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Dans le même numéro

Éric Sarner. La boxe, le jazz

janv./févr. 2019

Je voulais terminer cette série incomplète de portraits consacrée aux poètes français contemporains1 par le portrait d’un auteur discret, presque marginal d’une certaine façon, dont le parcours tant géographique qu’existentiel se déroule en dehors de l’Hexagone. Éric Sarner est un poète voyageur, citoyen du monde entier, insaisissable sauf sans doute à ses amis proches. Tantôt il vit en Uruguay à Montevideo, tantôt à Berlin, tantôt il parcourt la route 66 aux États-Unis, caméra à la main, pour réaliser un documentaire commandé par la télévision française2, tantôt il est en Afrique du Sud et dans cent autres lieux du globe. Ce faisant, il s’est placé dans la lignée des grands poètes voyageurs français du début du siècle, Blaise Cendrars à New York puis au Brésil, Victor Segalen à Tahiti puis en Chine, ou encore Paul Claudel en ses multiples ambassades. Cette tradition de mobilité, curieusement suspendue par la Seconde Guerre mondiale et ayant fait place à un étouffant repli national, Éric Sarner l’a revivifiée en la croisant avec l’esprit d’errance et de vagabondage des beatniks américains. De là une poésie libre et détendue jusqu’à la désinvolture, qui s’attache de préférence à l’instantané du monde et en fait sa philosophie. Témoin, ce poème :

Fuir la poésie

la laisser fuir

laisser partir

le brillant

par la rainure noire

dans le jus sans raison

du joli

par exemple

chez Montaigne

chier dans un panier

et puis

se le mettre

sur la tête

il y a à trouver

à chaque chose

sa place

oh ! ce chat silencieux

là-bas

soigneusement sans paroles

fuir la poésie

lui laisser chance

de revenir par les angles3

C’est dans ces « petits chants de proximité », comme il les appelle, qu’Éric Sarner est au plus près de ­Cendrars, avec plus de silence dans la voix cependant, moins de défiance gouailleuse aussi que le rescapé de 1914-18 à « la main coupée ». Ce doux poème d’amour, par exemple :

Dors

doucement

ma femme de tous âges

dors lentement à la vitesse

des navires au loin

j’ai fermé la porte

le monde est au secret

dans tes paumes

j’ai mis en ordre

ce qui restait

de retards de paroles

j’ai chassé de ta peau

les visages les bruits

dors

sans savoir

absente

de velours4

Là où Éric Sarner innove, c’est dans sa grande sensibilité aux rythmes venus ­d’Amérique. Sarner dit comme personne le jazz dans la langue même du poème, dit aussi le cinéma5, mais plus que tout est sans doute le premier et le seul à avoir composé un poème totalement crédible sur le sport, en vérité le plus dur, le plus hard, le plus tragique de tous les sports, à savoir la boxe. Hymne à la personnalité d’un des meilleurs boxeurs de tous les temps, Sugar, c’est-à-dire Ray Sugar Robinson, est à mon sens un petit chef-d’œuvre6. Composé de plans-séquences montés sous forme d’un «  biopic  », procédant par avancées suivies de «  flash-back  », divisé en trente-six chapitres nerveux et brefs comme douze rounds de trois minutes chacun, le poète use d’un langage juste, c’est-à-dire merveilleusement ajusté, alliant à une démonstration pédagogique sur tel ou tel coup la description rythmée d’un combat. Mais ce qui constitue à nos yeux la réussite totale du poème, c’est d’avoir appuyé les phrases – les vers – à une justification sur la droite de la page – droite droite, si l’on préfère. Décadré de son appui habituel à gauche, collé de manière inusitée tout contre le bord, le poème ressemble à un ring et ses cordes, posé sur un podium en hauteur, dominant vertigineusement les spectateurs que nous sommes, nous lecteurs. Le combat est haletant, se suit des yeux, de la page 7 à la page 83, sans une seconde d’interruption. Avouez que c’est plutôt rare pour un poème. Cela tient-il au fait qu’Éric Sarner lui-même ait mêlé à son admiration pour le géant de Brooklyn l’histoire de ses propres balbutiements dans le sport ?

Il est son corps.

Son corps même, ce fut vrai dès le début.

Dans l’instant

il habite ses muscles, occupe sa densité,

son poids si précisément défini

(cette précision même est une nécessité obsédante)

Les éclairs qu’il sent,

ses yeux projetés contre l’autre homme ;

le jeu totalement intime

de ses plantes de pied avec le sol du ring.

Tape, tape, lâche, tape, lâche ici,

Reprend là, tape, lâche, lâche dans l’air.

Il est ce corps luisant que la foule regarde

et dedans lui il y a un autre corps, mat,

d’une sueur interne que nul n’imagine,

une sorte de sueur de l’âme.

Et ces deux corps sont en correspondance parfaite.

Il le sent lui ; lui seul.

Gong.

La boxe, le poème, l’écriture : même allonge, même vista, même allure.

  • 1. Nous nous expliquerons sur ce point dans l’anthologie que nous ferons paraître prochainement, après rassemblement de la cinquantaine de portraits réalisés pour cette rubrique d’Esprit.
  • 2. La route 66 part de Chicago pour aboutir à Santa Monica, en Californie.
  • 3.  Éric Sarner, Cœur chronique, préface de Michel Deguy, Bègles, Le Castor Astral, 2013.
  • 4.  É. Sarner, «  Expérience de l’hiver  », dans Cœur Chronique, op. cit.
  • 5.  É. Sarner, Route 66. Un rêve américain ?, France, Bô travail/2F Productions/France 5, 2007, 52 minutes (Dvd France Télévisions Distribution, coll. «  Échappées belles  », 2008).
  • 6. É. Sarner, Sugar, Creil, Dumerchez, coll. «  Double Hache  », 2001.

Jacques Darras

Poète, essayiste et traducteur français, Jacques Darras est né en Picardie maritime dans les régions du Marquenterre et du Ponthieu (Bernay-en-Ponthieu). Fils d’un couple d’instituteurs il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’ENS rue d’Ulm en 1960, hésite sur quelle voie suivre, lettres classiques ou philosophie,…

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