
Lire Mario Vargas Llosa
Les prises de position politiques de l’écrivains Mario Vargas Llosa lui valent régulièrement l’ire d’une partie de son lectorat. Si ses tribunes politiques témoignent en effet de sa droitisation, et parfois d’un certain aveuglement, ses romans continuent de révéler un écrivain autrement plus subtil, qui fait montre d’un art de la narration et d’un sens de la dérision remarquables.
Entré il y a peu à l’Académie française, Mario Vargas Llosa est un écrivain mondialement reconnu depuis plus de trente ans. On n’en finit pas d’énumérer les langues dans lesquelles sont traduits ses romans, mais aussi ses essais littéraires et politiques. Il est sans conteste devenu l’écrivain latino-américain le plus influent grâce à sa tribune, Piedra de toque, publiée tous les quinze jours dans El País et reprise ensuite par les plus grands quotidiens hispano-américains.
Si ses tribunes littéraires sont généralement appréciées, il en va tout autrement de ses tribunes politiques, qui, pour certaines, suscitent l’ire d’une partie de son lectorat. Ces lecteurs lui reprochent d’avoir tourné le dos à la révolution cubaine, d’avoir pris ses distances avec Sartre pour faire l’éloge de Camus, mais plus encore, à partir des années 1990, d’avoir dit son admiration pour les penseurs du libéralisme, d’Adam Smith à Ortega y Gasset, de Hayek à Popper et de Aron à Revel. Il lui est aussi fait grief de ses nombreuses critiques des gauches latino-américaines. À en croire ses détracteurs, il serait devenu un « homme de droite ».
Nul doute que certaines de ses prises de position permettent cette lecture. Après avoir été très hostile au projet d’intervention militaire nord-américaine en Irak, il a publié en 2003 un long reportage sur ce pays1, où il s’est dit au final convaincu du bien-fondé de cette guerre. Il a aussi méthodiquement recensé les erreurs et les impasses auxquelles ont conduit les politiques mises en œuvre par les gouvernements de l’Alliance bolivarienne et, ce faisant, il a mis en garde ses lecteurs contre les séductions des néopopulismes. Il s’est transformé en un propagandiste actif de candidats de la droite latino-américaine la plus rance aux dernières élections présidentielles au Chili, au Pérou et au Brésil. Il a ainsi apporté son soutien à Antonio Kast, un nostalgique du pinochétisme, à Keiko Fujimori, la fille de l’ex-dictateur mafieux Alberto Fujimori, ou encore à Jair Bolsonaro. À suivre ses contempteurs, le « grand écrivain » ne serait plus aujourd’hui qu’un « Nobel de l’indécence » qui aurait « touché le fond ». Face à ces « errements […], il ne nous reste[rait] plus qu’à cultiver, s’il n’a pas déjà tout gâché, les souvenirs de la lecture émerveillée de ses premiers romans 2 ».
C’est peu dire que de telles attaques font bon marché des différentes facettes du libéralisme de Mario Vargas Llosa. Nul doute que ce qu’il appelle lui-même ses « engagements sartriens » les plus récents doivent être critiqués, notamment ses derniers choix électoraux : considérer que Jair Bolsonaro aurait pu être un rempart contre les menées du futur dictateur populiste que serait Inácio Lula, témoigne d’une méconnaissance des réalités brésiliennes digne des Nord-Américains ou des Européens en mal de clichés sur l’Amérique latine qu’il a justement raillés3. On doit aussi déplorer sa cécité devant les questions sociales soulevées par les succès des politiciens néopopulistes, d’Alberto Fujimori jusqu’à Andrés Manuel López Obrador, en passant par les têtes de file de l’Alliance bolivarienne. Si ces hommes politiques sont des démagogues, il faut mettre en lien la morgue des élites dirigeantes et le sentiment de détresse des classes populaires qui les pousse à voter pour ces politiciens qui incarnent un possible renouveau. On peut néanmoins difficilement contester les errements dénoncés par Mario Vargas Llosa : la mise en place de bureaucraties parasitaires alliées à une corruption renouvelée, et les prurits autoritaires voire dictatoriaux de ces gouvernements.
Pourquoi ses détracteurs omettent-ils soigneusement ses engagements répétés en faveur des droits des femmes, des homosexuels, des migrants ou de la légalisation des drogues ? Souvenons-nous de sa tribune, Conducta impropia, parue en novembre 2017 en pleine affaire Weinstein. Il y affirmait sans ambages que ce producteur, comme Kevin Spacey ou Roman Polanski, devait être poursuivi par la justice. Il concluait que l’on pouvait être à la fois « un grand créateur […] et une immondice humaine ». Il a aussi non seulement défendu de longue date les libertés sexuelles, mais plus encore dénoncé le caractère structurel de l’homophobie ou du machisme en Amérique latine, ou au sein de l’Église catholique. Il ne s’est pas contenté de dénoncer les conduites ignobles des institutions avec lesquelles il n’a jamais eu d’affinités électives – l’Église catholique et les groupes néonazis latino-américains, dont il est devenu un critique acéré, le régime castriste ou les guérillas marxistes-léninistes. Il a été tout aussi critique face à des partis dont il s’est senti ou se sent proche : le Parti socialiste et le Parti populaire espagnols. Il en va de même de sa défense des droits des migrants ou de la nécessaire légalisation de la consommation des drogues. Ici encore, il s’exprime sans fard. Il dénonce tour à tour l’inhumanité des politiques migratoires européennes ou des États-Unis, et leur absence de sens des réalités : on n’arrêtera pas le flux de migrants fuyant des tyrannies ou des situations de chaos social, ce d’autant plus que les pays développés ont un besoin criant de main-d’œuvre pour toute une série d’emplois peu qualifiés. Sans s’aveugler sur les ravages en matière de santé publique causés par la consommation de stupéfiants, il rappelle que les politiques basées sur la prohibition n’ont jamais fonctionné, mais ont eu comme effet pervers de renforcer les marges d’action du crime organisé et son immense pouvoir de corruption.
On juge maintenant trop souvent ses romans à l’aune de ses prises de position politiques.
Mario Vargas Llosa n’est pas un penseur politique libéral à l’image de Raymond Aron. Ses tribunes sont celles d’un écrivain qui défend des principes libéraux et dont les « engagements » sont parfois aveugles aux faits. Les articles en faveur de Cuba et des guérillas dans les années 1960, puis de la révolution sandiniste au milieu des années 1980, ont les mêmes faiblesses que certaines de ses prises de position actuelles : la volonté de « s’engager » sans être très attentif aux réalités. Reste à prendre acte que sur toute une série de thèmes, notamment ceux de la défense des libertés fondamentales et des droits de l’homme, ses opinions sont fondées et rencontrent celles d’une gauche démocratique avec laquelle il a, par ailleurs, pris ses distances. Le paradoxe de l’écho rencontré par ses Piedras de toque est que celles-ci en sont venues à brouiller son image de romancier. On juge maintenant trop souvent ses romans à l’aune de ses prises de position politiques. Or leur lecture révèle à l’évidence un écrivain autrement subtil et inventif que celui de ses chroniques. Ce jugement fait consensus pour ses premiers romans, La Ville et les chiens (1963), La Maison verte (1965) et Conversation à la Cathédrale (1969), trois livres emblématiques du boom du roman latino-américain, comme pour d’autres devenus ensuite des classiques, La Guerre de la fin du monde (1981) et La Fête au bouc (2000). Ses derniers romans, Le Rêve du Celte (2010), Aux cinq rues (2016) ou Temps sauvages (2019) confirment ce talent. Les procédés d’écriture sont certes moins raffinés. L’expérimentation formelle, qui était au cœur de la construction de ses trois premiers romans, ne structure plus de la même façon ses œuvres postérieures. Apparaît en revanche, au fil des œuvres publiées à partir des années 1970, un sens de la dérision jusque-là absent. Son goût et son art de la fiction, ce qu’il appelle « la vérité des mensonges », restent à l’évidence au centre de son art. Mieux, ses derniers romans viennent mettre en question certaines de ses pétitions de principes néolibéraux. Le Rêve du Celte décrit les méfaits de la collecte du latex en Amazonie, alors que Mario Vargas Llosa fait par ailleurs l’apologie des avantages comparatifs de la division internationale du travail. Enfin, Temps sauvage, écrit parallèlement aux articles où Mario Vargas Llosa ferraille contre les expériences néopopulistes en Amérique latine, étonne. L’écrivain péruvien réussit le tour de force de réinventer le Guatemala de Jacobo Árbenz, militaire emblématique du populisme des lendemains de la Seconde Guerre mondiale, en se conformant à tous les clichés d’une histoire apologétique de la période Árbenz. Pour autant, le roman, s’il écorne la vérité historique, est une réussite. Ses personnages, comme l’intrigue, captivent. S’il faut prendre la liberté de critiquer Mario Vargas Llosa pour certains de ses « engagements sartriens », il faut aussi savoir être attentif à son art du roman et saluer un immense écrivain.
- 1. Mario Vargas Llosa, Journal de guerre [2003], trad. par Annie Vignal, préface d’Albert Bensoussan, Paris, La Martinière, 2022.
- 2. On trouvera dans l’article de Ludovic Lamant un très bon exemple de ces critiques, « Mario Vargas Llosa, Nobel de l’indécence. Quand un grand écrivain touche le fond », Revue du Crieur, no 20, 2022, p. 144-159.
- 3. On verra sur ce point son remarquable Sueño y realidad de América latina, Lima, Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 2009.