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Dans le même numéro

Des propositions françaises pour l’Europe ? (Table ronde)

février 2006

#Divers

À quelles conditions le rejet du traité constitutionnel par les Français peut-il constituer un « choc salutaire » pour l’Europe ? Cela revient à se demander si la France se trouve en position de relancer des propositions à ses partenaires et si le modèle national qu’elle représente peut inspirer une ambition commune aux membres de l’Union européenne.

Quel modèle français ?

Au sein de l’Europe, quel rôle la France peut-elle jouer, ou doit-elle chercher à jouer ? Y a-t-il une stratégie permettant de lier ses intérêts à une vision politique d’avenir ? Que peut-on dire du regard porté dans les autres pays européens sur notre « modèle » ? À quoi correspond la référence à une « exception française » aujourd’hui ?

Jacques Donzelot – Il existe en Europe trois modèles sociaux : le premier, dit bismarckien ou encore corporatiste, a été créé par Bismarck pour organiser la protection sociale et le droit du travail en Allemagne et en France. Corporatiste signifie qu’il défend les droits de la corporation et des travailleurs. Ce modèle s’oppose à celui qui est appelé scandinave ou social-démocrate qui organise la protection sociale à partir de l’impôt, c’est-à-dire à partir d’un vote décidé au parlement. Il s’agit donc d’une protection très fiscalisée, en opposition à la première, interne et mutualisée entre travailleurs. Le troisième modèle, celui du welfare minimum, est celui en vigueur en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Le modèle national-corporatiste est le modèle français : c’est-à-dire que la nation sert à défendre les corporations tandis que le modèle scandinave aligne plutôt une conception politique du social. Les pays qui ont suivi ce modèle se sont beaucoup mieux adaptés à la mondialisation et ont un taux de chômage très inférieur à celui de la France par exemple. La France a par ailleurs un discours très contradictoire d’universalisme allié à une pratique corporatiste, soit une défense universaliste d’un repli sur soi, une défense de soi au nom de l’universel. Cette position est l’étrange universalité française et ce n’est pas étonnant qu’elle n’ait pas une grande portée exportatrice. Ce modèle est d’ailleurs l’objet d’un certain amusement à l’étranger du fait de sa contradiction interne. Ces deux dimensions, corporatisme et universel, trouvent leur expression majeure dans le syndicalisme de la fonction publique. Ce que signifie le modèle social français pour les travailleurs, c’est qu’ils cotisent et qu’ils ont, de ce fait, des droits. Au contraire, pour un travailleur danois, son modèle social le conduit à penser que, s’il est au chômage, il reçoit beaucoup donc il a des devoirs (de retrouver un emploi). On touche ici au dévoilement des limites du modèle français.

Pierre Hassner – Je voudrais parler du rapport entre le modèle français, la crise française et l’Europe. On fait payer à l’Europe le problème national du chômage et de l’absence de croissance (puisque ces problèmes n’existent pas dans tous les pays membres, cela implique qu’ils ne sont pas causés par l’Europe). Cependant, je crois que se pose encore la question de savoir dans quelle direction l’Europe nous conduit, dans la mesure où n’existent pas encore de propositions issues du « non » français au projet de traité constitutionnel européen. En revanche, je me demande si l’on peut dire que la philosophie actuelle de l’Europe et de la Constitution n’est pas une cause indirecte de certains problèmes de la France.

Joël Roman – Il est étonnant de voir que, durant la campagne référendaire, le débat concernant le modèle social n’a pas eu lieu. Une bonne partie des questions concernant le modèle social a été au centre des discussions mais le débat sur ce point précis n’a pas eu lieu. Les deux modèles européens actuels, corporatiste d’une part et social-démocrate d’autre part, peuvent être considérés comme deux jumeaux d’un modèle plus large, le modèle européen, qui est un modèle de solidarité et de protection garanti par l’État. C’est cela l’Europe, même sans la Constitution. En revanche, le débat entre les deux modèles coexistants au sein de l’Europe n’a pas eu lieu. Dans les rhétoriques françaises actuelles reste toujours présent l’argument étonnant consistant à dire que les autres ne nous intéressent pas, et que la seule chose qu’ils pourraient faire de bien, c’est prendre de la graine du modèle français. On considère que le débat français possède une valeur structurante et doit être un modèle pour tout le monde. Cet argument est très présent chez les partisans du « non » français (c’est l’idée selon laquelle le « non » français va permettre de « réveiller » les autres pays membres), mais aussi chez certains partisans du « oui » français et étrangers qui veulent transposer le modèle de la technocratie française à l’échelle européenne. Pourtant, si le modèle est séduisant sur le papier, en raison de sa rationalisation et de son unification, il l’est beaucoup moins du point de vue de ses résultats. Après tout, le taux de chômage français ne se retrouve pas dans d’autres pays européens, la crise de notre système de sécurité sociale ou de notre système de retraites est intrinsèque : avant de vouloir imposer nos « solutions », nous pourrions d’abord regarder ce qui se fait ailleurs.

Marc-Olivier Padis – Le paradoxe de ces deux modèles (si on laisse de côté le britannique) est qu’en France on croit souvent relever du modèle social-démocrate, alors que notre étatisme, notre centralisation politique et le déficit de notre pratique de la concertation nous prouvent tous les jours le contraire… Ainsi, quand le nouveau Premier ministre a fait, parmi les mesures phares de son programme, une réforme du droit du travail, il procède sans aucune concertation préalable des syndicats, ce qui serait tout simplement impensable dans les pays véritablement sociaux-démocrates… La France est très atypique du point de vue de son modèle social au sein de l’Europe. C’est quelque chose de difficile à comprendre pour les Français, le point de vue commun se refusant à admettre que c’est bien la France qui est atypique, et non pas les autres.

Notre culture politique centralisatrice nous a fait également passer à côté d’un point intéressant du projet de traité constitutionnel, celui de la répartition des compétences. En effet, si le but du traité était de clarifier l’organisation institutionnelle d’un ensemble d’États engagés dans un rapprochement sans pour autant viser le saut postnational dans un système fédéral, alors la clarification des échelles de responsabilités entre ce qui demeure de compétence nationale et ce qui relève du supranational méritait de retenir l’attention. La répartition des compétences éclaire, en particulier, le lieu de responsabilité des politiques sociales. Un débat reste à engager ici : quelle est la bonne stratégie pour défendre les politiques sociales au niveau européen ? Faut-il maintenir des politiques sociales au niveau national, en considérant, comme Jacques Delors, que le social n’est pas une question technique mais une question relevant du contrat civique ? Ou faut-il organiser une convergence européenne, sachant que par exemple le parti socialiste français ne possède pas le même scénario à ce niveau que le parti socialiste européen.

Pierre Hassner – La perception traditionnelle en France (relayée par Jacques Delors ou Pierre Rosanvallon) est que l’Europe doit correspondre au domaine économique alors que le social doit rester du domaine de la nation. Mais l’Europe apparaît alors comme ce qui, au nom de la croissance ou de la stabilité économiques, met en danger les acquis sociaux nationaux. Elle ne peut avoir, dans ce cas, que le mauvais rôle… Pourtant, elle a su avoir un certain rôle de redistribution, qui a permis par exemple le développement de l’Irlande ou du Portugal. Cependant, il semble difficile d’avoir une véritable « Europe sociale » dans la mesure où la majeure partie des États membres refuse l’harmonisation fiscale. Il existe donc un vrai dilemme concernant le rôle social qu’il faut donner à l’Europe.

Le rejet de la constitution aura certes un effet de contagion, mais il sera plutôt négatif. Ainsi, l’espoir que le « non » français permettra à d’autres pays d’oser faire la même chose et de demander une Europe plus sociale n’aura pas lieu. En revanche, il me semble que le vote français a permis de lever un certain tabou concernant une insatisfaction envers l’Europe et envers le fonctionnement des institutions européennes et leur éventuelle inefficacité.

Je pense également que le « non » au référendum en France constitue un vote rétrospectif contre l’élargissement. C’est regrettable puisque l’Europe a contribué historiquement à pacifier et à démocratiser ses États membres et leurs voisins. Retirer aux pays candidats l’espoir d’entrer dans l’Union européenne pourrait donc les décourager dans leur volonté de se développer démocratiquement.

Enfin, je suis d’accord avec Timothy Garton Ash quand il affirme que l’Europe a besoin d’un « Blairac », ce qui signifie une position dans laquelle Blair se détacherait des États-Unis et Jacques Chirac serait moins soucieux de se poser en s’opposant. Il faudrait donc une union sur des questions comme la coopération internationale et le Moyen-Orient, sujets sur lesquels Anglais et Français sont plus proches entre eux qu’avec les États-Unis.

Guy Coq – Le débat sur la constitution aura permis de comprendre qu’il y a en effet plusieurs modèles sociaux en Europe, l’unification économique mène à des effets pervers s’il n’y a pas un certain degré d’harmonisation des modèles sociaux, un minimum de politique sociale de niveau européen. Traiter des questions économiques et des contraintes communautaires sur ce plan sans examiner les conséquences quant aux politiques sociales des divers États n’est pas acceptable. Il ne faut pas oublier que si les articles de la constitution sur les services d’intérêt général, le marché, la Banque centrale européenne ont suscité tant de critiques, c’est parce qu’ils ont été perçus comme porteurs de menaces sur le plan social. Il faudra probablement avancer sur le social, au niveau européen, avant de reprendre la question constitutionnelle. De même, il est discutable de voir dans le « non » un repli quasi xénophobe alors que le vrai problème préalable à la constitution était de savoir qui est l’Europe et si elle a des frontières.

Paul Garapon – De nombreux observateurs ont fait remarquer, pendant la campagne référendaire, qu’il fallait peut-être se poser des questions sur un modèle social sensé être parfaitement généreux et nécessaire mais qui produit toujours 10 % de chômage quand nos voisins, comme le Royaume-Uni, connaissent un chiffre moitié moindre. Ce que l’on appelle – de façon tout à fait révélatrice de l’état d’esprit des dirigeants français – traitement social du chômage, il faudrait peut-être le compléter par un traitement économique concentré sur les capacités d’initiative des entreprises, et par un allégement du poids de la fonction publique sur les comptes nationaux et de l’endettement, qui devra (comment ?) être assumé par les générations suivantes. Que la population active compte plus de travailleurs du public (55 %) que du privé (45 %) n’est pas sain, quand on sait que l’environnement globalisé affaiblit la capacité de l’État sur la scène économique. L’État paie (difficilement) les retraites, certes, et tout le monde est content, mais il n’a plus les moyens de politiques industrielles pourtant indispensables (les États-Unis, la Chine en ont de fortes, avec un secteur privé suractif…). Sur ce plan, dire « non » à l’Europe, c’est nous priver de capacités d’action qu’une mutualisation communautaire des efforts permet, quand le seul Hexagone en est désormais incapable. L’écart se creuse donc entre la France et ses voisins… et l’« exception française » risque fort de virer au cauchemar. Cette manie française de donner des leçons de maintien et de morale est insupportable. Quand Tony Blair met en balance le chèque anglais et la Pac favorisant les agriculteurs français et juge ces deux éléments aussi archaïques l’un comme l’autre (il a d’ailleurs le mérite de le reconnaître pour le chèque anglais), il a parfaitement raison : mais pour récupérer un vrai niveau de contribution anglaise, il faudrait lâcher du lest sur une Pac qui maintient en survie artificielle depuis des lustres nombre de nos agriculteurs…

Nous sortons manifestement affaiblis de cette consultation référendaire vis-à-vis de nos voisins et partenaires, qui nous voient un peu plus pour ce que nous sommes vraiment : un pays en assez mauvaise santé économique et qui vit en effet largement au-dessus de ses moyens – de vieux riches occupant un pays-musée auquel le président Chirac a fait perdre une bonne dizaine d’années à ne pas vouloir trancher, ni aller contre les Français quand il l’aurait fallu (« ce n’est pas en refusant de causer le moindre déplaisir aux Français qu’on gouverne ce pays », a dit en substance Raymond Barre qu’on interrogeait au lendemain du référendum). C’est ce qui s’appelle gouverner à l’opinion.

Comment faire changer cet état de fait, comment faire aboutir la réforme impossible ? Au Royaume-Uni, Tony Blair est parvenu à rénover la gauche travailliste et à instaurer une vraie gauche libérale : il faut pourtant reconnaître qu’il a bénéficié en cela du sale et brutal travail assuré auparavant par la Dame de fer, et qu’il pouvait alors faire repartir son pays du bon pied. En France, il ne faut bien évidemment pas songer aux méthodes thatcheriennes : le syndicalisme de barrage à la française (Cgt, FO, Sud, etc.), peu représentatif (le privé est peu syndiqué, le syndicalisme de la fonction publique est très actif), reste malheureusement majoritaire dans les esprits, au détriment du syndicalisme libéral d’accompagnement que l’on connaît en Allemagne et ailleurs. Il semble qu’en France, la logique du pourrissement l’emporte : on ne touche pas aux acquis, mais ce qui doit se reconstruire se reconstruit à côté. L’Éducation nationale va mal et ne joue plus suffisamment son rôle ? les écoles privées fleurissent (floraison des écoles de commerce, des entreprises de soutien scolaire, des prépas privées…) ; la Poste marche mal ? les transporteurs privés, les maisons de courses se multiplient et l’Internet fait le reste. Il reste que le chantier du prochain président de la République est celui du redémarrage économique, et qu’il devra pour cela ne pas se contenter de mesures de colmatage ou d’incitation : il faudra changer davantage, et oser toucher – un peu serait déjà bien – à l’essentiel.

Une crise salutaire ?

Quel résultat peut sortir du « non » français à l’échelle européenne ? La nature du projet européen en sort-elle clarifiée ? Quels sont les scénarios disponibles à l’échelle européenne pour orienter ou corriger le processus européen ? Quelles sont les stratégies possibles : grand marché ? Europe-puissance ? Fédération d’États-nations ? Coopération intergouvernementale ? Noyau dur ?

Joël Roman – L’idée de la crise salutaire était le seul argument à la limite recevable chez les partisans du « non » : la victoire du « non » devait obliger les dirigeants et les citoyens européens à se réunir et à discuter. C’était évidemment très risqué et, en outre, cela ne tenait aucun compte des travaux de la convention. Mais enfin, cela pouvait se défendre à la limite. Or, au lendemain du référendum, les partisans du « non » ont disparu du débat européen. Plus de crise salutaire, plus de plan B, plus de renégociation, plus de meilleure constitution. Le paradoxe est qu’aujourd’hui ce sont les partisans du « oui » qui sont obligés de se réapproprier cette question de la crise salutaire dans la mesure où la crise est là et que, si elle n’est pas salutaire, l’Europe risque de disparaître. Il me semble que le « non » de deux pays fondateurs a des conséquences très importantes sur le processus constitutionnel et l’ensemble de la dynamique européenne. On peut d’ailleurs voir aujourd’hui que c’est la zone euro elle-même qui est perturbée et que la monnaie unique n’apparaît pas aussi solide que prévu. Les négociations budgétaires, on l’a vu, sont extrêmement laborieuses et aboutissent à des accords a minima. Le projet de construction européenne vit une situation de crise parce qu’on ne peut ignorer le « non » de la France et des Pays-Bas, deux pays fondateurs, et on ne peut arrêter le processus sans insulter les autres Européens (rappelons que la constitution a été approuvée par tous les autres pays qui se sont prononcés et par une majorité d’Européens). L’avenir de l’Europe sera celui d’une union beaucoup moins exigeante, beaucoup moins contraignante, limitée sans doute à une simple zone de libre-échange, ce que voulaient les opposants néolibéraux au traité. Étrange victoire pour le « non » de gauche. Toute autre perspective va demander beaucoup de temps et d’efforts.

Gil Delannoi – N’assiste-t-on pas à la fin de la construction européenne par l’économie ? N’est-il pas nécessaire de trouver d’autres moyens ? Car si la construction européenne se poursuit par l’économie, la voie de la dérégulation interne à l’Europe semble durablement impopulaire. Et pour faire du libre-échange bloc contre bloc dans le monde, une Europe totalement intégrée n’est pas indispensable. D’autre part, l’idée de la subsidiarité ne peut pas être confiée uniquement à une bureaucratie centralisatrice qui réglemente par des directives. Il y a là une contradiction entre le but et les moyens. Les deux perspectives qui restent se situeraient alors sur le plan diplomatico-militaire et sur le plan de la démocratie interne, deux domaines dans lesquels l’Europe a des progrès à faire.

Pierre Hassner – Je ne suis pas sûr que les habitants des pays membres souhaitent des améliorations dans ces domaines. J’en veux pour preuve le fait que les sondages réalisés pendant la guerre d’Irak révélaient certes une volonté de se détacher des États-Unis mais aucunement un désir d’augmenter le budget militaire. J’espérais, moi aussi, que la guerre en Irak allait permettre une convergence des pays européens mais je crois malheureusement que nous en sommes maintenant plus éloignés que jamais.

Guy Coq – La crise sera salutaire pour l’Europe et pour la France si elle entraîne un abandon par les politiques de l’instrumentalisation de l’Europe. Elle est salutaire si la conséquence tirée conduit à inscrire l’Europe dans les projets et les débats de politique intérieure nationale. Du point de vue institutionnel, cela impose d’insérer les grandes questions européennes dans la compétence des parlementaires, dans les débats politiques nationaux.

Peut-on ici oser une question de fond ? Car il est temps de contester la capacité représentative du Parlement européen. Celui-ci est de fait, à cause de la pluralité nationale des espaces démocratiques européens, dans l’incapacité de fonctionner comme un vrai parlement. Une solution cohérente, de nature à parer à ce défaut, serait non pas de désolidariser un peu plus les parlementaires européens de leur nation mais de composer le Parlement européen à partir d’un modèle réduit de chaque parlement national. On pourrait aller jusqu’à imaginer une rotation des parlementaires nationaux qui iraient à tour de rôle au Parlement européen. Ainsi, les députés seraient directement responsables, à la fois de leurs activités de parlementaires nationaux et des décisions du Parlement européen. Cela mettrait le Parlement européen directement en prise avec la vie démocratique de chaque nation.

Jérôme Giudicelli – Je crois que la construction européenne connaît depuis des années une crise structurelle qu’une victoire du « oui » n’aurait pas permis de régler. Ce désenchantement européen provient de la déshérence, dans un consensus tacite des chefs d’État et de gouvernement, de la supranationalité. Or cet esprit fédéraliste, s’il peut agacer et polariser les débats, est finalement seul à même de mobiliser les peuples européens.

Cette déshérence se manifeste dans l’affaiblissement constant d’une commission dont les présidents successifs, depuis dix ans maintenant, sont nommés par gratification ou compromis sans qu’ils aient de dessein particulier pour la construction européenne. Ils sont désormais délégitimés par les chefs d’État eux-mêmes, l’Élysée semblant ainsi avoir fait pression pour déprogrammer une intervention de M. Barroso à la télévision publique française durant la campagne.

Dans ses Mémoires, Jacques Delors note d’ailleurs que le ver était dans le fruit dès le traité de Maastricht qui sur trois « piliers », en comprenait deux de nature intergouvernementale. Relancer la construction européenne, ce pourrait être confier de nouveaux pouvoirs de proposition à la commission dans des domaines comme la défense ou la diplomatie, où l’aimantation fédérale pourrait rejouer son rôle.

Cet appauvrissement résulte aussi – c’est une banalité mais c’est fondamental – de l’absence de vision de la construction européenne des chefs d’État et de gouvernement actuels. L’approche est trop technique, pragmatique, « intéressée » : d’où l’apparition dans la campagne, afin de relancer le « oui », du thème de l’Europe-puissance, qui n’a en rien mobilisé l’électorat… Dans ses Mémoires encore, J. Delors dresse un portrait du chef de gouvernement européen visionnaire en la personne d’Helmut Kohl, qui, quelques mois après la réunification, accepte de renoncer au deutsche mark… En somme pas de vision sans sacrifice. Quel sera le chef d’État français qui proposera d’étendre le parapluie nucléaire à nos voisins, ou de communautariser notre siège à l’Onu ?

Enfin le choix de mettre en place une convention pour élaborer la constitution européenne, qui pouvait apparaître au départ comme un effort de démocratie, n’a fait qu’accentuer ces deux tendances. Les gouvernements ne se sont guère investis dans le travail d’élaboration, tandis que la Commission se morfondait d’avoir été dépossédée de son pouvoir d’initiative.

Jean-Claude Eslin – Il ne faut pas confondre Union européenne et Europe ! L’Europe est un continent, une réalité de chair et de sang, faite d’histoire, de géographie, d’États, alors que l’Union européenne est une tentative de construction. Il faut revenir sur ce concept, délicat et aléatoire, de « construction » européenne, commencée il y a plus de cinquante ans. L’objectif était alors de mettre en place des institutions pour gérer ce que les Américains nomment un « régime », gérer un ensemble limité de politiques. Aujourd’hui encore, on ne peut pas dire que les institutions actuelles de l’Union soient de nature politique ou démocratique. Il n’est donc pas étonnant que leur aménagement ait été rejeté par les citoyens, puisque ces institutions se limitent à la gestion d’entreprises communes entre des nations. Il existe une sorte de mensonge latent dans le discours actuel, dans la mesure où l’on fait passer ces institutions pour un summum démocratique et politique. Non, il s’agit d’un compromis qui représente le maximum de concessions mutuelles possibles à un moment donné (une raison de voter « oui » !). En outre, il est difficilement envisageable que de telles institutions fragiles soient ratifiées en un moment d’insécurité nationale tel que le vit la France.

Faire l’Europe politique unifiée est quelque chose de très difficile et, dans cette optique, l’institution qui doit être la plus repensée est la Commission. En effet, dans la problématique de mener à bien des problèmes économiques communs, la Commission devait jouer le rôle du supranational et le Conseil des ministres devait jouer le rôle des intérêts nationaux. Je ne suis pas sûr que ce schéma puisse perdurer. Jamais l’Union européenne n’a été pensée ni animée par des politiques. Ni Jean Monnet qui a toujours refusé les mandats politiques, ni Jacques Delors qui a refusé d’être candidat à la présidence de la République ne sont des hommes politiques. Ils sont plutôt des ingénieurs sociaux.

J’ajoute que les démocrates-chrétiens français, catastrophés par les résultats du référendum, n’ont jamais eu une vive sensibilité à l’État, à la nation ; ils passent très vite à l’échelle européenne, parce que l’histoire politique française – certes faite de guerres, de rois et d’État ! – n’a jamais joui à leurs yeux d’une reconnaissance bien légitime. Ils préfèrent une atmosphère plus douce, avec un léger parfum religieux… Dans une perspective véritablement politique, il faudrait méditer des expériences passées. Le concert européen du xixe siècle, le Congrès de Vienne de 1815 contiennent beaucoup de concepts fondamentaux de politique internationale qui peuvent revenir d’actualité !

Juin 2005

Guy Coq

Philosophe, président d'honneur de l'association des amis d'Emmanuel Mounier, il a consacré de nombreuses contributions à l'école en France et aux changements de l'éducation. Il a également contribué aux réflexions sur les changements de la laïcité dans le contexte français de sécularisation. Après un ouvrage remarqué sur son parcours spirituel, Que m'est-il donc arrivé ? Un trajet vers la foi (Pa…

Gil Delannoi

Spécialiste de l'histoire des idées et de la pensée politique (CEVIPOF, Sciences Po Paris), il se consacre aux formes de délibérations démocratiques, sans se limiter à la sphère institutionnelle parlementaire. C'est pourquoi il travaille sur le sujet du tirage au sort comme nouvelle pratique démocratique. Il s'inquiète aussi de l'accélération des sociétés contemporaines et de ses effets sur notre…

Jacques Donzelot

Le titre universitaire de "sociologue" est réducteur pour donner l'idée d'un travail de réflexion sur le social (voir son classique sur l'Invention du social. Essais sur le délcin des passions politiques) et la manière de "faire société". Cette interrogation passe par l'analyse des questions sociales au sens large (travail, protection, intégration…) mais surtout de la ville, des banlieues, des…

Jean-Claude Eslin

Philosophe, lecteur et commentateur, entre autres, d'Hannah Arendt et de Max Weber, il s'intéresse aux interrogations politiques contemporaines, notamment la place faite à la religion dans la société moderne. Il intervient régulièrement dans la revue sur la situtaion, notamment institutionnelle, de l'Eglise catholique en France. Il travaille aussi sur la question européenne, la relation à…

Paul Garapon

Jérôme Giudicelli

Ses études littéraires l'ont mené, après un passage par l'ENA, aux questions du travail, notamment de la formation professionnelle, vue à l'échelle régionale, puis nationale. Il est désormais fonctionnaire territorial en région pays de la Loire. Il reste fidèle à l'analyse littéraire et cinématographique à travers ses interventions sur l'actualité des livres et du cinéma.…

Pierre Hassner

Théoricien des relations internationales   Pierre Hassner s'est consacré à l'étude des relations internationales, qu'il souhaite éclairer à la lumière de la philosophie. Dans ses nombreux articles et ses ouvrages, il propose des analyses informées et originales sur l'évolution des conflits internationaux à l'époque de la guerre froide et après la chute du Mur de Berlin. Spécialiste des relations…

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

Joël Roman

Philosophe, essayiste et éditeur Joël Roman prône « un multiculturalisme à la française », qui reconnaisse le pluralisme social et culturel de la société française, l’empreinte durable des immigrations post-coloniales, et sache adapter le modèle républicain à la multiplicité individuelle, à la nouvelle question sociale des banlieues et à la présence établie de l’islam de France. Il place ainsi les…

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