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Introduction. Penser les catastrophes

mars/avril 2008

Notre temps semble être celui non pas seulement de « la » mais des catastrophes, climatiques, économiques ou politiques, sociales ou médicales. Cette diversité de catastrophes non seulement nous oblige à les prendre en considération mais nous permet également de les penser et de mesurer les différents usages politiques qui en sont faits. C’est le défi que le « groupe 2040 » s’est lancé. À partir d’une rencontre à Esprit entre Jean-Pierre Dupuy et Frédéric Worms, discussion qui s’est poursuivie autour du micro du Bien commun à France-Culture, ce groupe s’est constitué en réunissant aussi bien des scientifiques que des philosophes, des anthropologues et des juristes. Pour relever ce défi, il a adopté la méthode des cas en approchant chaque catastrophe, sous un angle triple : celui des faits, celui des modèles (pour la penser), celui des enjeux, notamment éthiques, politiques, historiques.

Le temps des catastrophes n’est pas un temps comme les autres. Il importait de l’indiquer d’abord quant à l’avenir, qu’il dessine et qu’il menace de limiter. Nous avons choisi 2040 parce que cette année devrait marquer, à en croire certains experts, un tournant dans de multiples domaines (épuisement des ressources fossiles, réchauffement climatique entre autres) ; c’est pourquoi nous l’avons retenue, à la manière dont Orwell avait choisi 1984, c’est-à-dire comme horizon mi-réel, mi-mythologique, dans un but de réflexion et de sens global, comme une possible inversion du rapport à l’histoire en un sens fort. Mais c’est aussi le cas quant au passé. De nombreux événements semblent l’indiquer : quelques événements passés, tous exemplaires d’une catastrophe et d’une « régression » historique, convergent vers cette unification, le sida (puis la crise de la « vache folle », puis la perspective d’une pandémie d’origine aviaire, etc.) ; le génocide (qui n’est pas réductible à un seul des génocides qui ont eu lieu au cours du xxe siècle) ; le terrorisme (avec la date repère du 11 septembre 2001 mais aussi ses événements jumeaux qui ont suivi à Madrid et Londres, notamment) ; le réchauffement de la planète (dont les effets ne se feront pas sentir en une seule fois, mais par une série de catastrophes – élévation du niveau de la mer, multiplication des phénomènes climatiques extrêmes, sécheresses, canicules, tornades…). D’où un nouveau rapport au temps et à l’action, marqué non plus seulement par la mémoire mais par la réparation, pas seulement par la précaution, mais par la préparation.

Mais le temps de la catastrophe appelle d’abord une sorte de phénoménologie pour être décrit en lui-même, à partir de l’analyse des différents domaines où elle semble pertinente. Non pour en déduire une nouvelle idéologie – ou la dénoncer – mais pour préciser les termes d’un débat qui admet, comme le lecteur le constatera, des divergences internes. Ce qui réunit un tel groupe, c’est de prendre la catastrophe au sérieux. Parce que les usages des catastrophes sont nombreux et problématiques.

Chaque catastrophe n’est-elle pas par principe un événement absolu ? Non pas un risque un peu plus grand qui ébranlerait un peu plus la vie, et contre lequel il faudrait un surcroît relatif de protection, mais au contraire autre chose qu’un simple risque, qui menace jusqu’à l’existence de la collectivité, de l’espèce ou de la nature, et qui ébranle non seulement l’efficacité de la protection mais sa possibilité et ses principes mêmes, éthiques, juridiques, politiques ? En tant que rupture du cours ordinaire de l’histoire, subite et aux effets incalculables, la catastrophe atteint le statut d’événement pur. Une catastrophe est ce dont on se prémunit à défaut de le comprendre. Elle réoriente ainsi toute l’action vers la prévention jusqu’à faire perdre de vue autre chose que l’anticipation du mal ; on est au cœur de l’idéologie de la sécurité largo sensu. Le discours sur les catastrophes fait office de réorganisateur du discours politique et de l’action politique. L’idée de catastrophe semble occuper la place que remplissait hier l’idée de révolution. À travers elle on peut réarticuler la victimité, identifier les nouvelles attentes à l’égard du pouvoir.

Face aux catastrophes (ou plutôt aux discours sur les catastrophes), il faut tenter d’échapper autant à la lamentation qu’à la fascination, autant à la déploration qu’à la sidération. Nous n’avons voulu ni critiquer ceux qui font usage des catastrophes pour affirmer leur pouvoir (à la manière dénonciatrice de Naomi Klein dans The Shock Doctrine1), ni regarder la catastrophe en face comme l’horizon ultime de sens (à la manière esthétique d’Agamben dans l’État d’exception2), mais plutôt identifier des catastrophes dans les variations ou les séries (à la manière de Chateauraynaud et Torny dans les Sombres précurseurs3) entre les diverses catastrophes que nous pouvons observer.

Si la catastrophe « naturelle » – appelons-la ainsi en première approximation – ne trouvait pas dans l’expérience historique un puissant écho, elle n’aurait probablement pas l’importance qu’on lui donne. Mais la Shoah – qui signifie en hébreu catastrophe – a révélé l’effondrement de la communauté politique, la défection de l’imagination du semblable, c’est-à-dire du lien politique. Ce n’est pas là sa moindre énigme. « Nature » et « Politique » ne désigneront donc pas deux types de catastrophes, même si certaines paraissent plutôt « naturelles » (la pandémie, l’alimentation, la technique ou le nucléaire) et d’autres plus politiques (terrorisme, guerre ou krach économique). Non seulement chacune de ces catastrophes devra être étudiée, et prévenue – voire évitée ! – de manière concrète et différente, mais chaque catastrophe impliquera de manière différente, et sans les confondre, la nature et la politique. Nature et politique sont en fait, de manière à chaque fois différente, deux dimensions présentes dans chaque catastrophe, et permettant non seulement de les penser, mais de penser aussi le changement d’époque ou de moment dans lequel, ensemble, elles nous font entrer.

Le groupe réuni autour de « 2040 » (outre J.-P. Dupuy, A. Garapon et F. Worms, il comprend notamment C. Begorre-Bret, B. Chantre, A. Grinbaum, F. Gros, F. Keck), qui a déjà – avec le colloque de décembre 2006 à l’École normale supérieure, origine du présent dossier – organisé un séminaire régulier avec différents invités, envisage donc de poursuivre à l’avenir des activités, dont rien ne laisse penser que l’urgence doive diminuer.

  • 1.

    Naomi Klein, The Shock Doctrine. The Rise of Disaster Capitalism, Londres, Metropolitan Books, 2007.

  • 2.

    Giorgio Agamben, l’État d’exception. Paris, Le Seuil, coll. « Homo sacer II, 1. L’ordre philosophique », 2003.

  • 3.

    Didier Torny, Francis Chateauraynaud, les Sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’Ehess, 1999.