Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Portrait de Hélène Iswolsky. DR
Portrait de Hélène Iswolsky. DR
Dans le même numéro

Histoire des Quatre. Les postrévolutionnaires russes à Esprit

Dans ce récit autobiographique publié par Salvator, Hélène Iswolsky (1896-1975) retrace son itinéraire dans la France de l’entre-deux-guerres1. Avec minutie, passion et une grande sensibilité littéraire, elle plonge le lecteur au cœur de « ces années où la lumière spirituelle brillait en France » tout en soulignant les questionnements des chrétiens devant la montée du fascisme et de l’antisémitisme. Hélène Iswolsky raconte plus précisément son immersion dans deux mondes : le milieu littéraire bouillonnant de la Nouvelle Revue française et le milieu chrétien. De ce dernier, elle insiste sur la vitalité en décrivant avec verve les rencontres de Meudon autour des Maritain et les discussions passionnées organisées par le philosophe existentialiste russe Nicolas Berdiaeff dans sa maison de Clamart. Elle évoque aussi, au chapitre VIII dont voici un court extrait, la genèse de la revue Esprit.

Un jour, je rencontrai chez les Maritain un jeune homme de type flamand, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, qui ressemblait à un écolier plutôt qu’à un penseur ou à un écrivain. Pourtant, en l’observant de plus près, on lui découvrait un air de maturité et de détermination. C’était Emmanuel Mounier, le directeur d’Esprit, une revue de jeunes qui venait d’être lancée à Paris. Le premier numéro d’Esprit contenait un article de Mounier intitulé : « La rupture de l’ordre chrétien avec le désordre moderne2 ». Cet article était un programme, une profession de foi. À cause de sa prise de position, Esprit avait soulevé un vif intérêt.

Il s’agissait d’un groupe de jeunes intellectuels de tendances chrétiennes ou humanistes, qui s’étaient engagés à entreprendre une tâche d’épuration et de reconstruction. Leurs maîtres étaient Péguy, Maritain et Berdiaeff ; le personnalisme constituait l’idée de base de leur mouvement, car Esprit était plus qu’une revue ; c’était en effet un mouvement, basé sur un idéal commun et des amitiés personnelles. Ce mouvement présentait quelque chose de neuf et de dynamique ; il ne ressemblait à rien de ce qui avait existé auparavant.

Mounier était à la fois un érudit et un organisateur doué. Il lui était aussi facile d’écrire un essai sur l’humanisme que de présider une réunion. Il travaillait avec des ressources des plus limitées, selon les mots de Péguy : « Écrire en tant que chrétien signifie signer un certificat d’indigence. » Les collaborateurs d’Esprit ne recevaient pas de cachet, et le bureau de direction ne touchait pas de salaire. Il fallut plusieurs années avant que la revue pût se payer un secrétaire. Les bureaux de la rédaction ne comprenaient que deux pièces étroites situées près de la gare du Nord, d’où Mounier prenait souvent le train pour Bruxelles, où il avait un groupe d’adhérents.

Esprit, selon une note publiée sur la couverture de la revue, était « un organe international3 ». Bien que ses bureaux fussent à Paris, ce périodique avait des ramifications en Belgique et en Suisse, et des collaborateurs un peu partout de par le monde. On ne pouvait s’empêcher de se demander comment ces jeunes gens parvenaient à étendre leurs activités de ville en ville et de pays en pays, n’ayant presque pas de ressources à leur disposition. Évidemment, elles n’atteignaient qu’une minorité, mais c’était une minorité active.

Les « postrévolutionnaires » croyaient, comme moi-même, qu’en dépit du communisme, la Russie poursuivait son évolution intérieure, c’est-à-dire spirituelle, en accord avec ses traditions nationales, historiques et religieuses les plus profondes, et que cette évolution, en dernier ressort, la libérerait du marxisme.

Ma collaboration personnelle à Esprit débuta en des circonstances assez curieuses qui firent rire mes amis. Je travaillais en ce temps-là avec un groupe de jeunes Russes qui s’appelaient les « postrévolutionnaires ». C’étaient des élèves de Berdiaeff qui portaient une attention particulière à la Russie d’aujourd’hui. Ils croyaient, comme moi-même, qu’en dépit du communisme, la Russie poursuivait son évolution intérieure, c’est-à-dire spirituelle, en accord avec ses traditions nationales, historiques et religieuses les plus profondes, et que cette évolution, en dernier ressort, la libérerait du marxisme.

Les postrévolutionnaires acceptaient la révolution russe en tant que fait accompli, comme une période décisive de l’histoire de la Russie. Le temps, nous le savions, ne saurait suspendre son cours ; la révolution ne pouvait être ignorée, mais elle devait être dépassée et transcendée en accord avec les idées d’un humanisme authentiquement russe4.

Mounier portait de l’intérêt à ce mouvement et nous demanda notre collaboration sur la Russie soviétique pour sa revue. Dans le but de rendre cette chronique aussi libre et impartiale que possible, nous décidâmes de choisir parmi nous plusieurs « experts » qui travailleraient aux articles pour Esprit. J’étais l’un de ces experts. Avec trois autres jeunes Russes, nous publiâmes dans Esprit quelques articles signés « Les Quatre ». Cependant, mes trois compagnons étaient très occupés. L’un gagnait sa vie comme chauffeur de taxi et griffonnait ses notes en attendant les clients ; les deux autres travaillaient dans une usine et rentraient à la maison trop fatigués pour travailler. L’un après l’autre, ils cessèrent leur collaboration à Esprit. Je continuai seule, et souvent je trouvai ma tâche difficile et lourde de responsabilités. Nous continuions à signer « Les Quatre », et mes amis disaient en riant que j’incarnais les « quatre hommes justes » à moi seule…

Finalement, Mounier me demanda de révéler mon identité, et je signai mes articles de mon nom. J’ai souvent agi comme « déléguée » du mouvement postrévolutionnaire russe à diverses réunions et congrès tenus par les jeunes intellectuels que Mounier avait groupés autour de lui sous le nom des « amis d’Esprit ».

Quand je parle ici de « réunions » et de « congrès », les mots semblent évoquer des séances graves et imposantes. De fait, ces rencontres se tenaient dans les conditions les plus humbles et les plus obscures, comme il arrive dans tout mouvement qui a pour devise : « La lutte contre les puissances de l’argent ». Nous nous rassemblions dans les cafés, surtout ceux de la rive gauche, dans le Quartier latin si cher aux étudiants. Là, pour quelques francs, nous obtenions une salle dans l’arrière-boutique, où nous buvions du café noir qui avait un goût de gland, et un bock de blonde fade. C’est Mounier qui avait eu l’idée de ces rencontres et de l’organisation de petits groupes en vue d’études spécialisées. Il y avait le groupe économique, le groupe des recherches sociales ainsi que celui de philosophie. Ce dernier entreprit certaines études très sérieuses, et ses réunions furent quelquefois suivies par Maritain et Berdiaeff.

Les congrès se tenaient dans les auberges de jeunesse, relais à bon marché installés dans les environs de Paris à l’intention des jeunes routiers. Nous mangions à de longues tables de bois brut dans le réfectoire, et je me souviens d’une nuit très inconfortable sur un lit de camp dur et étroit… Plus tard, un ami professeur dans un collège de garçons à Jouy, près de Versailles, nous obtint l’autorisation de nous réunir sur les terrains du collège durant les vacances d’été, alors que les élèves étaient absents. C’était un grand progrès et nous pûmes jouir d’un confort presque bourgeois.

Je me rappellerai toujours ces réunions où se rassemblaient des jeunes venus de toutes les parties de la France et de l’étranger : étudiants, jeunes professeurs et prêtres, philosophes en herbe, et quelques hommes mûrs assistaient aussi aux congrès : docteurs, économistes, écrivains, car le mouvement de Mounier attirait des personnes de tout âge et de toute profession. Des jeunes filles et des jeunes femmes venaient à nos réunions, et j’appris à connaître la femme française, l’assistante sociale et l’étudiante, si différente du papillon frivole décrit dans les romans soi-disant « parisiens ». Les femmes jouaient un rôle important dans le mouvement Esprit, particulièrement en province où leurs demeures devenaient des foyers de vie spirituelle. Je me souviendrai toujours de Mme Touchard, la femme du codirecteur d’Esprit ; pendant plusieurs années, elle remplit les fonctions de secrétaire d’Esprit (ces fonctions n’étant pas rémunérées), jusqu’à ce qu’elle tombât malade à la suite de surmenage.

  • 1.Hélène Iswolsky, Au temps de la lumière, préface de Jacques Maritain, présentation de Florian Michel, épilogue de Baudouin de Guillebon, Paris, Salvator, 2021.
  • 2.Il s’agit en réalité d’une « Confrontation » intitulée « Rupture de l’ordre chrétien et désordre moderne », dans le numéro de mars 1933, opposant l’article d’Emmanuel Mounier, « Confession pour nous autres chrétiens », à celui de Jacques Maritain, « Lettre sur le monde bourgeois » [NDLR].
  • 3.En réalité, une « revue internationale » [NDLR].
  • 4.Jacques Maritain, qui connaissait le mouvement et s’y intéressait, le décrit dans son Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté (1936). Parlant du développement historique de la révolution russe ainsi que d’un renouveau spirituel et culturel qui peut à la longue se réaliser en Russie, il écrit : « On peut comprendre ainsi le point de vue “postrévolutionnaire” qui est actuellement celui d’un certain nombre de Russes chrétiens ; ceux-ci prennent leur point de départ dans le fait historique de la révolution d’Octobre, et ils pensent que des germinations toutes nouvelles par rapport à cette révolution elle-même sortiront de là.  »

Hélène Iswolsky

Femme de lettres issue de la noblesse russe, écrivaine engagée porteuse d'une spiritualité chrétienne qui ne l'a jamais quittée, Hélène Iswolsky s'exila en France et aux États-Unis, et fut l'une des premières collaboratrices de la revue Esprit.

Dans le même numéro

Où habitons-nous ?

La question du logement nous concerne tous, mais elle peine à s’inscrire dans le débat public. Pourtant, avant même la crise sanitaire, le mouvement des Gilets jaunes avait montré qu’elle cristallisait de nombreuses préoccupations. Les transformations à l’œuvre dans le secteur du logement, comme nos représentations de l’habitat, font ainsi écho à nombre de défis contemporains : l’accueil des migrants, la transition écologique, les jeux du marché, la place de l’État, la solidarité et la ségrégation… Ce dossier, coordonné par Julien Leplaideur, éclaire les dynamiques du secteur pour mieux comprendre les tensions sociales actuelles, mais aussi nos envies de vivre autrement.

À lire aussi dans ce numéro : le piège de l’identité, la naissance du témoin moderne, Castoriadis fonctionnaire, le libéralisme introuvable, un nouveau Mounier et Jaccottet sur les pas d’Orphée.