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Libuše Jarcovjáková, Autoportrait, Prague, 1981. Avec l’aimable autorisation de l’artiste
Libuše Jarcovjáková, Autoportrait, Prague, 1981. Avec l’aimable autorisation de l’artiste
Flux d'actualités

Les 50e Rencontres de la photographie d’Arles ne manquent pas de corps

juillet 2019

C’est Le corps qui enregistre, encaisse, souffre les aléas du monde, ses changements, ses cassures, ses tensions, ses doutes, qui vibre de ses élans, de ses espoirs, qui se réjouit aussi d’un instant de bonheur.

Les rencontres de la photographie d’Arles fêtent cet été leur cinquantième anniversaire[1]. Sans tapage, mais avec densité. La manifestation imaginée en 1970 par l’Arlésien et photographe Lucien Clergue, l’écrivain Michel Tournier – qui animait alors l’émission de télévision La Chambre noire, du temps de l’ORTF – et l’historien, conservateur du musée Réattu, Jean-Maurice Rouquette, est en pleine forme après avoir été secouée, il y a quelques années par le rachat du parc des ateliers SNCF par Maja Hoffmann, important mécène des rencontres. Dans ce lieu qui accueillait chaque année une partie des expositions, la Suissesse entendait installer Luma, sa fondation consacrée à l’image et l’art contemporain, et elle n’avait pas l’intention de faire les choses à moitié, s’offrant les services du célébrissime architecte américain Franck Gehry. François Hebel, alors directeur des Rencontres, jetait l’éponge craignant que la fortune de la famille Hoffmann n’écrase tout. Aujourd’hui, la fondation Luma a pris ses marques, le chantier de la tour conçue par Gehry n’est pas encore d’être terminé (on sait déjà qu’elle n’aura pas extérieurement, tant s’en faut, la grâce de ses ouvrages les plus connus), mais plusieurs espaces d’exposition sont en fonction, remarquablement aménagés, et surtout la cohabitation se fait en bonne entente. Les Rencontres se sont trouvé d’autres lieux qui ont un plus de charme que celui du confort, rationnel et élégant mais un peu standardisé, de la fondation, qui ne manque cependant pas d’ouvrir ses portes à plusieurs des expositions programmées par Sam Stourdzé, qui a pris la suite de François Hebel en 2014.

Un demi-siècle après avoir invité Edward Weston, les rencontres d’Arles gardent la ligne qu’elles se sont peu à peu donnée, celle qui tient un équilibre savant entre les différentes dimensions de la photographie : artistique, documentaire, journalistique et intime. La palette des cinquante expositions présentées cette année tient de tous ces registres. Ainsi, « Photo/Brut », l’exposition consacrée à la collection de Bruno Decharme et quelques autres collections institutionnelles ou privées d’art brut rassemble ainsi des œuvres déroutantes créées hors des circuits « normaux », dans des univers d’asile ou de solitude et de marginalité. « La Saga des inventions » explore les archives du CNRS, du masque à gaz jusqu’à la machine à laver, avec des clichés fascinants. « Datazone » répertorie, d’un bout à l’autre du globe terrestre, les blessures de la planète, celles des hommes et celles de la nature. Ce monumental travail de Philippe Chancel a de quoi flanquer un sérieux coup de blues, car vraiment, sous son objectif, le monde va très mal, quand bien même ses photos sont magnifiques et leur présentation, dans l’église des frères prêcheurs, somptueuse. « The Anonymous Project » a investi une maison abandonnée pour reconstituer un intérieur so british, dans une scénographie qui utilise des diapositives anonymes, photos d’amateurs, la mémoire d’une société passée où chacun enregistrait en Kodachrome ses souvenirs, souvent avec humour. Quatre exemples de haute qualité, parmi d’autres…

Sous ses différents aspects, cet art du regard qu’est la photographie montre sa pertinence et sa spécificité. Cette « écriture de lumière » n’est pas celle d’un peintre – même s’il est vrai que quelques-uns travaillent sur le support, sur la technique, pour faire surgir des effets de formes et de couleur (ainsi de Laure Tiberghien ou de Hanko Murakami, présentés à Ground Zero). Pas davantage celle d’un cinéaste, même si Arles fait place à la vidéo et à la VR (réalité virtuelle). Elle joue sur une forme de discernement, appliquée à la vision, qui permet d’isoler, de distinguer, de mettre en valeur, ce qui pourrait passer inaperçu ou secondaire, ce qui aurait toutes les chances de rester caché, ignoré. C’est un art de la contemplation, souvent à vif, même s’il engage aussi des opérations de construction de l’image, et demande parfois du temps. L’Américaine Helen Levitt (1930-2009), par exemple, saisit dans les rues new-yorkaises des scènes dont la poésie, l’ironie ou le tragique ont échappé à tous les passants. Elle n’hésite pas à les recadrer, pour en faire saisir l’étrangeté. Ce ne sont pas seulement des instants chapardés qui excitent notre curiosité ou nous amusent, mais des existences qui surgissent dans l’espace urbain et qui ne peuvent pas manquer de nous interroger. Ici, l’anecdote est le point de départ d’un effet de sens que le spectateur peut investir de sa propre lecture. On peut dire la même chose de « Mères, filles, sœurs », le travail de l’Irlandais Tom Wood, axé sur les liens familiaux et les complicités féminines.

Evangelina Kranioti, Obscuro Barroco, 2018. Vue d’exposition (photo Jean-François Bouthors)

 

On est frappé, en parcourant les principales expositions des Rencontres, par la présence, parfois crue, des corps. La photographie – au moins à Arles, mais pas seulement – est un art humaniste qui rappelle que pour voir, penser, être, il faut avoir un corps, une chair, et que c’est ce corps qui enregistre, encaisse, souffre les aléas du monde, ses changements, ses cassures, ses tensions, ses doutes, qui vibre de ses élans, de ses espoirs, qui se réjouit aussi d’un instant de bonheur. Rien n’est abstrait, du point de vue du corps… La Grecque Evangelia Kranioti a suivi le voyage des cargos grecs dans plus de vingt ports du monde, s’interrogeant sur les relations de désirs qui lient les marins et les prostitués, elle a plongé dans le milieu queer de Rio de Janeiro et les images et témoignages qu’elle en rapporte sont poignants, brûlants. Ils disent la soif d’amour qui n’est pas simplement une pulsion animale, même quand celle-ci transforme des êtres en « bombes érotiques », mais une profonde quête de soi, d’un soi en demande de chaleur et de dignité. Ils disent aussi la trace que laissent ces solitudes qui explosent de désir après de longues traversées géographiques ou mentales…

Libuše Jarcovjáková, Autoportrait, Prague, 1981. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

 

Le travail « documentaire », en couleur, de Kranioti contraste formellement avec celui en noir et blanc et largement autobiographique de Libuše Jarcovjáková. Pourtant, les deux consonent profondément. La photographe tchèque est sans aucun doute la révélation de ces Rencontres, elle dont le travail est resté longtemps confidentiel. Elle présente plusieurs séries de photos réalisées entre 1970 et 1989. Des années noires pour tous ceux qui ne se conformaient pas à la normalisation qui avait suivi l’éphémère Printemps de Prague. Jarcovjáková photographie les corps avachis dans les usines, aux antipodes des héros du travail socialiste, ceux qui aspirent presque désespérément à une autre vie, ses amis qui soignent leur déprime à coup de gueules de bois, son mari avec qui la vie a été pour le moins aléatoire, les nuits praguoises, les Tsiganes, les Vietnamiens et les Cubains en « stage ». Ses images sont brutes, provocantes, rien de lisse ni de léché ; au contraire, l’imperfection est son langage, mais c’est la rage de vivre et le désespoir d’une existence contrainte qui éclaboussent l’objectif.

L’exposition consacrée à la Movida couvre presque les mêmes années et s’inscrit dans le même mouvement. La jeunesse espagnole se libérait après avoir été, des années durant, garrottée par le franquisme. Violente quête de soi, besoin d’expérimenter les extrêmes, d’aller au-delà des limites après avoir été si longtemps contenue, étouffée… Témoignage pathétique aussi d’une génération qui s’est massacrée en s’éclatant. Alberto Garcia-Alix note que très peu des amis qu’il a photographiés sont encore vivants. L’Espagne qui est ainsi exposée ne nous est cependant pas inconnue : les films d’Almodovar nous l’avaient déjà montrée, et ces images ne peinaient pas à franchir les frontières.

Tina Bara, Lange Weile¸ film réalisé par l’artiste à partir de 400 photographies prises entre 1983 et 1989, 2016. Vidéo, 62 mn. Vue d’exposition (photo Jean-François Bouthors)

 

En revanche, nous n’avions à peu près aucune idée de la scène photographique de la RDA. Si bien que l’exposition « Corps impatients », présentée à la Mécanique générale est un des autres moments majeurs des rencontres 2019. Elle couvre les années 1980. On y retrouve bien des apparentements avec les images de la Movida ou celles de Jarcovjáková, mais avec seize photographes, la palette est vaste et souvent superbe. L’ample diaporama (commenté par l’auteur) de Tina Bara, dont le titre Lange Weile est traduit sur le cartel par « Un long temps d’ennui », mérite qu’on prenne le temps de le regarder. Il rend compte d’une génération qui ne pouvait se satisfaire de la grisaille imposée par le régime et de la surveillance de la Stasi. La vie ne pouvait s’empêcher de sourdre dans tous les recoins cachés, par toutes les « nuits de chiens de Berlin », pour reprendre l’intitulé d’une photo de Gundula Schulze. Ses héros, devant les objectifs de Tina Bara, Mandred Paul, Christiane Esler, York der Kneofel et autres, semblent transpercés d’un désespoir auquel ils opposent une volonté de réjouissance, d’amour et d’amitiés. Les visages des morts que photographie Rudolf Schäfer semblent plongés au contraire dans un bonheur insolent, celui peut-être d’avoir trouvé la sortie d’une existence vouée à l’asphyxie par l’étroitesse d’esprit du régime est-allemand. La somme de talents ainsi réunis est impressionnante et, encore une fois, ce qui s’impose, c’est une profonde humanité : toutes ces photographies traduisent à leur manière les rapports entre des êtres incarnés et nous en font sentir le poids, l’importance, toute la fécondité en termes de sens. Et cela, dans des circonstances pour le moins difficiles.

Il faut ajouter à cet ensemble l’exposition « Unretouched Women », qui réunit des travaux des photographes américaines Eve Arnold, Abigail Heyman et Susan Meiselas, qui viennent porter, dans les années 1970, sur la vie intime des femmes, leur regard de photographes qui interprètent le féminisme à leur manière. Une manière de défaire les conventions sociales et de revendiquer le sens et la liberté. Enfin, la jeune Chinoise, Pixi Liao, qui explore dans « Une relation expérimentale » le rapport homme-femme avec son compagnon, semble marcher aujourd’hui, à sa façon, sur leurs traces, avec un solide humour.

Sergi Cámara, Le Mur de l’Europe, Espagne, 2014. De jeunes Africains tentent d’escalader la double barrière qui sépare l’Afrique de l’Europe, près de Beni Enza à la frontière de l’enclave espagnole de Melilla en mars 2014. Après avoir passé plusieurs heures au sommet de la barrière, ils ont été refoulés vers le Maroc par les forces de sécurité espagnoles. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

 

De corps, d’esprits et de cœurs en transit ou empêchés, entravés, qui tentent de subvertir leurs entraves, leur enfermement, ou qui le méditent, il en est encore question à la Maison des lices, avec l’exposition « Murs du pouvoir ». Il ne s’agit pas seulement de ressasser ce qui est déjà connu depuis que les frontières se sont hérissées de barbelés, notamment dans la Hongrie de Viktor Orbán, le pays où, pourtant, en 1989, avait commencé à se déchirer le « rideau de fer ». Les photos et vidéos rassemblées par István Virágvölguy montrent aussi comment vivent celles et ceux que ces « murs » séparent, notamment à la frontière entre la Biélorussie et la Lituanie, où les habitants de deux villages voisins doivent désormais demander des visas et faire un détour de 150 km s’ils ne veulent pas se contenter de se parler à distance… Et ce sont également les barbelés de Gibraltar, les bunkers qui obturent des maisons de Nicosie situées sur la « ligne verte » qui divise Chypre, entre Grecs et Turcs, les ghettos de Roms dans plusieurs pays d’Europe centrale… jusqu’à ce mur érigé dans la ville russe qui hébergeait l’an dernier l’équipe de France de football pendant le mondial, pour cacher la misère du quartier voisin. Ici, la vidéo apporte ce qui manque parfois à la photographie, la parole de ceux que l’on voit. Puisqu’il est vrai qu’un être humain, c’est un corps parlant…

Cela rappelle que Clergue, Tournier et Rouquette n’avaient pas imaginé de créer un « festival » de la photo, avec ce que cela pourrait avoir d’éclatant ou de tonitruant, ou de volonté de se faire remarquer, mais des « rencontres », c’est-à-dire de quoi échanger, converser, se parler. Une manière de dire que photographier, c’est aussi, d’une certaine manière, établir une relation.

 

[1] Les Rencontres de la photographie d’Arles, jusqu’au 22 septembre prochain.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…