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Ariane Dreyfus. Dire merci pour l'amour. (Poèmes présentés par)

janvier 2014

#Divers

Dire merci pour l’amour

Ce qui retient tout de suite l’attention du lecteur dans un poème d’Ariane Dreyfus, c’est le corps. Ou plutôt les corps, le masculin comme le féminin. Un poème, chez elle, est entrelacement de deux corps. Dont la composante érotique est forte. D’autant plus forte que la syntaxe choisie sera celle de l’ellipse, la coupe, l’affirmation suivie du silence ou du retrait – pudeur et impudeur. Ariane Dreyfus ne cesse pas de l’affirmer, son projet n’est pas tant d’établir une sensualité qu’une chorégraphie des échanges. Son poème travaille avec les outils corporels privilégiés que sont la bouche, les mains, les lèvres, le sexe – lieux d’un contact, d’une caresse électrique commune. Partant, le poème se fait mime d’une danse dont la sexualité est le véritable centre de gravité, qui fait que le lecteur, érotisé par sa lecture, se sente lui-même aussitôt happé par le mouvement, la passe qui se déroule sous ses yeux. Il accompagne la danse, la prolonge en imagination dans le blanc des suspens, essaie de reconstituer (parfois comiquement) la position amoureuse ayant donné naissance à tel entrelacs des corps.

On croirait quelquefois à du Mallarmé plus direct, plus nu, mais pas moins énigmatique, dégagé des afféteries vestimentaires qui allaient de pair avec l’érotisme de la fin du xixe siècle. D’ailleurs dans un récent essai, la Lampe allumée si souvent dans l’ombre1 dont les dix premières pages sont consacrées à l’écrivain Colette (« Le cri chanté »), Ariane Dreyfus insiste bien sur les « broderies » nécessaires à l’art s’il veut donner l’illusion de la vie. « Par rapport à la vie, l’écriture est comme une asymptote, elle la frôle sans se joindre à elle ou se détacher d’elle, elle lui est comme une doublure plus chaude. » Cependant, au-delà des paradoxes esthétiques partagés avec son modèle, plus loin que le jeu et la jouissance mutuels que s’échangent gracieusement les corps sexués, persiste un mystère concentré dans le visage humain. « Enjeu vital, donc, que de lire et rendre lisibles les visages de nos “inquiétants semblables2”. »

Il y a deux gravités, nous confie pour finir le poète, l’une qui nous lie à la terre par la physique des corps, l’autre qui nous ouvre au vertige du vide par l’indéchiffrable masque facial. Poète, c’est tenter d’articuler les deux par le poème, la fable. Manière héroïque de dire : « merci pour l’amour ».

Je voulais te dire merci pour tout à l’heure.
Je suis mouillée, je frissonne, j’aime cette pensée. Il y a eu mon pull, son rouge tendre, embrassé après comme avant. (Pourquoi d’ailleurs ?) La table basculant, mais au moins
Celle qui se retourne gagne un sourire à coup sûr.
(les Compagnies silencieuses, Paris, Flammarion, 2001)
Et les dents. Un loup m’aime.
La gaîté dans tes yeux n’en sort pas
Jusqu’à moi
Clôturée.
Un peu ravie que tu déménages les meubles exprès
Assieds-toi – si tu peux t’asseoir – ça devient un trône.
Genoux. Tu me lâches, ce soleil penche.
C’est te voir qui m’attache.
Tu me tiens si tu veux, c’est te voir.
Pas toujours mais alors très fort
En me pliant
Ma taille, tu la saisis pour mieux t’enfoncer, pourtant le taillis se
[retourne
D’une tête filant droit au buisson, à cette grappe si tu m’attendais
[d’amour ?
Si je te dis merci, à tout hasard ?
Étroitement
Seul le plaisir va passer, tu fais tes yeux « je veux »,
M’allongeant comme la porte que tu refermes.
Mes deux épaules pour t’aider,
Voici mon dernier enclos – et je t’embrasse le bras le plus proche, au bout tu ouvres la main où coucher ma figure –
Pour m’égarer en me serrant
Soufflant fort dès que l’oreille se tourne
J’ai beau tourbillonner jamais tu n’entreras comme quelqu’un,
C’est trop loin.
Soudain tu ne peux plus sourire du tout
Giclée plus basse, l’encre du point final.
Les mots se redressent
Tu entends ? je ne suis pas égorgée, j’ai dit « merci »,
J’ai dit ma fable.
(les Compagnies silencieuses, op. cit.)
  • 1.

    Ariane Dreyfus, la Lampe allumée si souvent dans l’ombre, Paris, José Corti, 2013.

  • 2.

    Colette, la Lune de pluie, Paris, Mille et une nuits, 2000.

Jacques Darras

Poète, essayiste et traducteur français, Jacques Darras est né en Picardie maritime dans les régions du Marquenterre et du Ponthieu (Bernay-en-Ponthieu). Fils d’un couple d’instituteurs il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’ENS rue d’Ulm en 1960, hésite sur quelle voie suivre, lettres classiques ou philosophie,…

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