
L’Œil extatique. Sergueï Eisenstein, cinéaste à la croisée des arts
Au Centre Pompidou-Metz jusqu’au 24 février 2020
Les cinéphiles et les curieux croient tout savoir sur Eisenstein (1898-1948), référence obligatoire de tout projet d’histoire du cinéma, révéré comme maître du montage et du découpage. Dans l’immédiat après-guerre, la période où s’inventa la cinéphilie, son aura était telle que Le Cuirassé Potemkine (1925) fut désigné « meilleur film de tous les temps » à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958. Exposer Eisenstein, comme le font les commissaires Ada Ackerman et Philippe-Alain Michaud et la chercheuse Olga Kataeva dans L’Œil extatique, consiste donc bien en une nouvelle explication de son œuvre et de sa vie, au-delà des images les plus connues, comme la séquence du grand escalier d’Odessa dans Le Cuirassé Potemkine, si marquante que le grand public ou des historiens pensent qu’elle eut réellement lieu.
Au-delà, également, du cliché d’un Eisenstein serviteur ou cinéaste de propagande, en partie inventé par Soljenitsyne dans Une journée d’Ivan Denissovitch (1962). Un simple examen de la biographie du cinéaste permet pourtant de comprendre toutes les contraintes créatives et économiques auxquelles il fut confronté, jusqu’à l’empêchement par Staline du tournage de la dernière partie d’Ivan le Terrible en 1947. Son dernier film de propagande date de 1929 avec La Ligne générale, fable métaphorique sur la collectivisation agricole.
Une salle de l’exposition traite ainsi du Pré de Béjine, film perdu d’Eisenstein, d’après une nouvelle de Tourgueniev, dont ne subsistent que quelques photogrammes de plans magnifiquement composés jouant sur la profondeur de champ, sauvés par la monteuse Esther Tobak, à la suite de la destruction des copies par Boris Choumiatski, à la tête de l’administration du cinéma soviétique jusqu’à son exécution en 1938 au moment des procès de Moscou. Son dernier négatif disparut lors du bombardement de Moscou par les nazis en 1941. Triste épilogue, pour un projet qui avait contraint le réalisateur à son autocritique en mars 1937, après un premier arrêt du tournage et une réécriture du scénario, dans un article où il « reconnaissait » « les erreurs du Pré de Béjine ». Ironiquement, la Conférence des travailleurs du cinéma soviétique l’avait accusé, en 1935, de s’être éloigné de « la réalité soviétique d’aujourd’hui », qu’il devait de toute façon délaisser pour se concentrer sur le genre historique.
L’exposition déconstruit enfin les approximations biographiques sur Eisenstein, qui n’est pas russe mais né à Riga dans une famille aux origines multiples et qui n’a vécu à Saint-Pétersbourg qu’à partir de ses 17 ans, polyglotte légendant ses dessins ou prenant des notes en anglais et français. L’une des photos les plus marquantes du catalogue montre le cinéaste serrant la main d’une statue de Mickey Mouse, à Hollywood en 1930, le cliché étant signé par Walt Disney avec ce commentaire : « À mon meilleur ami en Union soviétique », à l’époque où Sergueï Mikhaïlovitch pensait pouvoir exercer sa liberté artistique en Amérique, ce que l’échec de Que viva México empêcha. L’universalité de ses principes de mise en scène demeure, au Mexique comme en Russie, fondée sur les mouvements et les symétries dans le champ, et une netteté maximale de l’image. La contre-plongée sur les statues aztèques répond presque à celle sur Vassili Nikandrov, interprète de Lénine dans Octobre (1927)[1] ; la présence des pyramides à l’écran rappelle la statue du lion dans Le Cuirassé Potemkine.
Le sous-titre À la croisée des arts est approprié pour une exposition aux murs couverts des dessins et croquis préparatoires d’Eisenstein, cinéaste visuel venu de la mise en scène théâtrale, dont les visiteurs découvrent les projets de costumes colorés pour Macbeth ou de décors pour Le Mexicain (Jack London). Son style de cinéaste s’y trouve déjà : il remplit la scène comme, plus tard, le champ, en multipliant les éléments attirant le regard, en empêchant les spectateurs de garder les yeux inactifs. Ces recherches graphiques constantes se retrouvent dans une salle consacrée à Glass House, projet inachevé de scénario situé dans un gratte-ciel en verre. Eisenstein imagine sur le papier, en production designer avant l’heure, comment chaque élément visuel doit servir son univers, apporter le sens de sa dystopie au public.
Premier cinéaste à préparer visuellement ses films, Eisenstein apparaît tout au long de l’exposition comme un artiste total, intéressé par chaque aspect de la création filmique. Les visiteurs découvrent une photo du tournage d’Octobre le montrant allongé, aux côtés des comédiens amateurs, leur indiquant, le regard vers l’objectif, comment il compte les filmer. L’affiche de L’Œil extatique le représente en plein montage, tenant une bobine de film déroulée à sa main gauche pour observer les plans ; les ciseaux permettant une première découpe des séquences se trouvent à sa droite. Deux autres images de tournage, pour Ivan le Terrible, témoignent d’un Eisenstein hyperactif et s’adaptant au contexte soviétique : contraint de tourner à Almaty (Alma-Ata), lieu de rapatriement des studios pendant la Seconde Guerre mondiale, il supervise les maquillages et la garde-robe de ses acteurs, et filmera lui-même sur une grue les fresques de la cathédrale de la Dormition à Moscou, une fois la paix revenue.
Cette inclusion de tous les arts par Eisenstein au service de son cinéma ira jusqu’à la collaboration avec Sergueï Prokofiev, auteur de la musique d’Alexandre Nevski (1938), dont le Centre Pompidou-Metz expose un dessin préparatoire de la fameuse séquence de la bataille du lac Peïpous, à côté d’un aide-mémoire pour le montage détaillant quelles images apparaissent à tel instant de la mélodie. Son goût pour l’expérimentation aboutira à l’utilisation d’une pellicule couleur dans la deuxième partie d’Ivan le Terrible, tournée de 1944 à 1946 mais pas diffusée avant 1958, rendue possible par la récupération d’un stock de film Agfa par l’Armée rouge en Allemagne pendant la guerre. L’un des projets inachevés d’Eisenstein, imaginé en 1939, aurait été une biographie filmée de Pouchkine en couleurs, qui laisse les visiteurs songeurs…
Architecture, dessin, modernisme, théâtre, littérature, et même philosophie politique (Le Capital fut également une adaptation abandonnée par le cinéaste) : presque aucun domaine de la création et de la pensée ne paraît avoir échappé à Eisenstein, dans une existence affectée par les pressions politiques et les atteintes à sa liberté d’artiste. L’exposer dans un musée d’art moderne indique le respect porté par les historiens de l’art aux grands cinéastes, et s’avère particulièrement adéquat pour un réalisateur si impliqué dans l’invention formelle, la construction de ses images. En cela, les visiteurs les plus cinéphiles pourront comprendre que le cinéma d’Eisenstein ne se résume pas à quelques théories sur le montage, ou des enchaînements de plans cherchant à impressionner l’œil : il signifie aussi, à la même époque que les chefs-d’œuvre de Friedrich Wilhelm Murnau et Fritz Lang, l’inclusion des costumes, des décors et de la lumière comme éléments primordiaux du cinéma : les débuts du visuel, bientôt renforcé par la musique, et la création du cinéma tel que le public le connaît aujourd’hui.
[1] - Choix controversé à l’époque, puisque des images d’actualité de l’arrivée d’Oulianov-Lénine à la gare de Finlande existaient déjà : Vladimir Maïakovski indiquera en 1927 vouloir bombarder « ce faux Lénine d’œufs pourris ».