lui et l’Occident le malentendu fut toujours menaçant, et reste toujours menaçant. Soljenitsyne est plus indulgent pour la France que pour les États-Unis. Je me souviens de la première émission de Bernard Pivot où étaient invités Jean Daniel, Soljenitsyne, Nikita Struve ; j’y figurais aussi. Jean Daniel, qui s’inquiétait d’une trop grande « occidentophilie » du dissident (« Mais est-ce que vous vous rendez compte que nous aussi, en Occident, nous commettons de grands péchés ? »), s’entendit rétorquer immédiatement : « Non seulement je m’en rends compte, mais votre colonialisme est quelque chose d’affreux ! » Le rire, la force et la franchise de Soljenitsyne ce soir-là étaient extraordinaires. Et bien avant d’autres il refusait la marchandisation du monde et prônait la restriction volontaire. Mais sitôt qu’une intonation chrétienne, parfois monacale, paraissait dans sa pensée, on s’inquiétait : n’était-il pas partisan d’une théocratie, d’une orthodoxie obligatoire ? Quand on connaît son œuvre, on ne peut que rire de ces procès grotesques d’intentions, mais ils laissent filtrer aussi quelque chose d’inquiétant. Nous ne savons pas écouter une voix qui parle sans emprunter aux autres.

À quiconque soupçonne Soljenitsyne d’être une sorte d’ayatollah russe (hélas, l’expression est de mon ami Efim Etkind, aujourd’hui décédé), je conseille de relire le Premier cercle, un livre que j’aime beaucoup. Un ouvrage dialogué, quasiment « bakhtinien », où les chevaliers de la table ronde du goulag scientifique hésitent entre une éthique stoïcienne (inspiré par La Boétie et son essai De la servitude volontaire, qu’on trouvait en traduction russe) et une éthique chrétienne inspirée par les cycles médiévaux du Graal.

Les polémiques Sakharov/Soljenitsyne/Etkind

Mais quelles étaient les raisons de la polémique avec Sakharov ?

Que le père de la bombe à hydrogène, académicien, fût devenu un résistant au communisme, un dissident qui participait aux petits piquets de dissidents devant les tribunaux soviétiques quand on jugeait un autre dissident fut un miracle, un exploit de la conscience humaine, un immense embarras pour le pouvoir, et un élément décisif dans sa chute. La polémique entre Sakharov et Soljenitsyne a été un des grands moments du siècle, selon moi. Sakharov était partisan d’un socialisme à visage humain, il défendait les idées de la « convergence23 ». Soljenitsyne plaidait pour une résistance personnelle. Chacun devait par sa foi et ses convictions cesser de mentir car seul le mensonge garantissait encore la survie du système de l’Urss.

Le titre de son petit opuscule « Vivre sans mentir » (en russe quatre syllabes en tout !) ressemble à Soljenitsyne car il est bref et violent comme un boulet. Les deux athlètes de la dissidence s’opposaient en ce sens que l’un appelait à une résistance collective alors que l’autre invitait à une résistance personnelle.

Dès l’automne 1956, j’avais été témoin d’un acte de dissidence devant plus de mille étudiants rassemblés dans la salle des Actes de l’université Lomonossov. C’était une séance ouverte du Komsomol, et un étudiant plus âgé que les autres se leva pour dire : « Savez-vous, camarades, que chez nous il y a des chômeurs et des enfants qui crèvent de faim ? » Je me rappelle le silence glacial, puis la violente indignation d’une activiste accourue au pupitre. « Chômeur » était un mot réservé aux pays capitalistes. L’audacieux fut expulsé, après avoir défendu son point de vue pendant une ou deux minutes. J’ai raconté cet épisode à un colloque organisé par l’ambassade de Pologne à Paris en décembre 2006 pour fêter le soixantième anniversaire de l’année 1956 : en Urss aussi il y eut des actes de résistance, mais minuscules…

Efim Etkind, un ami de Soljenitsyne qui a enseigné comme vous à Nanterre lorsqu’il est arrivé en France, a joué indiscutablement un rôle de passeur.

Efim Etkind24 était un grand lecteur, un esprit généreux qui a beaucoup compté pour moi depuis son expulsion en 1974 de l’Urss et son arrivée parmi nous. C’était aussi un vieil ami de Soljenitsyne. Mais le conflit violent qui opposa les deux personnages russes était si fort qu’il les sépara. Il est l’auteur de la formule injuste « un ayatollah russe », il a accusé Soljenitsyne d’antisémitisme. Shimon Markish, un autre de mes amis, et grand philologue, fils du poète Markish assassiné par Staline, l’a aussi accusé. Je crois qu’ils ont tous deux tort. Pour Soljenitsyne, les peuples ont une conscience, une personnalité quasiment mystique. Soljenitsyne a un profond amour pour le peuple juif croyant, pour Israël. Mais une incompréhension des juifs non pratiquants, sécularisés, devenus russes récusant le peuple russe. Dans son ouvrage Deux siècles ensemble25, une histoire des relations entre Juifs et Russes depuis le troisième partage de la Pologne (qui fit entrer dans l’empire un grand nombre de nouveaux sujets juifs), en passant par les « colonistes » de Nicolas Ier (enrôlement forcé des jeunes garçons juifs dans une armée spéciale), par la longue « question juive », le refus de l’égalité juridique par l’ancien régime, l’entrée massive de jeunes juifs dans les rangs de la révolution, la part prise dans l’avènement du communisme, la direction des camps, puis l’antisémitisme stalinien, le « complot juif », le poète Markish assassiné, l’émigration massive des années 1970 et 1980… L’ouvrage s’achève par une perspective quasi messianique : les deux peuples se sentent élus, et l’Alliance pourrait à la fin des temps se faire entre eux !

Autrement dit, il y a toujours une part de religieux et même de théologique dans la réflexion de Soljenitsyne. Cela Etkind ne pouvait pas le comprendre, il était un fils des Lumières, et les Lumières en Russie ont pris une coloration messianique elles aussi. Excellent connaisseur des lettres françaises ou allemandes, il ne pouvait pas sentir la part religieuse de la culture française, Pascal ou Bloy, ou Claudel (dont l’Annonce faite à Marie avait pourtant été traduite en Urss dans les années 1920). Ce cloisonnement moral et intellectuel a eu raison de l’amitié entre Soljenitsyne et Etkind.

Je viens de lire les mémoires du père Alexandre Shmeman, un prêtre orthodoxe qui a vécu à Paris et a eu plusieurs rencontres avec Soljenitsyne. Lorsque le romancier arriva à Zurich pour s’échapper d’Urss, il invita Shmeman dans sa demeure suisse, lui-même et toute la famille se confessèrent, avant la liturgie célébrée dans leur maison. Shmeman parle à plusieurs reprises d’un différend avec l’auteur de l’Archipel du Goulag, qu’il admire, mais dont l’assurance l’irrite, ainsi que son idéalisation de la communauté des « vieux-croyants » (qu’admirait tant Pierre Pascal). Les « vieux-croyants » sont des hommes qui ont dit « non » et qui, comme les protestants, allient vertu et succès économique. La foi d’un autre est toujours une question délicate, mais je crois que Soljenitsyne se refuse à une allégeance complète à l’Église. Après son exil américain, Soljenitsyne, rentré en Russie, a joué un rôle d’autorité morale, mais contestée par un pan de la société. Il y a même dans l’organisation de son propre travail, dans ses projets d’organisation de la vie russe quelque chose de méthodique, d’« allemand » (pour les Russes) qui en Russie irrite. Mais sans cette prodigieuse énergie tenue par une volonté sans faille ni répit, il n’eût pas été Soljenitsyne…

S’est-il intéressé aux écrits sur les camps nazis ?

Je pense que oui, mais il a tendance à penser que cela appartient à l’histoire occidentale et relève du péché occidental. Or la Russie a suffisamment de péchés à confesser… Des ouvrages comme ceux de Primo Levi n’ont été traduits que récemment, et d’une façon générale, la Russie ne partage pas l’intérêt exclusif que nous avons pour la Shoah. Sauf, bien entendu, un Vassili Grossman ou un Friedrich Gorenstein. Psaume26 est un livre colossal, que tous devraient lire en Occident, sur le massacre des Juifs par les Allemands en Biélorussie, véritable passage du fléau de Dieu sur ce malheureux pays.

Premiers contacts avec la dissidence intérieure

Vous êtes retourné en Russie en 1972. Comment s’est passé votre retour alors même que Soljenitsyne va être expulsé en 1974 ?

Dans l’avion militaire qui l’emmenait à Berlin, Soljenitsyne ne savait pas alors où il allait. C’est seulement au moment de l’arrivée qu’il a su qu’il atterrissait à Berlin. De plus, il ne savait pas non plus si sa famille pourrait le suivre. Le régime de Brejnev était un régime autoritaire, inefficace, et inepte. Il n’osait plus prendre de grandes décisions et ne pouvait libéraliser le pays car l’Urss s’écroulerait. Mon retour a eu lieu dans un pays gris. Heureusement, il y avait les dissidents. Je les ai connus grâce à Vadim Kozovoï, le mari d’Irina Emelianova, qu’elle avait rencontré au camp. Une de mes connaissances alors fut le peintre Sviéchnikov, un des rares peintres du goulag. Il faisait des petits dessins à la plume, à la Goya, représentant d’immenses espaces où sont coagulés des petits groupes de personnes. Ces groupes se situent sur une proéminence dans un mur ou dans un coin. C’est ainsi qu’il interprétait le monde de l’enfermement du goulag.

Par Vadim Kozovoï27, j’ai également connu le philosophe Mirab Mamardachvili, qui donnait un cours clandestin sur Descartes. C’était un enseignement socratique, dans la tradition de la maïeutique. Les écrits de Mamardachvili ne rendent pas bien compte de sa pensée, ils ont été élaborés à partir d’enregistrement. Dans le Moscou de l’époque, l’oral avait une place prédominante. Il y avait les bardes comme Okoudjava ou Galitch, dont la gloire était immense, entièrement propagée par des enregistrements repiqués à l’infini. Boulat Okoudjava était un Géorgien entièrement russifié, il m’a dédié un poème qui se tisse autour d’une opposition entre deux Georges : Georges Dantès qui a tué Pouchkine en duel et moi, qui aime la culture russe. J’en suis très fier !

Il y avait aussi Kim, un autre barde très populaire, dont j’ai fait la connaissance par l’historien Nathan Eidelman, un historien qui pratiquait également beaucoup l’oral, on se bousculait à ses causeries sur l’histoire russe, sur les décembristes ou sur Alexandre Herzen, l’ami de Michelet. Ses séminaires au musée Herzen, rue Sivtsev Vrajek à Moscou, dans le vieux quartier aristocratique de l’Arbate étaient des lieux de dissidence effervescents. Ces dissidences étaient d’ordre culturel, mais elles impliquaient aussi une dissidence politique qui s’exprimait dans la Chronique des faits-divers qui, sous ce nom anodin, rapportait tous les faits-divers de la résistance au régime. Le Kgb cherchait à confisquer tous les exemplaires ronéotés et à mettre la main sur toutes les personnes de près ou de loin impliquées dans la publication de cette revue. Peu nombreux mais obstinés, les dissidents utilisaient l’arme de la « publicité », glasnost en russe, bien avant que Gorbatchev en fît un de ses trois mots d’ordre : réforme, publicité, accélération.

Parmi eux se trouvait Gabriel Superfine, qui habite à présent à Brême où il a fondé auprès d’une université une importante archive de la dissidence. Il a été arrêté en 1974 au moment où Soljenitsyne est envoyé à Berlin, d’où il partira s’installer à Zurich. Par contre, Superfine fut envoyé au camp puis en relégation en pays kazakh, et je possède encore les lettres qu’il m’envoya du camp. Stupéfiantes, elles racontent son emprisonnement et sa relégation en une dizaine de pages. Je me demande comment elles ont pu échapper à la lustration, un exercice qui ne se pratiquait pas au fin fond du Kazakhstan avec autant d’efficacité qu’à Moscou. Il habitait dans une yourte et s’est marié avec une fille kazakhe. Mais plus tard Superfine a pris le chemin de l’Ouest.

Le décembrisme et Irkoutsk. Effervescences des milieux dissidents

Des années 1970 jusqu’aux années 1980 il y avait une effervescence formidable dans les petits milieux de dissidents. Mais il y avait de nombreux types de dissidence à l’intérieur. Au moins trois : la petite dissidence stricto sensu qui suivait l’ex-général Grigorenko et Sakharov ; la grande dissidence culturelle qui correspondait aux milliers de gens qui écoutaient les chansons d’Okoudjava. Et puis, troisième forme de dissidence, il y avait des gens comme Natan Eidelman, qui pratiquaient dans leurs publications et conférences, ce qu’on peut appeler « la langue d’Ésope », autrement dit l’allusion. Le conférencier parlait de la résistance des officiers qui s’insurgèrent le 14 décembre 1825 sur la place du Sénat (à trois cents mètres de mon petit appartement actuel dans Saint-Pétersbourg), le public entendait des allusions à la dissidence d’aujourd’hui… Un autre exemple étonnant fut le livre d’Arkadi Belinkov sur Tynianov et cette même révolte. La liberté en Russie, écrivait-il, ne dure que quelques heures, comme en décembre 1825, ou quelques mois, comme en 1917, de février à octobre… Une fois en exil, il fonda une revue, qu’il baptisa comme celle d’Herzen, La Nouvelle cloche. Je l’ai connu, invité, il se croyait traqué même en Italie par le Kgb, il eut un accident d’automobile étrange.

Le décembrisme est un sujet délicat : au début du communisme, on n’en parle pas, puis il se crée une école historique sur le décembrisme sous la direction de l’historienne Nietchkina. Modèles de révoltés, les grandes figures du décembrisme, envoyées au bagne, puis reléguées en Sibérie, ne devaient pas devenir des héros. Après Staline, on ouvre néanmoins des musées dans leurs anciennes demeures d’Irkoutsk, et ces musées reprennent vie maintenant. Irkoutsk, qui a toujours été une ville intellectuelle, est l’une des deux villes avec Vologda que les relégués, depuis l’ancien régime jusqu’à Staline, ont transformées en petites « Athènes ». Aujourd’hui Khodorkovski est au camp près d’Irkoutsk, mais plus loin encore… Vologda, au nord de Moscou, est la ville dans laquelle a grandi Varlam Chalamov, dont le père était un prêtre orthodoxe devenu aveugle qui s’est mis à douter de Dieu au point de fendre une icône dans un geste dostoïevskien, une scène dont son fils s’inspirera dans ses écrits.

La métaphore de la cloche, celle de la revue d’Herzen28 au xixe siècle, celle de Belinkov dans les années 1970, renvoie à l’idée de tocsin, c’est la cloche de la République médiévale de Novgorod la Grande, qui carillonnait pour convoquer le peuple au « viétché », l’assemblée qui exerçait une sorte de démocratie directe, comme à Athènes, ou comme dans les cantons primitifs de la Suisse encore aujourd’hui. Lorsque Soljenitsyne arrive à Zurich, il va presque aussitôt assister à l’une de ces landsgemeinde. Il en a laissé une description vivante et ironique, brillante : il voit des gens graves qui discutent des propositions de loi et votent tous à l’unanimité. Il se dit alors : « Serait-ce une démocratie à la soviétique ? » Mais, comme on en arrive ensuite au budget, plus personne n’est d’accord et les citoyens refusent un nouvel impôt. Ce qui fait dire à Soljenitsyne : « Ah non ! Ce n’est vraiment pas une démocratie à la soviétique ! » Ce tête-à-tête entre le grand dissident venu d’un empire immense et tyrannique avec un minuscule canton où survit la démocratie directe est touchant. Le thème des décembristes est très présent dans l’œuvre de Soljenitsyne, une de ses premières pièces, sur le goulag, s’intitule Les nouveaux décembristes.

À cette époque, lors de votre retour, vous restez à Moscou. Comment voyez-vous l’évolution de régions lointaines comme la Sibérie ?

Les dissidents voyageaient beaucoup à l’intérieur du pays car il y avait des jugements dans différentes villes. Des petits groupes venaient soutenir chacun de ceux qui devaient comparaître devant un juge. On ne les laissait presque jamais entrer, ils battaient la semelle dans le froid. De retour à Moscou, ils avaient des rendez-vous clandestins avec les correspondants étrangers. Cela dura jusqu’à ce que le régime envoie en résidence forcée le couple Sakharov dans la ville de Gorki (redevenue depuis Nijni Novgorod). Ils étaient libres, mais sans téléphone, et personne n’approchait d’eux, ils étaient comme pestiférés. Remarquons toutefois que Sakharov ne fut jamais chassé de l’Académie des sciences, dont il recevait les convocations aux séances… Même Staline avait laissé à l’Académie une certaine autonomie, exceptionnelle dans le régime.

À partir de 1974, à chaque voyage à Moscou, je voyais qu’elle se vidait de ses dissidents au « bénéfice », si l’on peut dire, de Paris ou New York. L’Urss mettait dehors les meilleurs représentants de l’intelligentsia, les écrivains Viktor Nekrassov29, Andreï Siniavski, Vladimir Maximov étaient à Paris, le poète Iosif Brodski à New York. Soljenitsyne était à Cavendish, dans l’État du Vermont, où il m’invita à venir le voir quand je passai un semestre sabbatique à Harvard, en 1987. C’était une sorte d’autodécapitation orchestrée par le régime, qui faisait mal au cœur pour la Russie, mais qui a joué son rôle dans l’effondrement final du régime. À l’époque, on installait au sommet de l’État soviétique une série de vieillards qui mouraient les uns après les autres, jusqu’à ce qu’arrive Gorbatchev. Au début, celui-ci ne se distingue pas vraiment des autres, il mène une politique contre l’alcoolisme qui donne des résultats grotesques : on arrache les très bons vignobles de Crimée, et la distillation clandestine fait un bond spectaculaire. Plus tard viendront les premières élections au Soviet suprême avec candidatures multiples, un événement considérable pour le pays et sa mentalité. Mais il restait un léniniste, et ce fut Eltsine qui scella le changement de régime.

Khardjiev et Chostakovitch

Il existe un personnage que vous évoquez en parlant de cette période, Khardjiev. Qui était-il ?

Nikolaï Khardjiev30 était un des personnages les plus étonnants à qui j’ai rendu visite, en compagnie de Vadim Kozovoï la première fois. Il avait été un ami de toute l’avant-garde, et il en était le gardien, tant de la mémoire que de textes, de tableaux, de dessins, qu’il cachait, empilés, sous son divan. Pour ne vous citer qu’un nom, il était l’ami intime de Casimir Malevitch, conservait plusieurs toiles et dessins du grand mystique pictural du « suprématisme », à une époque où Malevitch était un pestiféré pour l’art officiel soviétique. Aujourd’hui on voit le « Carré noir » au Musée russe de Saint-Pétersbourg, ainsi que toute une salle de Malevitch (combien d’autres exilés de l’intérieur sont « revenus », qui hier étaient proscrits : Filonov, Altman). On voit ses tentatives en fin de vie pour se soumettre à l’esthétique officielle, au réalisme soviétique sans y arriver. C’est poignant, comment l’aurait-il pu ? Khardjiev avait aussi toute la poésie symboliste, tous les petits livres futuristes, illustrés par Popova ou Bourliouk qu’aujourd’hui s’arrachent les musées comme le musée Pompidou. Il était un de ceux qui ont préservé le Mandelstam inédit, interdit, celui des années de persécution entre première et deuxième arrestation. Il avait élaboré la première édition du poète, qui attendit quinze ans l’imprimatur, et, comble du malheur, fut anathématisé et par Nadejda Mandelstam dans ses Mémoires, horriblement injustes envers Khardjiev. Mais dans le cercle rare des pestiférés du régime, on trouvait encore le moyen de s’anathématiser par le truchement du samizdat ou du tamizdat. C’est-à-dire des publications faites at home à la machine à écrire, sur des pelures presque illisibles, et dans les éditions de l’émigration à qui l’on envoyait en clandestinité des manuscrits qui revenaient souvent édités et malmenés par des éditeurs peu compétents… L’histoire de toute cette dissidence culturelle reste peu étudiée, il n’y a pas de grand livre d’ensemble, et pourtant quel feu l’animait ! Le cas de Malevitch est comparable à celui de Chostakovitch. J’ai vu Chostakovitch31 lorsqu’à Oxford on lui conféra en 1957, je crois, un doctorat honoris causa. Il était d’une nervosité affolante, et écouta en boutonnant et déboutonnant sans répit sa chemise les éloges en latin et en grec prononcés à l’anglaise que des laudateurs en toge lui adressèrent sous la coupole de la Rotonda depuis quatre chaires haut perchées. Son martyre (« ce n’est pas de la musique, mais du charabia » avait titré la Pravda en 1936 à la reprise de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk) autant que son adaptation ultérieure au régime (il fut élu député au Soviet suprême) étaient troublants. L’épisode de 1936 préludait évidemment à une arrestation, qui n’eut pas lieu. Mais le vide ainsi créé autour de lui, les hauts et les bas de sa carrière étaient une cruelle épreuve pour les nerfs, pour l’existence même. Le romancier Bek ou encore Droujnikov ont décrit ces affres de ce no man’s land où chacun pouvait se trouver à tout instant, et qui pouvait signifier mort ou sursis. La biographie de Chostakovitch donne lieu à de nombreuses interrogations, malgré les souvenirs qu’il a dictés à son biographe, Solomon Volkov. Mais la biographie de Gorki est encore plus mystérieuse, et toujours pas écrite, bien qu’un ouvrage récent l’éclaire un peu. Le jeu du chat et de la souris semble avoir été mené par Staline avec Gorki jusqu’au bout, le meurtre… Khardjiev est resté dans l’ombre, fidèle gardien d’une avant-garde qui avait été sacrifiée soit physiquement, soit moralement. Son deux-pièces de la rue Kropotkine (redevenue rue de la Très pure icône) était un lieu prodigieux, le personnage était énigmatique, plaintif, émouvant. Il émigra finalement à Amsterdam, fut dénoncé par la presse de son pays comme bradeur des trésors nationaux (lui qui avait sauvé tant de trésors de l’avant-garde), et pour finir quasiment détroussé par deux aigrefins qui ont vendu ses dépouilles aux musées royaux du pays (Vadim Kozovoï menait une croisade de réhabilitation de Khardjiev quand il est subitement mort, peu après Khardjiev lui-même)… Mais son culte est vivant et un grand ouvrage de souvenirs et études lui a été consacré en russe. En français, nous avons publié de lui une étude sur Maïakovski, parue à l’Âge d’homme32. Quand je dis nous, c’est à trois, avec Jacques Cattean, et surtout avec le grand ami, le grand « passeur », Vladimir Dimitrijevitch. C’est peu, Khardjiev était un homme de l’oral, pas de l’écrit. Comme d’ailleurs toute une génération d’érudits qui ont vécu leur passion dans la clandestinité des cuisines où l’on menait des conversations enflammées jusqu’au matin. Je me rappelle entre autres celle de Lev Kopelev et de Raïssa Orlova, son épouse : rendez-vous prodigieux de la culture russe de résistance. En 1970, j’ai publié d’eux un texte sur Soljenitsyne dans le Cahier Soljenitsyne de l’Herne, que Michel Aucouturier et moi-même avons coordonné à la demande de Dominique de Roux.

La poétique de l’espace de Joseph Brodsky

Pourrions-nous évoquer à présent l’écrivain de Saint-Pétersbourg Joseph Brodsky que vous avez connu plus tard ?

Je n’ai pas connu Brodsky en Urss. En revanche, j’ai fait sa connaissance par le biais du Samizdat. Un soir, on m’a passé pour la nuit le texte de sa grande élégie à John Donne, je l’ai recopié, émerveillé par l’ampleur envoûtante de ce texte qui donne à découvrir, à palper l’espace de la nuit, de la ville, du monde. Sa Grande élégie circulait largement sous le manteau. C’était l’époque où on lisait un livre par nuit, où l’on recopiait poèmes et prose interdits. Cette contrebande intellectuelle ajoutait une dimension extraordinaire à la littérature… La Grande élégie a donc été ma porte d’entrée dans l’univers de Brodsky, un univers dans la lignée des poètes métaphysiciens anglais du xviie siècle, comme Donne, qu’il appréciait tout particulièrement. Par contre, il ne connaissait guère la littérature française alors qu’il avait des amis français, en particulier l’archéologue Véronique Schiltz, à qui il a dédié de très beaux vers ; bref, il n’a pas voulu entrer dans la littérature française. Les écrivains et poètes qui constituent sa nourriture littéraire sont, outre les poètes anglais du xviie siècle, Auden, T. S. Eliot et surtout Orwell. Il obligeait tout le monde à lire les essais d’Orwell. Il donnait des sortes de leçons privées de poésie anglaise, et m’a fait découvrir Auden quasiment de force…

La poétique de Brodsky est une poétique de l’espace. D’où ses deux grands thèmes : un égrainement liturgique et obsessionnel de l’espace, et la traduction du temps et de l’histoire en espace. Le transfert d’espace, d’un empire géographiquement immense, l’Urss, à un autre grand espace et un grand empire, les États-Unis, forme plus précisément l’un de ses motifs majeurs. Comme j’ai traduit, avec beaucoup de jubilation intérieure, la Berceuse du cap de la morue33, j’ai été introduit de manière plus rigoureuse dans son atelier poétique, un mélange de classicisme, de prosaïsme et de familiarité qui peut voisiner avec la vulgarité. Le cap de la morue, en l’occurrence, c’est Cape Cod, au sud de Boston, dont il décrit les plages délaissées par le public en semaine, et l’égrènement lancinant d’un disque de Ray Charles.

Brodsky était fils de la cité néoclassique, mirage bâti sur un delta, de Saint-Pétersbourg. Avec ses parents, il logeait dans une kommunalka (appartement communautaire, c’est-à-dire grand appartement bourgeois d’avant 1917, où il y avait autant de familles que de chambres, parfois même plus, et cuisine commune), ils avaient une grande belle pièce, le fils avait son divan et sa table derrière un paravent. L’appartement avait un superbe balcon en encorbellement qui donnait sur l’église superbement néoclassique construite pour la Garde, dédiée à la Transfiguration, entourée d’un jardinet ceint de cent canons pris aux Turcs en 1928. Il est donc né dans l’espace martial et la beauté de Saint-Pétersbourg, et lorsqu’il arrive en Amérique, il y retrouve le classicisme, un néoclassicisme comme celui des Russes. Il adorait naviguer d’un espace à un autre. Je l’ai rencontré à Venise ou à Paris, à New York ou à Genève ; ou il est venu chez nous en Bretagne. Sa voix de diacre orthodoxe quand il récitait ses poèmes était à nulle autre pareille, cette incantation allant du plus grave au plus élevé dans le registre vocal conférait une gravité liturgique au poème, presque indépendamment de son sens et de son architecture.

Un autre thème qui lui tenait à cœur est celui de l’Antiquité. Il ne lisait ni le latin ni le grec, mais tout était traduit excellemment en russe, en particulier par notre ami commun Simon Markish, traducteur de nombreux ouvrages de l’Antiquité, « l’homme le plus génial du monde » disait Iosif. Il vénérait Markish parce qu’il avait par son truchement un contact direct avec la poésie latine et grecque. Dans les Lettres de la dynastie Ming, Tibère à Capri, Chelsea, Brodsky stylise à chaque fois l’Empire chinois, l’Empire romain ou l’Angleterre du xviie siècle. Mais ce n’est pas une poésie parnassienne, c’est un transfert dans l’espace et le temps, une translatio mundi comme il concevait le monde, une matière toujours en agitation sémantique. Tibère, le tyran cloîtré sur son île d’où il soumet le monde entier à ses caprices les plus intimes, s’était prolongé dans Staline et se prolongera dans le futur avec un Tibère électronique. D’où cette pièce que j’ai traduite, Marbre, dont le titre même trahit sa « jalousie » vis-à-vis de l’Antiquité. À l’époque tout était de marbre alors qu’aujourd’hui nous sommes en béton. Le marbre sculpté, avec les plis de la vie, le mouvement de la toge, c’était le secret de l’Antiquité. Dans la pièce Marbre, deux personnages sont emprisonnés à vie dans une grande tour d’un kilomètre de haut, à Rome. La raison de leur détention perpétuelle ressortit à leur romanité : l’un est trop romain, l’autre ne l’est pas assez. Pour leurs distractions, ils ont droit à contempler des bustes en marbre, ils commandent leurs « classiques » par une espèce d’interphone et ils ont le droit de changer de bustes (des poètes) selon leur volonté, mais dans le cadre d’un chiffre invariable. Nourriture, déchets et bustes arrivent et repartent par un monte-charge. Le plus « barbare » des deux imagine sa fuite, et la réussit, en se laissant glisser dans l’immense monte-charge, et en atténuant le choc et la menace des glaives du « hache-viande » qui l’attendent au fond du tub par un matelas. Il parcourt Rome, se rend à la Via della Gioia, mais finalement il rentre car sa place est la prison. L’idéal romain est l’effacement de l’homme, le devenir-marbre se transforme en un devenir-ombre, et finalement c’est le plus romain des deux captifs de la tour qui, en se suicidant par excès de tranquillisants, réalise cet idéal, s’efface de l’écran de la vie. Ainsi s’achève ce que j’ai appelé « le voyage ironique en Antiquité ». Brodsky est mort du cœur à cinquante ans, comme un héros antique à qui la vieillesse est interdite.

Brodsky est-il lu en Russie aujourd’hui ?

Tout poète est davantage lu en Russie que chez nous. Brodsky est lu, vénéré, mais sans doute aussi victime de cette vénération. Et également d’une gestion trop étriquée de ses droits par le fonds Brodsky. Une biographie de lui par son ami et poète Lev Losev vient de paraître en russe, mais elle est comme corsetée par ces limitations. L’appartement du boulevard des Fondeurs doit devenir musée. Brodsky est un fils poétique d’Anna Akhmatova, qui avait d’emblée décrété qu’il avait un don de Dieu. Une expression qu’il reprendra à son compte lors de son fameux procès en 1965, quand il sera jugé pour parasitisme. Lorsque la juge lui a demandé sa profession, il a répondu : « poète ». Lorsqu’elle l’interroge sur son appartenance à l’Union d’écrivains, il répond par la négative. « Mais alors, qui vous a fait poète ? » – « Je ne sais pas, Dieu sans doute. » La poésie de Brodsky recherche l’anonymat du vestige, elle dénonce le despotisme, se moque des Tibère soviétiques, mais renonce à l’apostolat qui était longtemps le propre de la littérature russe. D’où la semi-condamnation qu’elle a encourue de la part de Soljenitsyne.

Renouer avec la Russie

La perestroïka

Venons-en maintenant à la perestroïka. Est-ce que vous avez pressenti tous les événements qui se sont succédé alors ?

Je suis presque tenté de me vanter. Lorsqu’on me demandait ce que je pensais de Gorbatchev, je répondais en 1985 que si Gorbatchev voulait s’honorer devant l’Histoire, il devrait téléphoner à Sakharov pour lui présenter ses excuses. Un an plus tard, Gorbatchev libéra Sakharov, et la perestroïka, c’est-à-dire la réforme du régime a commencé. Mais le régime était irréformable, et l’audace limitée de Gorbatchev a sombré avec le putsch avorté d’août 1991 mené par la vieille garde, et l’apparition d’Eltsine à la tête de la contre-offensive libérale. Au début Gorbatchev n’imaginait pas la fin de l’Urss, et il désirait un retour au léninisme, formule très ambiguë puisque Lénine avait éliminé ses adversaires manu militari, y compris les socialistes russes et les marins de Cronstadt. Mais c’était aussi un mot de code pour suggérer que le gouvernement ne s’inspirerait plus de Staline. De fait, la grande décision de Gorbatchev a été celle de ne pas utiliser l’armée pour contrer les mouvements insurrectionnels dans les pays satellites (en revanche, il y recourut en Lituanie et en Géorgie, mais de façon limitée). Je me rappelle la session du présidium du Parti en 1990 où il proposa des élections à candidatures multiples, elle était retransmise en direct à la radio pour la première dans l’histoire de l’Urss et littéralement tout le pays écoutait. Je remontais la rue du Conservatoire à Moscou, et par toutes les fenêtres ouvertes je pouvais suivre les débats en direct… Je me souviens de la boutade de Gorbatchev à un camarade qui ne croyait pas que la Russie fût prête pour des élections pluralistes : « Vous savez, depuis 70 ans nous devrions quand même être prêts ! » C’était un grand moment, comme le fut aussi le refus massif du putsch de la vieille garde par le peuple de Moscou en août suivant. Ajoutez à cela le bond prodigieux du tirage de toutes les grandes revues qui rivalisent dans la publication de textes interdits la veille, et vous aurez une petite idée de la fièvre qui s’empara alors de la société russe. C’était prodigieux.

À l’époque, vous commencez alors à voyager?

Oui je voyage dans toute la Russie. Je vais à Ekaterinbourg, qui vient de reprendre son ancien nom alors qu’elle s’appelait Sverdlovsk, à Samara, à Krasnoïarsk en Sibérie, où j’ai été invité par l’écrivain, Viktor Astafiev qui est une personnalité magnifique, complètement libre, un esprit frondeur, venu de la paysannerie sibérienne, toujours plus libre qu’en Russie préouralienne, un de ces écrivains dits « de la glèbe » qui, à la fin du régime, ont frayé le chemin à un retour aux sources morales du pays : paysannerie et christianisme (le même mot en russe). Il a décrit à sa façon, sans fard ni posture, la grande guerre pour la Patrie, comme disent les Russes, de 1941 à 1945, qui a été un tel massacre et une telle épreuve que la Russie ne réussit toujours pas à cicatriser cette douleur. Astafiev raconte la guerre au niveau du simple soldat ou encore de la vie d’un village soviétique perdu dans les espaces sibériens et qui est tombé au pouvoir de rufians (Triste polar). Krasnoïarsk était alors une immense cité soviétique dominée par les usines, et s’ouvrait à un capitalisme sauvage. Un premier sex-shop venait d’ouvrir, chose littéralement impensable la veille ! Je rendis visite à l’évêque, j’ai parlé avec un jeune prêtre que l’évêque envoyait à Norilsk, à deux mille kilomètres au nord, autrement dit presque au bagne… Je fis aussi une excursion avec un ami dans le Valdaï, ce château d’eau de la Russie d’Europe, au sud de la ligne Moscou-Pétersbourg, une immense région superbe qui retombe à l’état sauvage, désertée par ses habitants. Je passai une semaine à Tver (Kalinine), invité par l’évêque. Je découvris comment vivent les « gens d’Église », pour employer une expression du romancier Leskov. L’évêque était ukrainien d’origine, c’est pourquoi, tous assis à la table à l’heure du dîner, on chantait, après les chants religieux, à pleine voix des chants populaires ukrainiens. L’orthodoxie renaît et revivait déjà peu avant la perestroïka. J’ai vu de mes propres yeux cette renaissance en suivant par exemple une interminable journée de dimanche du père Alexandre Men34, que j’ai narrée dans Réforme. Assassiné en 1992, le père Alexandre travaillait comme cent personnes, il arrivait à six heures du matin et confessait une bonne centaine de personnes avant la Divine liturgie (la messe orthodoxe). Il commentait chacun de ses gestes en faisant une catéchèse continuelle, parce que les gens de toutes parts affluaient, mais ne connaissaient rien de l’orthodoxie. Après la messe, ce fut la célébration de cinq mariages. Le père prend alors un petit peu de repos dans une cahute en bois derrière l’église où il parle avec Lucile, mon épouse, et moi de Roland Barthes, dont il lisait un livre. Puis il repart pour des baptêmes, tant d’enfants que d’adultes, toujours avec une brève explication théologique, puis il célèbre l’office des morts et je découvre que pendant tout ce temps cinq cercueils attendaient à l’arrière de l’église… Selon la tradition orthodoxe, le couvercle n’était pas posé sur le corps légèrement embaumé pour « tenir » pendant trois jours. Dans la pénombre j’avais trébuché sur l’un d’eux. Là encore, chacun de ses gestes était précédé par une catéchèse relative à la question de la mort. Il était déjà quinze ou seize heures lorsque ses tâches touchèrent à leur fin. Men a joué un rôle immense dans la catéchisation d’une société entièrement ignorante du christianisme. Son assassinat reste non élucidé. En 1988, c’est le millénaire du christianisme en Russie. Il restait alors cinq monastères, maintenant il y en a 300 ou 400. L’église a retrouvé sa force, mais elle est parcourue de tensions très fortes entre une majorité qui veut plus d’espace public dans l’État, et presque un retour à une orthodoxie officielle (alors que, sous l’ancien régime, l’Église avait immensément pâti de ce statut) et une minorité active socialement et intellectuellement, qui tente d’ecclésialiser le monde sans contrainte ni pompes.

En lisant vos récits de l’époque, on a l’impression que cette renaissance vous touche profondément de manière personnelle ?

J’étais très impressionné par le fait que la perestroïka rendait la liberté à l’homme religieux. Le croyant avait certes survécu à tout, l’Église des catacombes avait existé, mais le croyant ordinaire était méprisé, il subissait des humiliations dans sa vie personnelle et professionnelle. Et l’immense majorité des gens considérait que l’église était un vestige à achever de détruire. Un peu partout on démolit des églises sous Krouchtchev, même en plein Leningrad ou Moscou ! Un poème de Brodsky, que j’ai traduit, évoque la destruction de l’église des Grecs dans sa ville natale.

Mais il y avait plus : sentir renaître la Russie, qui recouvrait la part interdite, exilée de sa culture, qui relevait les monuments, qui rétablissait un mode de vie à l’ancienne, pieux et modéré, était pour moi source de grande joie. Bien sûr les centaines de casinos rutilants, les sex-shops apportaient une autre sorte de libération. Et bien sûr l’orgueil national allait également dégénérer en nationalisme étroit, étouffant parfois aujourd’hui. Il est question dans la Russie de 2007 de faire des manuels d’histoire pour rendre à la Russie sa fierté, pour expliquer à l’enfant russe que la Russie n’est pas cet immense échec que décrivent les médias occidentaux… Mais la liberté intérieure reconquise ne va pas disparaître, la leçon des soixante ans d’autonégation et d’automassacre de la Russie soviétique reste encore, même si ici on propose de béatifier Staline et Raspoutine, et là d’enterrer Tolstoï en un lieu chrétien, alors qu’il a choisi le for de la nature, dans la forêt de Iasnaïa Poliana.

Quel fut le rôle de Soljenitsyne dans cette renaissance ?

Soljenitsyne n’est pas vraiment « en église », sa pensée religieuse, je le répète, est proche de celle des rebelles de la Vieille foi, il n’a pas joué de rôle précis dans la renaissance religieuse, mais dans la renaissance morale, oui, un rôle immense. Parfois de façon qui personnellement m’interloque : je n’ai pas compris que Soljenitsyne se déclare pour le rétablissement de la peine de mort, ça cadre si peu avec l’auteur du Premier cercle ! La renaissance religieuse en Russie passe par l’édition massive et la découverte des théologiens russes de l’émigration ; la théologie de Berdiaev est lue, mais sa philosophie de la liberté absolue et sa théologie peuvent sembler par trop personnelles. Berdiaev a surtout eu, me semble-t-il, un rôle pour les dissidents chrétiens sous le régime soviétique. Aujourd’hui, c’est plutôt le penseur Ivan Iline, dont les restes ont été rapatriés, comme ceux du général Denikine… Le théologien Serge Boulgakov35, dont un des grands thèmes est le lien entre une économie de la vie chrétienne et une économie de la société, et son organisation sociale est l’apport le meilleur pour la Russie d’aujourd’hui.

L’Église orthodoxe possède une forte verticale représentée par la hiérarchie et une transversale importante : les théologiens de l’émigration, les starets du xixe siècle. Le patriarche actuel est quelqu’un de relativement tolérant. Par exemple la confrérie du prêtre Guéorgui Kotchétkov, qui a formé des dizaines de milliers de catéchètes adultes, est tolérée et tient ses congrès annuels dans le nouveau centre élevé en plein centre de Moscou par Soljenitsyne. C’est un mouvement de catéchisation qui a des ramifications dans toute la Russie, et qui défend vigoureusement une conception ouverte, libérale de l’orthodoxie russe.

Saint-Pétersbourg

À ce moment-là, au cours de vos voyages et de votre installation à Pétersbourg, nouez-vous de nouvelles amitiés ?

Bien sûr, et cela aussi a joué un grand rôle dans ma vie personnelle. En 1989, je fais la rencontre d’Igor Vinogradov qui a repris le flambeau de la revue Kontinent, fondée par Vladimir Maximov en 1974 à Paris. Il avait participé à la rédaction de Novy mir du temps qu’elle était dirigée par le poète Alexandre Tvardovski et symbolisait l’espoir d’un socialisme réformiste d’inspiration morale dans le monde intellectuel soviétique. Ils étaient très oppositionnels. Peu après, mais à Pétersbourg, je rencontrai l’historien Iakov Gordine, un publiciste courageux, qui a été dans l’armée, a été acteur et a écrit des livrets d’opéras, des romans et une monumentale chronique des guerres de la Russie au Caucase. (Sa revue a publié un chapitre du premier livre de ma fille Anne sur la guerre en Tchétchénie.) Mais l’essentiel de son œuvre porte sur Pouchkine et sur l’époque de Pouchkine, en particulier les décembristes. Un autre de ses livres montre le rôle des « commissaires politiques » de Pierre Ier, des jeunes lieutenants envoyés auprès des généraux et qui représentaient l’œil et l’oreille du tzar. Un système qui fut repris par Lénine et Trotski plus tard, à la fondation de l’Armée rouge. Ses livres sur l’histoire russe posent de manière originale la question de la relation du pouvoir et de l’autorité en Russie, du système de la double commande, qui engendre automatiquement le despotisme.

Mon amitié avec Alexandre Arkhangelski, journaliste de talent, historien de la littérature, a joué aussi un grand rôle pour moi. C’est lui qui, en 1990, a publié mon livre sur Soljenitsyne dans la revue Amitié des peuples. Mon livre a donc été publié à presque un million d’exemplaires dans cette revue et comme c’était le sommet de la fringale de lecture des Russes à la perestroïka, on peut estimer que chaque exemplaire avait une dizaine de lecteurs… J’ai eu le bonheur de nouer bien d’autres liens d’amitié encore, y compris en dehors de la littérature. Je me suis installé à Saint-Pétersbourg parce que beaucoup de mes amis y habitent. Mais comme la rivalité entre Moscou et Pétersbourg est toujours aussi vive, j’ai un peu perdu certains amis moscovites. Les Moscovites ont raison de dire qu’il y a chez eux une énergie, une vitalité plus frénétique qu’à « Piter » (c’est le petit nom de l’ancienne capitale), c’est vrai du point de vue du théâtre, des éditions, des galeries d’art, des affaires, des boîtes de nuit. Les endroits branchés se trouvent à Moscou. Pétersbourg reste une capitale provinciale, mais le président Poutine, issu de cette ville, veut lui redonner vie : le transfert de la Cour constitutionnelle, la fondation d’une bibliothèque du président Eltsine, et surtout le transfert du siège de Gazprom en sont des preuves. Le président de Gazprom, M. Miller, veut élever sur la rive de la Néva, dans le quartier de l’Okhta, à l’est du centre historique, mais très près de ce centre et face à la cathédrale de Smolny, prodigieux exemple de baroque russe, une tour de 399 mètres, qui sera effilée comme un obus, toute en verre. Les esthètes de Pétersbourg sont en rage, Mme Matvéïenko, le gouverneur de la ville, est ravie, et le maestro Guerguiev, qui a construit une salle de concert prodigieuse et est en train d’élever un second opéra Mariinski, est pour… Enfin Pétersbourg est la ville-titre du grand roman d’Andreï Biély36, pour moi un des nœuds du mythe russe, de la littérature russe, de l’Europe russe, le siège de nos peurs et de nos enthousiasmes.

La littérature russe

Parlons pour finir de la littérature qui existe en Russie, de l’histoire de la littérature russe que vous avez entreprise avec d’autres et du projet intitulé Sites de la mémoire russe ? Existe-t-il aujourd’hui une nouvelle littérature russe ?

Autant qu’en France, c’est-à-dire que tout est brouillé. En Russie, la situation est la même. Aujourd’hui que Soljenitsyne termine son œuvre, il n’y a plus de grands ténors, il y a une littérature de la dérision postmoderne très lue par les jeunes, en particulier Viktor Pélévine, une littérature de kitsch historique, adulée par le grand public, en particulier B. Akounine. Comment découvrir alors dans la pléthore éditoriale d’aujourd’hui de nouveaux écrivains, ceux que j’aimerais faire traduire et publier chez Fayard ?

Je lis régulièrement les grandes revues, qui sont encore des voies de passage presque obligées pour la littérature (mais moins qu’au xixe siècle), et je les lis sur mon écran d’ordinateur, en allant sur un site vraiment unique au monde, qui est baptisé « Salle des revues » ; on y trouve les sommaires de tout et presque tous les textes. Je consulte des revues classiques mais aussi quelques nouvelles revues comme Nlo (Le Nouvel observateur littéraire) ou Réserve intouchable, ou encore une revue Le Nouveau messager de l’Europe, qui a repris le titre d’une grande revue du xixe siècle. Si la littérature est éclatée, les auteurs que j’aime, je suis tenté de les regrouper sous l’appellation de réalisme magique en me référant à Gabriel García Márquez. Un premier auteur est Mark Kharitonov37, né en 1937 et qui a commencé à publier au moment de la perestroïka. Il n’avait auparavant publié qu’un seul petit livre en 1974 que j’ai moi-même traduit, Une journée en février. Une pure merveille. L’histoire d’une rencontre, à Paris durant le carnaval dans un café sur le boulevard des Italiens, entre le chétif Gogol et son double ventru. Comme Gogol numéro deux lui apprend la mort en duel de Pouchkine, Gogol numéro un se souvient sous le coup de l’émotion de son dernier entretien avec Pouchkine au cours duquel ils se sont entretenus de l’art et de Dieu. Dans la Trilogie provinciale de Kharitonov, un historien reconstitue la philosophie d’un penseur qui vivait dans les années 1920-1930 et qui, faute de papier, écrivait sur des petits emballages de bonbons une philosophie qui pratique l’aphorisme par nécessité. Cette quête de l’intégrité dans un monde à jamais déconstruit véhicule de la magie : on y voit toute l’histoire de la Russie, le goulag, l’émigration, l’anarchie russes, mais comme dans un kaléidoscope.

J’aime aussi tout particulièrement Andreï Dmitriev38, qui est selon moi un autre réaliste magique ; son Livre fermé renvoie à un livre de Kavérine, originaire de Pskov comme Dmitriev : le livre de la vie se referme tragiquement sur le sacrifice du père pour le fils qui est visé par les tueurs de la mafia, mais le père lui-même était un rêveur à la russe, minable petit conférencier au planétarium de la ville, fils d’un prof de géographie qui avait frayé avec la bohême littéraire des années 1920 : tout se réduit comme peau de chagrin, et le livre se referme comme un film de Sokourov, sur le retour à une sorte de nirvana. Son Fantôme du théâtre est une sorte de songe d’une nuit d’été pendant la prise d’otages au théâtre de Moscou en 2001. J’aime aussi beaucoup Mikhaïl Chichkine et ses labyrinthes narratifs où se tressent un aujourd’hui minutieusement décrit et un hier légendaire, celui de Nabuchodonosor ou des antiques dieux païens de la Russie. Et puis Petrouchevskaïa, auteur de récits compacts où l’on sent physiquement la pression du socium sur l’individu, et de pièces de théâtre, comme le merveilleux Chœur moscovite, monté par Dodine au théâtre de l’Europe de Pétersbourg, ou encore la poétesse, philosophe, théologienne Olga Sedakova.

L’Histoire de la littérature russe, que j’ai entreprise il y a vingt ans avec Vittorio Strada, Ilia Serman et Efim Etkind (qui n’est plus là), est presque à son terme, mais il y aura encore un tome VII, transversale, c’est-à-dire thématique (la religion dans la littérature russe, les genres dans la littérature russe, la géographie de la littérature russe, etc.) plus un rattrapage sur la littérature contemporaine depuis la perestroïka. Les Sites de la mémoire russe est une idée que j’ai eue avec Alexandre Arkhangelski, influencé que j’étais par la lecture des Lieux de mémoire publiés sous la direction de Pierre Nora. Trois volumes de presque mille pages sont prévus. Le tome I explore tous les lieux auxquels s’accroche la mémoire russe. À commencer par quelque chose d’impalpable qui est le paysage urbain russe, l’histoire de la ville, les musées. L’Hermitage qui apparaît avec la volonté de Catherine II de se mettre au niveau des grands empires et royaumes, les grands musées de la fin du xixe siècle qui correspondent à la volonté de rassembler un héritage national d’art et de culture, c’est par exemple le musée Alexandre III, ou Musée russe à Saint-Pétersbourg, et puis la multitude des petits musées locaux, musées d’histoire locale qui datent souvent du milieu du xixe, mais poursuivent leur existence pendant toute la période soviétique et parfois sauvent les icônes de l’église voisine que l’on dynamite. C’est aussi la mémoire structurée par l’année liturgique, quatre carêmes et la fête du Manteau de la Vierge, le 4 octobre, venue de Byzance, et adoptée par le peuple russe avec une particulière vénération (c’est ce jour-là que tombe la première neige, parce que la Vierge recouvre la Russie de son manteau !). Combien de toponymes, combien de noms de famille liés à cette fête, dite en russe Pokrov. Universités et écoles, académies spirituelles, vestiges du paganisme dans les lieux sacrés, Russie exportée dans les capitales russes de l’émigration… Voilà le premier tome. Le deuxième tome portera sur l’histoire de la mémoire, et le troisième sur les mythologies et les pathologies anciennes et actuelles de la mémoire russe. À l’automne 2007 vient aussi de paraître un recueil de mes textes aux éditions lausannoises de l’Âge d’homme avec une sorte d’autobiographie intellectuelle, et des études sur les différentes grandes « clés » de la culture russe, dont une sur le réalisateur Alexandre Sokourov, à qui je voue une grande admiration, une autre sur Alexandre Alexéïeff, l’illustrateur génial des Frères Karamazov en 1928, de Gogol, d’Anna Karénine (parution posthume), mais aussi de Baudelaire et de Giraudoux. J’ai essayé de présenter en quelques pages la spécificité de la langue russe pour un public francophone, ce qui fait qu’elle inspire de telles « conversions ». Consacré à cette langue russe qui héberge une magie syntaxique et un mode quasi chamanique d’expression, ce livre s’intitule Vivre en russe.

Certaines personnes vous reprochent de ne pas être assez un universitaire. Le prenez-vous mal ?

Non, pourquoi ? Dans mes textes, j’essaie d’allier les résultats de mes recherches avec une tentative de divulgation plus large. Mais mes recherches ne sont pas exhibées sur le mode universitaire, j’en suis conscient. J’ai commencé par le symbolisme russe, et j’envisage de terminer par un retour au symbolisme russe, si Dieu me prête vie, bien sûr ! Le titre de ce livre en chantier sera Enfants des années terribles de la Russie, d’après un poème de Blok. Ce sera un livre sur une grande amitié littéraire, celle d’Alexandre Blok et d’Andreï Biély, dont je parle dans Vivre en russe.

J’ai été frappé par votre récent papier publié dans la revue Débat39. Votre lecture du livre de Littell renvoie à des questions partagées sur une Europe très abîmée.

Littell m’a pris aux tripes, bien que son esthétique onirique, qui voisine avec un surprenant cynisme, peut étouffer le lecteur. J’ai été frappé par le dialogue que son livre mène avec la littérature russe, pas seulement Vassili Grossman ou Anton Tchekhov. En somme il répond à toute une littérature qui a été une poétique de la compassion par une cruauté froide et monstrueuse. Inceste et holocauste s’entremêlent. Serait-ce le nouveau regard que nous portons sur nos horreurs intimes ?

La réflexion sur Russie-Europe débouche effectivement à l’étape actuelle sur une certaine tristesse. Aller vers une Europe sans la Russie me semble quelque chose de contre-nature, pour la Russie et pour l’Europe. Une frontière de vindicte ou d’indifférence mutuelle supprimerait la possibilité d’ériger des liens entre les deux poumons de l’Europe, le poumon orthodoxe, essentiellement russe, et le poumon occidental. Le traité Union européenne-Russie est en panne. La Pologne qui s’oppose au renouvellement du traité n’est pas la grande Pologne de la résistance morale au communisme soviétique, celle d’Adam Michnik, ou de Bronislav Geremek. D’un point de vue moral, cette stagnation est mauvaise. L’opinion publique russe sent qu’on lui tourne le dos et qu’on la caricature. Elle réagit par un nationalisme de nostalgie. L’Europe, elle, ignore la vraie trame de la vie russe. Il y a une tristesse à redouter que la Russie devienne toujours moins européenne. Elle peut d’ailleurs se tourner vers d’autres rivages. Sans ignorer les obstacles, je voudrais qu’on reprenne des deux côtés le chemin de l’unité, or l’unité culturelle a aussi besoin d’une unité morale, sinon politique.

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    Professeur de littérature et civilisation russes à l’université de Genève, traducteur et écrivain, il est notamment coauteur de l’Histoire de la littérature russe chez Fayard.

  • 1.

    Fedor Dostoïevski, les Démons (ou les Possédés), avant-propos de Boris de Schloezer, Paris, Le Club français du livre, 1951.

  • 2.

    David Rousset, l’Univers concentrationnaire, Paris, Éd. du Pavois, 1946.

  • 3.

    F. Dostoïevski, l’Idiot, Pierre Pascal (éd.), Paris, Garnier, 1979 ; les Carnets de l’Idiot, Paris, Gallimard, 1933.

  • 4.

    Id., le Journal d’un écrivain, Gustave Aucouturier (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972.

  • 5.

    Blaise Cendrars, Moravagine, Paris, Grasset, 1926 ; la Légende de Novgarod, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, 1996.

  • 6.

    Robert Schnerb, par Madeleine Schnerb, Clermont-Ferrand, 1964 (avec un témoignage signé de moi) ; Robert Schnerb, le xixe Siècle. L’apogée de l’expansion européenne (1815-1914), dans Histoire générale des civilisations, Paris, Puf, 1955.

  • 7.

    Destin de paysanne. Récit d’une paysanne russe, publié par Léon Tolstoï, Paris, André Mazon-Didier (éd.), 1945.

  • 8.

    Pierre Pascal, Avvakum et les débuts du raskol, Paris, Institut d’études slaves, 1938 ; la Vie de l’archiprêtre Avvakum écrite par lui-même, et sa dernière épître au tsar Alexis, Pierre Pascal (éd.), Paris, Gallimard, 1960.

  • 9.

    Sainte-Beuve, Port-Royal, Maxime Leroy (éd.), 2 t., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952.

  • 10.

    P. Pascal, Mon journal de Russie 1916-1918, Lausanne, L’Âge d’homme, 1975 ; En communisme. Mon journal de Russie 1918-1928, Lausanne, L’Âge d’homme, 1977 ; Mon état d’âme. Mon journal de Russie 1922-1926, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982 ; Russie 1927. Mon journal de Russie, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982.

  • 11.

    Boris Souvarine, Souvenirs sur Panaït Istrati, Isaac Babel, Pierre Pascal, Paris, Gérard Lebovici, 1985.

  • 12.

    P. Pascal, Pages d’amitié 1921-1928, Paris, Allia, 1987 ; les Grands courants de la pensée russe contemporaine, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971.

  • 13.

    Andrej Belyj, Symbolismus, Anthroposophie, ein Weg, Taja Gut (éd.), Dornach, 1997.

  • 14.

    Quatre poètes russes. Maïakovski, Blok, Pasternak, Essénine, Paris, Le Seuil, 1949.

  • 15.

    Boris Pasternak, Œuvres, Michel Aucouturier (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiades », 1990 ; le Docteur Jivago, éd. illustrée par Alexandre Alexéïeff, Paris, Gallimard, 1958.

  • 16.

    Sur l’attrait de la tabula rasa : Mikhaïl Guerchenzone, Viatcheslav Ivanov, Correspondance d’un coin à l’autre, Lausanne, L’Âge d’homme.

  • 17.

    Robert Conquest, Courage of Genius: The Pasternak Affair, Londres, 1961.

  • 18.

    Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, Tsvetan Todorov (éd.), préface de Roman Jakobson, Paris, Le Seuil, 1965 ; Michel Aucouturier, le Formalisme russe, Paris, Puf, 1994.

  • 19.

    Vassili Rozanov, Feuilles tombées, Lausanne, L’Âge d’homme, 1984.

  • 20.

    Youri Lotman, Boris Ouspenski, Sémiotique de la culture russe, Françoise Lhoest (éd.), Lausanne, L’Âge d’homme, 1990.

  • 21.

    Anton Tchekhov, Nouvelles, Vladimir Volkoff (éd.), Paris, Le Livre de poche, 1993 ; le Violon de Rothschild, trad. par André Markowicz, Aix-en-Provence, Alinéa, 1986.

  • 22.

    Georges Nivat, Sur Soljenitsyne, Lausanne, L’Âge d’homme, 1974 ; Soljenitsyne, Paris, Le Seuil, 1980 (deux éditions en traduction russe).

  • 23.

    Andreï Sakharov, Sakharov parle, Paris, Le Seuil, 1974.

  • 24.

    Efim Etkind, Un art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982.

  • 25.

    Alexandre Soljenitsyne, Deux siècles ensemble. Juifs et Russes avant la Révolution, Paris, Fayard ; Deux siècles ensemble. Juifs et Russes pendant la période soviétique, Paris, 2003.

  • 26.

    Friedrich Gorenstein, Psaume, Paris, Gallimard, 1984.

  • 27.

    Vadim Kozovoï, Hors de la colline, Michel Deguy et Jacques Dupin (trad.), Maurice Blanchot (postf.), Henri Michaux (ill.), Paris, Hermann, 1984 ; Le monde est sans objet, Paris, Belin, 2004.

  • 28.

    Alexandre Herzen, Passé et méditations, 4 t., Daria Olivier (éd.), Lausanne, L’Âge d’homme, 1974-1981.

  • 29.

    Viktor Nekrassov, Carnets d’un badaud, Paris, Julliard, 1976.

  • 30.

    Nikolaï Khardjiev, Nikolaï Trenine, la Culture poétique de Maïakovski, Lausanne, L’Âge d’homme.

  • 31.

    Témoignage. Les mémoires de Dimitri Chostakovitch, Salomon Volkov (éd.), Paris, Albin Michel, 1980.

  • 32.

    Dimitri le passeur, Lausanne, 1984 (j’y ai publié une lettre à Vladimir) ; Vladimir Dimitrijevitch, Personne déplacée. Entretiens avec J.-L. Kuffer, Lausanne, Favre, 1986.

  • 33.

    Joseph Brodsky, Poèmes, Paris, Gallimard, 1987 (j’y ai traduit 5 poèmes) ; Marbre, G. Nivat (trad.), Paris, Gallimard, 2005 ; Yakof Gordine, Des voix dans les ténèbres. Joseph Brodsky et ses interlocuteurs, Paris, Éd. du Rocher, 2004.

  • 34.

    Alexandre Men, Un témoin pour la Russie de ce temps, Yves Hamont (éd.), Paris, Mame, 1993.

  • 35.

    Père Serge Boulgakov, Du verbe incarné, Constantin Andronnikov (trad.), Lausanne, L’Âge d’homme, 1982.

  • 36.

    Andreï Biély, Pétersbourg, trad. du russe par Jacques Catteau et Georges Nivat, Pierre Pascal (préf.), Georges Nivat (postf.), Lausanne, L’Âge d’homme, 1967 (j’ai aussi traduit, avec quel immense plaisir, Kotik Letaïev, 1973).

  • 37.

    Mark Kharitonov, la Mallette de Milachévitch, Marc Weinstein (trad.), Paris, Fayard, 1994. Id., Une journée de février, G. Nivat (trad.), Paris, Fayard, 1998.

  • 38.

    Andreï Dmitriev, le Livre fermé, Lucile Nivat (trad.), Paris, Fayard, 2004.

  • 39.

    G. Nivat, « Les Bienveillantes et les classiques russes », Le Débat, n° 144, mars-avril 2007.

Georges Nivat

Historien des idées et slavisant, traducteur spécialiste du monde russe.

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