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Marc Ferro en 2012. Via Wikimédia.
Marc Ferro en 2012. Via Wikimédia.
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Marc Ferro, un historien libre

juin 2021

La disparition de Marc Ferro, en avril 2021, est l’occasion de revenir sur l’œuvre et le parcours atypiques de cet historien français. Résistant puis maquisard, il fut un observateur lucide des mouvements d’indépendance en Algérie comme des révolutions d’octobre en Russie, mais également un documentariste prolifique, à qui l’on doit l’émission hebdomadaire Histoire parallèle.

Né en 1924 et mort le 21 avril 2021, Marc Ferro fut l’un des historiens les plus imaginatifs et innovants de sa génération. À la différence de beaucoup de ses pairs ayant eu un « parcours d’excellence », Ferro eut, jusqu’à son arrivée au CNRS en 1960 puis à l’EHESS en 1962, une trajectoire atypique. Fils d’une mère juive ukrainienne, modéliste dans une des premières maisons de haute couture à Paris, et d’un père agent de change italo-grec qui mourut quand il avait 5 ans, Ferro étudia de la seconde à la terminale au lycée Carnot à Paris. Merleau-Ponty y fut son professeur de philosophie, et il s’y lia d’amitié en terminale avec un futur philosophe, Claude Lefort, qui devint un grand admirateur de son œuvre sur la révolution russe. Il disait à leur propos : « On avait vite compris à entendre le premier dialoguer avec le second qu’on était largué. Avec d’autres on jouait au morpion au fond de la classe ! » Tout Marc Ferro pouvait être dans cette ironie vis-à-vis de lui-même.

De l’Algérie à l’URSS, le refus des explications manichéennes

Il fuit en zone libre avec sa mère en 1942, où il rejoignit un réseau de résistance. Sa mère arrêtée et déportée – elle mourut à Auschwitz en 1943 –, son réseau démantelé, il monta au maquis du Vercors en juillet 1944. Il participa ensuite à la libération de Lyon. Lorsqu’il évoquait par des bribes de récit ces événements tragiques, on était invité à une mise en sens puissante, sans pathos et toujours avec une pointe d’humour1. Ce ne fut qu’après cette expérience de guerre qu’il reprit ses études d’histoire et devint professeur, tout en se faisant coller à l’agrégation cinq ou six fois, dont deux fois par Braudel, président du jury. Au départ professeur dans des lycées catholiques, il enseigna ensuite comme « délégué rectoral » dans des établissements publics de la région parisienne – Lakanal à Sceaux, puis Henri-IV à Paris. Sa femme, Vonnie, et lui acceptèrent en 1948 des nominations à Oran en Algérie, seule solution pour avoir des postes dans la même ville, lui comme professeur d’histoire, elle comme professeure de lettres.

Cette expérience oranaise (1948-1956) fut l’occasion d’un nouvel apprentissage politique après celui des années de guerre. Arrivés à Oran, sa femme et lui découvrirent pas à pas la situation coloniale, ses complexités, ses injustices et ce qu’elles avaient de parfaitement insupportables, sans pour autant se faire d’illusion sur le camp dit « progressiste ». Sans tambour ni trompette, Ferro jugea, scruta, soupesa. Il se fit son opinion sur les mœurs autoritaires et machistes de certains indépendantistes. Il repéra très vite les aveuglements des communistes lors de son bref passage par le Mouvement de la paix. Si les communistes dénonçaient le procès fait aux époux Rosenberg, accusés d’espionnage et condamnés à mort aux États-Unis, pourquoi ne s’offusquaient-ils pas du sort fait au même moment à Slansky à Prague ? Ferro pensa à rebours : « L’action équitable d’un mouvement de la paix consistait à vouloir sauver à la fois Slansky et les Rosenberg2. » Au contact de membres de l’Union démocratique du manifeste algérien, il participa à la fondation de la Fraternité algérienne, mouvement qui en appelait à des « élections honnêtes et des discussions entre le gouvernement français et tous les partis politiques3 ». Il publia à cette occasion, en novembre 1955, un article dans L’Oran républicain, « Indépendance, intégration, fédéralisme, inter-souveraineté : que valent ces solutions4 ? ». Il y prit position contre la politique du gouvernement français, sans soutenir pour autant l’indépendance car il craignait les massacres qui eurent effectivement lieu après5. Jamais, lors de ces années oranaises, il ne succomba aux facilités des aveuglements simplistes et des explications manichéennes. Une manière d’agir et de penser qui structura par la suite toute son œuvre intellectuelle.

De retour en France en 1956, frappé par la méconnaissance dont faisaient preuve les observateurs face à la guerre d’Algérie, comme par l’aveuglement face à l’URSS, Ferro se lança dans une thèse très inspirée de ce double constat : « La révolution d’Octobre et l’opinion », sous la direction de Pierre Renouvin. Si ce travail donna lieu à un petit livre passionnant, L’Occident face à la révolution soviétique6, Ferro ne tarda pas à s’intéresser aux révolutions russes de 1917 pour elles-mêmes, celle de février, comme celle d’octobre. Ce fut là le sujet de sa thèse d’État, et la matière des deux magnifiques volumes de La Révolution de 19177. Il fut le premier à étudier la révolution russe d’un point de vue d’histoire sociale avant que cela devienne une mode, notamment aux États-Unis.

Ferro eut le sens des archives inexplorées.

Mais Ferro écrivit aussi pour remettre en cause les discours militants et les certitudes – « pro » et « anti » – sur les révolutions de 1917. Pour ce faire, il eut non seulement le sens des archives inexplorées : ce furent ses premières réflexions sur l’utilisation des images du cinéma comme sources – notamment pour montrer comment certains soviets d’ouvriers étaient en fait des soviets de soldats et de marins acquis aux bolcheviks – et un entretien mémorable avec Kerenski8, mais aussi une capacité peu commune à débattre avec ses pairs historiens tout en prenant en compte les interrogations politiques, philosophiques et idéologiques soulevées par la révolution russe. Ici encore, il innova dans sa façon de prendre très au sérieux les travaux de Cornelius Castoriadis ou de Claude Lefort, deux philosophes qui n’étaient jamais allés ni aux archives, ni en URSS.

Ses thèses sur la révolution russe dessinèrent des perspectives nouvelles sur la naissance du régime communiste, comme sur son effondrement à la fin des années 1980. La plus célèbre, paradoxalement peu explorée, fut son analyse de ce qu’il nomma « la double bureaucratisation ». Nul doute que le parti bolchevik fit un usage systématique et massif de la violence et de la terreur, lui permettant de s’emparer « par en haut » des institutions révolutionnaires et de les subordonner. Mais Ferro souligna qu’à ne considérer que ces méthodes d’actions, on peine à expliquer la mise en place d’un régime totalitaire. Il invita à prendre en compte deux autres phénomènes. Le premier fut la nature de la société russe, dont les mœurs autocratiques firent le jeu des coups de force et des arrangements au sommet, dont les bolcheviks n’eurent nullement le monopole. Le second fut ce qu’il nomma la « bureaucratisation par en bas ». C’est-à-dire l’action des dirigeants et des membres des nouvelles organisations populaires dont les efforts pour pérenniser leurs fonctions et les avantages matériels et symboliques afférents les poussèrent à rallier les bolcheviks, seuls capables de barrer tout retour au passé. Ferro montra aussi comment le nouveau parti et l’horizon qu’il dessinait figurèrent un idéal auquel s’identifier, et la place que put avoir le ressentiment dans ces aspirations au nouveau et à la reconnaissance sociale de cette nouvelle classe bureaucratique. Ferro nous a ainsi donné de multiples pistes pour penser les expériences révolutionnaires, en sachant distinguer les révolutions d’inspirations démocratiques des mouvements totalitaires.

Ce sens de la complexité des phénomènes ne fut pas moins sensible dans ses livres sur le colonialisme9. Rien de plus subtil sur ce point que les analyses qu’il développa dans son introduction au Livre noir du colonialisme. Dans le sillage de Hannah Arendt et de sa comparaison entre nazisme, communisme et impérialisme colonial, Ferro remarque que le colonialisme ne fut pas seulement une idéologie raciste mais aussi l’action de groupe d’influence et des colons, ce qu’Arendt nomma « l’alliance de la populace et du capital ». Ferro pointa une dimension commune aux trois totalitarismes : « la participation plus ou moins active et consciente des citoyens à leur action, à leur succès, à leur faillite », tout comme « les massacres, la confiscation des biens d’une partie de la population, le racisme et la discrimination à son encontre10  ». Pas de colonialisme sans une myriade de bénéficiaires, grands et petits, de l’exploitation coloniale et des discriminations racistes. Ferro aborda enfin la question du ressentiment né du hiatus entre les objectifs « civilisateurs » – l’expansion des Lumières, la lutte contre la traite – et les pratiques racistes des conquérants, et de son poids dans l’histoire. Ses considérations sur la décolonisation et la naissance de nouvelles bureaucraties dans le tiers-monde approfondirent deux des intuitions majeures de ses études sur le communisme : le poids de la longue durée sur l’événement (en l’espèce, l’absence de mœurs démocratico-libérales lors de l’accès à l’indépendance des pays anciennement colonisés) et le rôle décisif de la conjonction de mouvements de bureaucratisation par « en haut », portés par les dirigeants des mouvements indépendantistes, et de ceux venus « du bas », nourris d’aspirations populaires à trouver une place dans les bureaucraties étatiques en gestation.

Les travaux de Ferro sur les trois grandes formes de totalitarisme, sa façon de mettre en lien le social et le politique, les actions des élites et celles des secteurs populaires, son attention à des phénomènes comme le ressentiment ou l’aveuglement sont des sources d’inspiration pour l’étude du xixe et du xxe siècles, et autant de manières fécondes de déchiffrer l’histoire du présent : les nouvelles rivalités impériales notamment entre la Chine et les États-Unis, les métamorphoses du totalitarisme en Chine, mais aussi les renouveaux dictatoriaux et populistes qui viennent contrecarrer des aspirations démocratiques peinant à prendre forme et à s’imposer.

Un historien cinéaste

Ferro fut parallèlement, au départ en marge de ses recherches, un historien cinéaste. Il le devint presque par hasard en 1964, en étant invité par Pierre Renouvin à répondre à sa place à une collaboration avec l’ORTF pour monter une série documentaire sur la période 1914-1944. Ce fut le début d’une véritable carrière, où Ferro non seulement participa à la réalisation de très nombreux documentaires11 mais aussi tint douze ans durant (1989-2001) un public en haleine avec son émission hebdomadaire, Histoire parallèle, dans laquelle il confrontait, semaine après semaine, les bandes d’actualités françaises et allemandes, soviétiques et nord-américaines, puis celles d’autres pays engagés dans l’histoire de la décolonisation et les débuts de la guerre froide. Cette confrontation d’images durait une vingtaine de minutes, suivie de débats entre des historiens ou des acteurs de l’époque encore en vie. Ferro était à l’évidence motivé par son souci de parler au plus grand nombre, comme en atteste aussi l’écriture de ses nombreux livres de vulgarisation sur l’histoire du xxe siècle12. Mais ce travail représenta aussi un moment d’élargissement de l’histoire. Comme il le dit dans des termes très inspirés de Merleau-Ponty, son intérêt pour les images tint à la découverte de leur pouvoir de révélateur. « Elles permettaient de découvrir le latent derrière l’apparent, le non-visible derrière le visible. Les sources écrites sont en effet le plus souvent au service de l’État et des partis, alors que les images peuvent montrer autre chose. […] La caméra révèle, innocemment quelquefois, le fonctionnement réel des hommes de pouvoir et des institutions. Même surveillé, le film témoigne. La caméra dévoile le secret, montre l’envers d’une société, ses lapsus. Elle atteint les structures13. »

On manquerait enfin un aspect capital des trésors que nous lègue Ferro si l’on ne soufflait mot de ses talents d’observateur distancié et ironique de son milieu. D’autres qui furent ses élèves ou ses collègues ont raconté sa générosité et son ouverture d’esprit. Nulle morgue mandarinale avec ses collègues plus jeunes ou avec ses étudiants. Il fut un homme de contact et d’ouverture, poussant des débutants à des recherches novatrices, les invitant à publier dans les Annales, qu’il dirigea pendant des années en les ouvrant à des sujets non conventionnels. Il rappela aux plus jeunes que lui aussi avait été un débutant, qu’il avait connu des échecs, qu’il avait pris plus d’une fois des chemins de traverse. Il eut aussi un chic tout particulier pour évoquer, avec un humour au final très bienveillant, les mesquineries mandarinales, les ego surdimensionnés, le conformisme vis-à-vis des puissants du moment. C’est de tout cela qu’il nous faut, non seulement nous souvenir, mais apprendre à hériter, chacune et chacun à notre façon, dans la liberté tranquille qui fut celle de Marc Ferro.

  • 1.On verra sur ce point ses entretiens avec Isabelle Veyrat-Masson, Mes histoires parallèles, Paris, Carnets Nord, 2011, et le bref texte où il évoque la résistance, « Au maquis du Vercors », dans Marc Ferro et Gérard Jorland, Autobiographie intellectuelle, Paris, Perrin, 2011, p. 15-21.
  • 2.M. Ferro, Mes histoires parallèles, op. cit., p. 90.
  • 3.Ibid., p. 94.
  • 4.M. Ferro et G. Jorland, Autobiographie intellectuelle, op. cit., p. 42-57.
  • 5.Voir ibid., p. 107-108.
  • 6.M. Ferro, L’Occident face à la révolution soviétique, Bruxelles, Complexe, 1980.
  • 7.Le premier, consacré à février, parut en 1967 ; le second consacré à octobre fut publié en 1976, ils furent ensuite repris en un seul volume en 1997 chez Albin Michel. En outre, Ferro battit en brèche les usages universitaires en n’hésitant pas à publier sans attendre la soutenance de sa thèse d’État des articles novateurs sur la révolution, comme sur « Les débuts du soviet de Pétrograd » (Revue historique, avril-juin 1960, p. 353-380) ou « La politique des nationalités du gouvernement provisoire » (Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 2, no 2, 1961, p. 131-165.)
  • 8.« Kerenski s’explique », La Quinzaine littéraire, 15-30 novembre 1966. L’entretien fut réalisé à Oxford en 1963.
  • 9.Voir M. Ferro, Histoires des colonisations. Des conquêtes aux indépendances (xiiie-xxe siècle), Paris, Seuil, 1994 et Le Choc de l’Islam, xviiie-xxie siècle, Paris, Odile Jacob, 2002 ; M. Ferro (sous la dir. de), Le Livre noir du colonialisme, xvie-xxie siècle. De l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003.
  • 10.M. Ferro, Le Livre noir du colonialisme, op. cit., p. 15-16.
  • 11.La liste en est donnée à la fin de M. Ferro, Mes histoires parallèles, op. cit., p. 361-368.
  • 12.Ferro fut un écrivain historien trop prolixe pour que l’on puisse, non seulement évoquer tous ses livres, mais surtout montrer comment certains thèmes, esquissés dès ses premières publications, cheminèrent au fil de ses ouvrages et devinrent la matière de livres à part entière. Toute leur force tint en outre à sa capacité à penser conjointement des expériences historiques en apparence aux antipodes. Ce furent ainsi tour à tour : Comment on raconte l’histoire aux enfants : à travers le monde entier, Paris, Payot, 1981 ; Les Tabous de l’histoire, Paris, NiL, 2002 ; Les Individus face aux crises du xxe siècle. L’histoire anonyme, Paris, Odile Jacob, 2005 ; Le Ressentiment dans l’histoire. Comprendre notre temps, Paris, Odile Jacob, 2007 ; Le Retournement de l’histoire, Paris, Robert Laffont, 2010 et Les Ruses de l’histoire. Le passé de notre actualité, Paris, Tallandier, 2018.
  • 13.M. Ferro, Mes histoires parallèles, op. cit., p. 251-253.

Gilles Bataillon

Gilles Bataillon est sociologue, spécialiste de l'Amérique latine contemporaine. Il est directeur d'études à l'EHESS. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Genèse des guerres internes en Amérique centrale (Belles lettres, 2003), Passions révolutionnaires : Amérique latine, Moyen-Orient, Inde (EHESS, 2011) et Violence politique en Amérique latine (Du Felin Eds, 2019). …

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