
Migrations musicales
Cette exposition montre que l’immigration contribue au dynamisme économique et culturel des villes.
Jusqu’au 5 janvier 2020, l’exposition Paris-Londres, Music Migrations (1962-1989), organisée par le Musée national d’histoire de l’immigration, explore les liens unissant immigration, combats politiques et musique. Délaissant une présentation axée sur les différents modèles d’intégration (« communautarisme » anglais face à « l’assimilationnisme républicain » français), elle montre comment les migrations ont progressivement façonné l’histoire musicale et sociale des deux capitales dans un contexte postcolonial. L’année 1962 rappelle ainsi l’indépendence de l’Algérie (5 juillet 1962) ainsi que celle de la Jamaïque (6 août 1962) et de Trinidad (31 août 1962), 1989 est l’année du « village global » d’où émane une « sonorité globale ».
La première partie de l’exposition permet de contextualiser l’émergence de musiques originaires d’anciennes colonies. Les années 1960 se caractérisent par le développement d’une culture jeune qui s’appuie sur la consommation de masse. Parisien·ne·s et Londonien·ne·s se ruent sur les 45 tours de nouvelles idoles (Beatles, Johnny Halliday), achètent des magazines, regardent la télévision, se rendent dans des salles de concert. Populaires parmi les populations immigrées, certains artistes se frayent un chemin vers les sommets de la reconnaissance médiatique et commerciale nationale. My Boy Lollipop de Millie Small est un hit en 1964. Desmond Dekker connaît un grand succès en Grande-Bretagne en 1969. Sur Paris, les exemples de réussite sont moins nombreux. L’exposition met en avant cependant certains comme la chanteuse Noura (disque d’or en 1971) ou Slimane Azem. L’installation de jukebox permet d’écouter les différents genres musicaux, tandis que les photographies en noir et blanc – notamment celles de James Barnor – mettent en valeur les premières célébrités. Cette partie met surtout en avant deux différences. La première a trait à une implantation dictée par les conséquences d’une précarité économique. Dans la capitale française, les populations immigrées investissent la périphérie et les quartiers de l’Est (Barbès). À Londres, le phénomène est inverse. C’est dans le centre que viennent se loger les communautés d’immigrés. La seconde est la différenciation musicale entre les deux villes. Paris connaît le raï, le zouk, la musique d’Afrique de l’Ouest, quand son homologue britannique voit l’émergence du ska ou du reggae.
Si la partie inaugurale donne l’impression d’un accueil bienveillant, la partie suivante révèle une réalité plus sombre. Marquées par la récession économique, le Londres et le Paris de la fin des années 1960 et de la décennie suivante sont des villes où l’on remarque une montée des partis d’extrême droite. Les affiches de Rock Against the Police et de Rock Against Racism ainsi que les photographies de Charlie Philipps et Syd Shelton de concerts ou de manifestations rappellent néanmoins les mobilisations contre les inégalités socioéconomiques et pour la défense des personnes immigrées. La création du carnaval de Notting Hill en 1966 par la communauté afro-caribéenne de Londres est ainsi une réponse au mouvement ouvrier blanc des Teddy Boys. Une décennie plus tard, militants, syndicats et artistes s’engagent pour dénoncer les conditions de vie des migrants en France. Le festival de théâtre populaire des travailleurs immigrés (Africa fête) se constitue pour dénoncer la vétusté des foyers Sonacotra, tandis que la Marche des Beurs en 1983 rassemble chanteurs, anonymes et religieux contre les violences policières, pour l’égalité et contre le racisme.
La dernière partie examine le devenir de la sono mondiale. Elle montre en premier lieu la popularité des artistes comme Rachid Taha, Fela Kuti, Salif Keita, Youssou N'dour, Kassav' dans les années 1980 et d’un groupe ouvertement antiraciste (The Clash). Ceux-ci partent en tournée en France et en Angleterre. Ils participent à des grands concerts contre l’emprisonnement de Mandela (Wembley, 1988) ou créent un concert SOS Racisme (1985). Outre le grand nombre de morceaux disponibles à l’écoute, le choix des photographies nous renseigne sur les soirées parisiennes et londoniennes. La très belle série Rebel’s de Chancel montre ainsi la mixité sociale et ethnique qui s’empare des soirées du Paris du début des années 1980. Le futur des villes globales s’exprime enfin par la naissance de formes musicales hybrides. En plein essor, le rap d’IAM, d’NTM, le rock des Négresses Vertes, l’électro-rap de Neneh Cherry ou l’Asian Underground d’Asian Dub Foundation, empruntent autant aux musiques apportées par plusieurs générations d’immigrations qu’elles décrivent la réalité sociale des habitants des deux villes et de leurs zones périphériques. Elles se diffusent grâce à la multiplication des radios libres. En donnant la parole à des protagonistes (artistes, journalistes et universitaires), la dernière installation de Martin Missonnier constitue une synthèse parfaite des thèmes esquissés par l’exposition.
Alors que les politiques isolationnistes font florès (notamment en Angleterre) et que les discours critiques à l’égard des migrants se multiplient, cette exposition montre que l’immigration contribue au dynamisme économique et culturel des villes. Sa principale réussite tient à sa capacité à rappeler que la musique est un outil social à multiples fonctions. Langage fédérateur contre les inégalités socioéconomiques, elle est aussi une construction artistique permanente où les artistes, le public et les intellectuels circulent et coopèrent. Si l’exposition est un succès, on peut néanmoins regretter la présentation hâtive des oppositions entre artistes dans les années 1970. L’exposition aurait gagné à revenir sur les déclarations racistes d’artistes de premier plan (David Bowie[1] ou Eric Clapton[2]).
[1] En 1976, dans une interview au magazine Playboy, David Bowie, partageant ses croyances politiques, déclare qu’il croit beaucoup dans le fascisme et établit un parallèle entre les rockstars et les dirigeants fascistes (ou nazis) : “I believe very strongly in fascism. The only way we can speed up the sort of liberalism that’s hanging foul in the air... is a right-wing totally dictatorial tyranny... Rock stars are fascists, too. Adolf Hitler was one of the first rock stars.” (cité dans Andy Green, “The Clash Rock Against Racism in 1978”, Rolling Stone, 13 mai 2014) Six ans plus tard, en 1983, Bowie, en pleine conversation avec le PDG de la chaîne MTV, s’étonnait et se plaignait du très faible nombre d’artistes noirs diffusés par la chaîne (LA Times, 12 janvier 2016).
[2] En 1976, Clapton déclare en que « l’Angleterre est surpeuplée », qu’elle est en train de devenir une « colonie noire » et que « je pense que l’on devrait tous les renvoyer chez eux ».