
Carlos Kusnir, jazzman de la peinture
L’improvisation de Carlos Kusnir condense en elle tout le travail accumulé de longue date et libère, avec une légèreté feinte, l’énergie condensée. La dynamique poétique de ses peintures ouvre ainsi le présent confiné à d’autres possibilités.
Si les musées et les salles de spectacles restent désespérément fermés pour cause de pandémie, il est possible de visiter les galeries d’art. Celles-ci connaissent d’ailleurs une fréquentation plus importante qu’avant la survenue de la Covid-19. Une partie d’entre nous vient évidemment y chercher une forme d’escapade, une manière d’échapper à l’enfermement mental dont nous menacent les mesures sanitaires, par les effets qu’elles produisent sur notre rapport au monde, sur nos relations, sur nos imaginaires de plus en plus confinés dans la monotonie criarde des médias d’information.
Pour lutter contre cette misère pandémique, l’œuvre de Carlos Kusnir, artiste argentin installé à Marseille, présentée chez Éric Dupont ces dernières semaines, présente des vertus puissamment roboratives. Elle surprend d’emblée et réveille de la torpeur dans laquelle nous risquons de nous laisser couler. Ces chiens qui vous fixaient, à l’entrée de la galerie, maculés de peinture, que racontaient-ils ? Pourquoi étaient-ils là, comme à vous demander ce que vous-mêmes venez faire ici, et qui vous êtes ? Impossible de se soustraire à leur regard aussi silencieux qu’insistant. Interrogé, l’artiste répond par une pirouette rieuse : « Les chiens ? Des autoportraits ! »
Évidemment, en toute œuvre, le peintre expose quelque chose de lui-même. Ici, la peinture qui vient recouvrir la face du sujet, c’est bien ce qui occupe Kusnir, ce qu’il a dans la tête, ce dont il se revêt. En ce sens, il est bien là. Il faut préciser qu’il travaille en virtuose, même si, à première vue, le spectateur éprouve une sensation de bricolage, de jeu gratuit, insouciant. L’art est d’abord dans la manière de faire, dans la dextérité, la souplesse, la justesse – celle du trait, celle de la couleur, celle des rapports entre les choses, de la tension qui est installée de l’une à l’autre… D’où l’importance de la matière, très travaillée – travail que laissent malheureusement peu transparaître les images qui apparaissent à l’écran ou dans les catalogues. Ceci étant posé, le chien est un chien, et non le peintre. Du peintre, le chien montre qu’il aime ce qu’il fait, mais aussi ce que fait ce qu’il fait à celui qui est arrêté par ce regard fixe et insistant… Car tel est le but de Kusnir : susciter chez le regardeur une interrogation, une interprétation, du sens et une jouissance de cette mise en mouvement que suscite l’objet étrange qui s’offre à la vue.

Il n’y a donc pas d’explication à la peinture de Kusnir qui résumerait chaque œuvre. Il arrive qu’on puisse lui rattacher l’une ou l’autre à une anecdote qu’il veut bien livrer dans une conversation à laquelle il se prête volontiers, mais au cours de laquelle il ouvre chaleureusement autant de questions qu’il n’offre de réponses. Ainsi ces rats qui semblent vouloir s’échapper de certains de ses tableaux ou qui hantent ses sérigraphies ont-ils à voir avec ceux qu’il croise, de plus en plus nombreux, dit-il, sur le chemin qu’il parcourt de son domicile à son atelier, dans la cité phocéenne. Mais cela n’explique rien de leur survenue dans le tableau. S’ils sont là, c’est plutôt pour produire leur effet, mais un effet que l’artiste ne prédétermine pas.
Rien n’est enfermé, et pourtant, pour construire cette ouverture, l’artiste médite longuement sur ce qui pourrait effectuer quelque chose dans le regard du spectateur, étant entendu que ce quelque chose n’appartient qu’à ce dernier. « Je fais la première moitié du travail, dit Kusnir. C’est au regardeur de terminer le tableau. » En amont de l’œuvre exposée, il y a parfois des mois d’interrogations, de croquis, d’esquisses pour que cela joue juste. La métaphore musicale revient plusieurs fois dans sa bouche. « J’adore la musique, confesse-t-il. Et je pense le tableau comme une composition musicale. » Ou encore : « Je chante comme un oiseau, c’est aux autres de se laisser transporter par ce chant. »
Nous voilà donc devant cette apparente contradiction : une œuvre très maîtrisée, très calculée, dont l’objectif n’est pas d’enserrer le spectateur dans un réseau de significations déterminées et déterminantes, mais de susciter une liberté. Non pas la spontanéité – il s’en méfie, trouvant souvent que ceux qui la subliment font toujours la même chose – mais l’improvisation qui condense en elle tout le travail accumulé de longue date, tout le savoir-faire qui s’est cultivé au fil du temps et qui libère, avec une légèreté feinte, l’énergie condensée. Et ici revient la musique, le jazz évidemment… Kusnir en jazzman de la peinture.
« Je n’ai pas envie de contrôler, cela ne m’intéresse pas du tout », explique l’artiste. Se voit-il plutôt comme quelqu’un qui poserait des jouets dans le jardin du spectateur en espérant que celui-ci s’en empare ? Il acquiesce. Peut-être doit-on reconnaître là le fruit d’un héritage singulier, celui d’un père psychiatre et analyste, homme de gauche dans une Argentine où cela signifiait d’abord se faire porteur de l’affirmation périlleuse d’un souci humaniste. Pour ce père, le langage et ses jeux étaient d’importance. On ne peut manquer de penser, en regardant les œuvres de Kusnir qui combinent des éléments apparemment hétéroclites, volontairement hétérogènes, à la pratique des « associations libres ». À ceci près, qui n’est pas un détail : il ne s’agit pas ici d’une technique mnémonique visant mettre à jour quelque chose du passé qu’il faudrait retrouver en court-circuitant le surmoi, mais d’une dynamique poétique qui ouvre le présent à d’autres possibilités.
Passé le moment de la surprise, on découvre que les jeux de Kusnir ne manquent pas de gravité – c’est-à-dire d’une force sourde d’attraction vers des profondeurs obscures. L’humour qu’il pratique fait penser à celui dont usait, en littérature, Bohumil Hrabal. Le nom de Kafka vient aussi à l’esprit… Lui cite Chaplin, « un génie » qui fait se côtoyer le rire et les larmes. « De l’humour, oui, mais pas de la blague. » C’est-à-dire pas de l’esbroufe, pas du toc, pas de l’inconsistant ni du superficiel… On comprend pourquoi, quand on apprend que les Kusnir avaient fui la Russie impériale et ses pogroms en 1905, quittant l’Ukraine pour venir en Argentine : « Mon grand-père était rabbin. La plupart de ses frères avaient été tués. C’était pressant. Pas oppressant, parce qu’on était dans la vie, et non dans les souvenirs, mais c’est dans notre disque dur… » Et si son père s’était voulu agnostique, il pouvait citer, en hébreu ou en yiddish, des passages entiers de la Torah ou des prophètes. Tourner le dos aux rites, à la religion, ne signifiait pas, pour lui, abandonner la culture…

N’est-ce pas tout cela qui affleure sans le dire dans cette grande tache sombre, vers le haut de laquelle on distingue un petit revolver et la balle qui en est sortie, qui trace sa trajectoire ? La vaste éclaboussure atteint en bas à gauche un Westie, aimable chien blanc de compagnie, tandis qu’à l’opposé, hors du cadre, l’artiste a peint une ventouse de ménage (que faudrait-il déboucher ?) qui a l’air de tendre son pavillon pour capter le projectile, comme si c’était un jeu. Le rire et la mort, le rire pour congédier ou du moins contenir la mort…
C’est peut-être le rire – ce rire abyssal, tragique, grave et tendre, jamais gratuit, jamais méchant – qui nous manque le plus en ce temps de pandémie. Ce rire qui n’est pas une méthode de divertissement, mais une culture, une histoire, un héritage qui se transmet en traversant les tribulations de l’existence, en inventant du sens jusque dans l’absurde pour ne pas laisser le mal nous en imposer, sans jamais croire cependant qu’on peut l’ignorer. Ce rire dont on sent bien chez Kusnir qu’il s’est paré de couleurs latines en migrant jusqu’en Argentine. Une Argentine dont le peintre raconte qu’aucun de ses collègues de l’école d’art qu’il a fréquentée n’avait un grand-père local : « Comme on dit, là-bas, le Péruvien descend des Incas, le Mexicain des Aztèques et l’Argentin du bateau… » Voilà ce qu’il nous faudrait cultiver, et la leçon – il n’aimerait pas le mot, à vrai dire – que sa peinture nous enseigne avec l’énergie d’une envolée de scat sur les lèvres d’Ella Fitzgerald, ou celle de la rencontre historique de Monk, Bird et Gillespie en 1950, avec Buddy Rich à la batterie. Le doux rire du peintre, pour swinguer en temps de Covid-19 !