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Un Desproges bien trop consensuel

On imagine que Desproges se serait révolté de la gentillesse avec laquelle le milieu des rieurs professionnels l’a encensé dix ans après sa mort. À peu près tout le monde revendique son héritage comme si celui-ci fournissait un brevet de « révoltisme ». Alors que les éditions du Seuil viennent de publier Tout Desproges en un volume, on peut s’interroger sur un consensus qui prête au malentendu. Tout d’abord, Desproges est un anarchiste impénitent qui ne supporte pas la politique (« Que choisir ? Mitterrand ou la gauche ? »), l’appartenance à des collectifs, la masse, l’ethnie, la communauté. Il n’a jamais cessé de se moquer des identités, ce qui vise les milieux professionnels (et d’abord la télévision, Christine Ockrent et Anne Sinclair en savent quelque chose) aussi bien que les milieux ethniques (à commencer par la communauté juive qui n’a guère apprécié le sketch sur les camps de concentration). Le plus surprenant est que les sketchs, où il évoque les « milieux » toujours limites et souvent blessants, apparaissent aujourd’hui moins choquants ou méchants qu’hier. Et comment parler de ceux qui visent les ingénieurs ou médecins spécialistes de la mort, de Louis Leprince-Ringuet à Sakharov (« Il n’y a jamais loin d’un cher Nobel à Tchernobyl ») ? Ceux qui pensent avoir la dent dure, dans le style Stéphane Guillon, feraient bien de prendre la mesure de la dureté de certains textes de Desproges.

Mais le malentendu réside surtout dans le talent spécifique de Desproges et dans l’histoire de ses liens avec la machine Télévision avant et après Berlusconi, avant et après la privatisation. D’une part, il se revendique comme un écrivain, comme un journaliste écrivain, il s’inscrit dans le sillage des Chroniques d’Alexandre Vialatte qui était aussi un traducteur de Kafka. Desproges est un homme de texte : les textes de « La minute nécessaire de M. Cyclopède » comme ses réquisitoires rédigés pour l’émission radiophonique « Le tribunal des flagrants délires » (géniale invention de France Inter dont le comique repose sur l’idée du tribunal, rappelant ainsi que le comique oscille entre plusieurs positions : celle du procureur (Desproges), celle de l’avocat (Luis Rego) et celle du juge (Claude Villers) qui est plus ou moins juste comme l’humoriste est plus ou moins drôle) en témoignent. D’autre part, cet homme de texte, de plume et de journal, a trouvé sa place dans une télévision en train de s’émanciper dans les années 1970 du carcan gaullien et du sérieux de la télévision d’État. Le coup de force très inventif du « Petit rapporteur », une entreprise collective où l’individualiste forcené cohabite avec Jacques Martin et Daniel Prévost (un déjanté plus rapide et corporel que Desproges mais moins littéraire), a consisté à retourner une télévision soumise au pouvoir contre le pouvoir et les politiques en mal de représentation, annonçant l’esprit Canal à la Antoine de Caunes. Aujourd’hui, le comique ciblant les politiques n’a plus guère d’acidité puisque l’anticonformisme est devenu banal et convenu. En revanche, les comiques contemporains n’en rajoutent pas contre les patrons de télévision et les figures mythiques du petit écran. Il ne faut jamais oublier que Michel Polac s’est fait « virer » pour s’en être pris à Bouygues son patron. La représentation politique fait plus aisément l’objet d’un rire cinglant que la représentation médiatique qui se prend très au sérieux et n’apprécie guère que l’on vienne casser les décors comme Jerry Lewis.

L’originalité d’un Desproges étant d’apparaître à la fois comme un déjanté corporel et comme un homme de langage à la télévision (dans les deux cas son originalité était de faire attendre la chute), il a contribué aux changements de mœurs de la télévision. Mais la suite du feuilleton ne lui aurait guère plu (Ardisson, Fogiel, Ruquier) et il ne se serait pas gêné pour les fustiger. C’est pourquoi, ceux qui se plaignent d’une censure rampante et d’un manque de liberté exagèrent. Se réclamer de Desproges pour se plaindre qu’on ne peut plus faire du Desproges relève de la mauvaise foi ou de la bêtise. D’ailleurs, juste avant sa mort, il est monté en scène où il a associé sa présence corporelle singulière et ses talents d’écrivain1. Il n’a pas quitté les studios de télévision pour la scène par hasard. N’est pas Desproges qui veut. N’est pas écrivain qui veut, n’est pas lecteur de Vialatte, de Blondin et d’autres qui veut… C’est très dur de faire le pitre intelligemment.

  • 1.

    J’ai analysé les deux spectacles de Desproges dans Éclats de rire. Variations sur le corps comique. Essai sur les passions démocratiques III : Charlie Chaplin, Buster Keaton, Jacques Tati, Les Marx Brothers, Laurel et Hardy, Jerry Lewis, Louis de Funès, Raymond Devos, Rufus, Pierre Desproges, Philippe Caubère et quelques autres, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2002, p. 259-272.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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