Les Kurdes, force mouvante dans une région instable
Le retrait des forces de Bachar al-Assad des zones kurdes, investies par des partis kurdes dont le Pyd (Parti de l’unité démocratique), puis les négociations ouvertes entre la Turquie et le Pkk (Parti des travailleurs du Kurdistan), principale organisation kurde du pays, qui viennent après une période particulièrement répressive et meurtrière, ont rappelé l’actualité de la question kurde. Ces événements ont par ailleurs de nouveau montré, si besoin était, que la question kurde était à la fois interne à chacun des États concernés (Iran, Irak, Syrie et Turquie) et pleinement régionale, avec de multiples interactions entre ces deux niveaux.
Cette « double nature » de la question kurde devint particulièrement visible au lendemain de la guerre du Golfe de 2003, puis de l’accession des trois provinces kurdes d’Irak au statut de région fédérée en conformité avec la Constitution de 2005 (plusieurs articles provisoires de cette constitution, notamment celui devant fixer le sort de la ville de Kirkuk par référendum, n’ont toujours pas été mis en application). Cette évolution, qui transforma le Kurdistan d’Irak en une référence dans l’ensemble de l’espace kurde, alla de pair avec une nouvelle vague de contestations se traduisant, dans les années 2000, par des émeutes kurdes en Syrie et une deuxième phase de la guérilla kurde en Iran et en Turquie.
Un phénomène devenu central
La donne spatiale et temporelle de la question kurde explique les mobilités intrakurdes qui font fi des frontières étatiques, ainsi que la présence sur scène de plusieurs générations de militants soudées par une mobilisation allant crescendo depuis le tournant de la décennie 1980. On peut parler de la naissance d’un « sous-ensemble » régional kurde, ce qui n’interdit pas de multiples différenciations internes – linguistiques, confessionnelles, régionalistes, générationnelles –, mais les associe dans leur appartenance commune à la « kurdicité ».
La dimension transfrontalière de la question kurde n’est nullement un phénomène récent. Mais, à un moment où le Moyen-Orient semble entrer dans une nouvelle période de violence partageant de nombreux traits avec celle des années 19801, la situation kurde contraste radicalement avec celle du passé. Il y a encore trente ans, alors que la guerre faisait rage entre l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran de l’ayatollah Khomeyni pour prendre la forme d’une destruction massive des Kurdes à l’aide des armes chimiques en Irak, une terreur blanche régnait dans la Turquie des généraux, qui avaient criminalisé toute expression de kurdicité. Les organisations armées kurdes étaient contraintes de négocier des alliances contre-nature avec les États irakien, iranien ou syrien, pour disposer d’une marge de manœuvre et assurer leur survie. Une « diaspora politique », formée par les rescapés de la répression en Europe, semblait constituer le seul espace assurant la survie d’une langue, d’une culture et d’une élite intellectuelles kurdes.
Trente ans après, sous l’impact de quatre facteurs, la « question kurde » sort de sa marginalité. Le premier, nous l’avons rappelé, est la naissance d’une région fédérée kurde en Irak, qui, malgré les conflits récurrents avec Bagdad, ainsi que des problèmes internes multiples, de la corruption chronique au malaise d’une jeunesse en quête d’intégration politique et sociale, s’impose comme l’une des régions les plus dynamiques du Proche-Orient. Alors que les compagnies pétrolières du monde entier se ruent vers ce nouvel Eldorado, la « région du Kurdistan », comme on l’appelle officiellement, acquiert un statut de quasi-État, disposant d’une armée propre contrôlant ses frontières externes mais aussi internes avec l’Irak arabe et entretient des relations « diplomatiques » avec de nombreux pays. Il attire aussi des dizaines de milliers de Kurdes, commerçants, étudiants, combattants, anciens exilés de Turquie, d’Iran et de Syrie. La Turquie qui, en 2007-2008 encore, représentait la plus grande menace pour cette entité se présente désormais comme sa protectrice, ne dissimulant guère sa volonté de prendre la part du lion dans le partage de ses ressources pétrolières.
Le deuxième facteur est lié à la naissance d’un espace kurde autonome en Syrie à l’été 2012, à un moment où le régime de Bachar al-Assad, si répressif à l’encontre des Kurdes tout au long de la décennie 2000, se rendait à l’évidence qu’il n’était plus en mesure de contrôler la totalité de son territoire. Ce retrait, somme toute classique de la part d’un État en crise, était aussi une façon de rendre la monnaie de sa pièce à la Turquie, qui soutient – et sans doute arme – l’opposition syrienne. La région kurde est passée, en effet, sous le contrôle armé du Pyd, une organisation proche du Pkk. La médiation du gouvernement kurde irakien a largement contribué à « pacifier » les rapports entre cette organisation et les autres partis politiques kurdes réunis dans un front.
Le troisième facteur est lié au Kurdistan d’Iran qui, après avoir caressé l’espoir de réformes durables sous la présidence de Khatami, est devenu le théâtre d’une répression massive sous Mahmoud Ahmadinejad. Alors que le boycott des élections « nationales » s’institutionnalise au Kurdistan, la région connaît une grande effervescence culturelle et identitaire.
En quatrième lieu, dans un contexte où le kémalisme, « doctrine officielle » du pays, se trouve vidé, du moins provisoirement, de toute capacité de mobilisation, le fait kurde ne peut plus être nié en Turquie. S’il est vrai que le Pkk, acteur de référence de l’espace kurde, semble hésiter entre la lutte armée et la résistance non violente, la mouvance kurde au sens large, comprenant le parti légal kurde Bdp (Parti de la paix et de la démocratie) et de nombreux comités locaux, constitue un véritable bloc hégémonique dans l’ensemble du Kurdistan de Turquie.
À ces quatre facteurs « locaux » s’en ajoute enfin un autre, qui découle de leurs interactions : le groupe kurde se particularise désormais, aussi bien au Moyen-Orient que dans la diaspora, par son pluralisme interne et par son dynamisme se traduisant par la présence de nombreux députés d’origine kurde dans diverses assemblées nationales européennes et une grande vivacité dans les domaines culturel et intellectuel (presse, cinéma, création littéraire et musicale, recherche universitaire…). L’engagement « kurdiste » déborde ainsi de loin l’engagement partisan, voire simplement l’adhésion militante à une cause pour trouver des formes d’expression qui ne sont pas directement politiques. Il s’agit là d’un fait inédit dans l’histoire kurde du xxe siècle, qui oblige également les partis kurdes à se légitimer par de nouveaux thèmes, du féminisme à l’écologie, ce qui ne manque pas de placer ces acteurs parfois lourdement armés dans des postures quelque peu paradoxales.
Incertitudes régionales
Après des décennies de marginalisation, les Kurdes seraient-ils en mesure d’occuper une place centrale au Moyen-Orient ? Répondre à cette question nécessite la prise en compte des changements des dernières années, mais aussi des incertitudes qui pèsent sur le Moyen-Orient pour déterminer également l’évolution de la question kurde. Parmi celles-ci, il convient de mentionner l’avenir de l’Iran, où le régime autoritaire extravagant des mollahs se trouve plus que jamais isolé, mais détermine toujours l’évolution des tensions régionales au point de dicter une confessionnalisation des rapports interétatiques. Sans changement radical en interne, que rien ne semble annoncer à moins de trois mois des élections présidentielles auxquelles Ahmadinejad ne pourra participer, le régime continuera à user de sa « puissance de nuisance », en exerçant une politique faite de contraintes et d’offres de cooptation auprès de ses propres Kurdes, bien entendu, mais aussi de ceux d’Irak, de Turquie et de Syrie. L’alliance entre Téhéran, Damas et Ankara, qui avait prévalu tout au long de la décennie 2000, a en effet vécu, laissant place à une situation de guerre plus ou moins larvée entre la Turquie et ses deux voisins.
Au-delà de son lourd bilan interne, la « situation syrienne », qui oblige nombre d’acteurs, étatiques ou non étatiques, à une guerre de position les privant de toute projection dans le futur, hypothèque l’avenir autant du Liban et de l’Irak, pays littéralement mis sur la brèche, que de l’espace kurde. Elle peut aussi provoquer des dissensions intrakurdes, qui pour le moment ont pu être maîtrisées. À moins de trouver une solution politique à la question kurde en Turquie même, tout rapprochement entre le Kurdistan d’Irak et la Turquie, dont le volume d’échanges annuel oscille entre 3 et 4 milliards de dollars, pourrait potentiellement pousser le Pkk et le Pyd vers une « alliance objective » avec la Syrie. En effet, l’engagement nationaliste arabe, islamiste – et à la marge djihadiste - de certaines factions de l’opposition arabe a poussé les acteurs kurdes à prendre leur distance par rapport à la contestation armée en Syrie.
La dernière source d’incertitude réside dans la politique turque. Dans la Turquie des années 2010, deux acteurs semblent être en mesure de construire une hégémonie politique respectivement dans les parties turque et kurde du pays : l’Akp et la mouvance kurde. L’une et l’autre ne peuvent s’ignorer. Si la seconde, nourrie d’un processus de radicalisation et d’un indéniable dynamisme, semble s’ancrer dans la durée, la première se particularise par sa force, mais aussi sa faiblesse. Force, puisque l’Akp dispose du soutien de près de 50 % de l’électorat (bien plus dans la partie turque du pays), mais faiblesse aussi, car elle n’est unie que par l’aura de son président, Recep Tayyip Erdoğan. Nombre de députés de l’Akp sont en réalité profondément nationalistes, voyant d’un mauvais œil le processus des négociations avec le Pkk ; comme le montrent ses revirements passés, signalant des transitions sèches des politiques d’ouverture à la répression militaire et policière, Erdoğan lui-même ne considère pas la question kurde comme une question politique, mais simplement comme un obstacle à la stabilité du pays, destiné, à ses yeux, à devenir l’une des puissances majeures du monde. Son gouvernement conservateur, se nourrissant entre autres du sunnisme de l’Anatolie profonde, est également concurrencé par de puissants courants nationalistes qui l’accusent ouvertement de trahison et peuvent s’avérer à tout moment capables de recourir à la violence. Des crises chroniques qu’on observe entre Ankara, Tel Aviv et Washington, à un éventuel ébranlement du système financier analogue à celui que les dettes accumulées des subprime ont provoqué dans plusieurs pays en 2008, peuvent également fragiliser l’Akp.
Ces sources d’incertitude condamnent la société kurde à un horizon de visibilité étriqué ; le dynamisme qu’elle aura acquis au cours des dernières années devrait cependant lui être d’une grande utilité pour assurer sa durabilité et s’adapter aux situations nouvelles.
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Voir Hamit Bozarslan, « Les révolutions arabes : deux ans après », http://esprit.presse.fr/news/frontpage/news.php?code=254