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André Velter. Renouveler le pacte avec l'invisible

Renouveler le pacte avec l'invisible

Nous sommes à l’altitude de 4 000 mètres environ dans la vallée supérieure du fleuve Indus, lequel prend sa source dans l’Himalaya, coule en Inde – à laquelle il donne son nom – suivant d’abord la direction du nord avant d’obliquer brusquement vers l’ouest et le sud-ouest et de traverser le Pakistan pour finalement se jeter dans la mer d’Oman au sud de Karachi. Son parcours total est de 3 000 kilomètres. Là-haut, aux deux sens de la géographie, hauteur de carte comme hauteur de cimes, est un pays nommé Ladakh, voisin de la Chine et du Tibet.

C’est là que l’auteur du Babil des dieux[1] nous emmène, se déplaçant lui-même avec une telle aisance dans son récit que l’altitude ne nous incommode pas. Il est vrai que le poète nous parle de l’une de ses vies antérieures dont lui importe seulement de nous restituer le souvenir exact. À ce titre, la précision et le détail triomphent dans le récit, au détriment du pur décor géographique qu’il sera loisible au lecteur d’imaginer en se reportant à quelques stupéfiantes images sur Internet.

Le propos d’André Velter n’est pas géographique en effet, mais presque exclusivement ethnologique. Le sous-titre du livre, Oracles et chamans du Ladakh, l’annonce clairement : l’auteur s’intéresse aux rituels de possession chamanique dont il rapporte le témoignage à la fois curieux et ébahi en compagnie de la tibétologue Marie-José Lamothe, sa première épouse. Son livre est un livre savant, scientifique même, pourvu d’un riche glossaire terminal auquel le lecteur doit se référer s’il veut comprendre les fonctions imparties aux différents acteurs du rituel. À cette condition expresse pourra commencer la lecture, ou plutôt l’ascension.

Un être humain nous parle d’autres êtres humains que saisit, à une date précise du calendrier, une succession de « transports » pour le moins erratiques et étranges, qui ne semblent pas totalement en accord avec le bouddhisme pratiqué dans cette partie orientale du pays. N’oubliant jamais qu’il a pour compatriote un certain « vates » ou « voyant » nommé Arthur Rimbaud, le poète ethnologue ardennais ausculte les signes sismiques spectaculaires de toutes ces performances semi-conscientes s’emparant du corps des lhapas ou mediums de la divinité.

Le Ladakh était depuis quelque temps le pays que j’identifiais comme mon autre pays, celui de l’altitude, de la lumière, du ciel à portée de main ; royaume de survivances inouïes, ô combien fragiles et menacées, où il n’était pas rare d’éprouver cet éblouissement d’être que l’on n’ose plus, partout ailleurs désormais, appeler l’absolu.

J’emploie à dessein ces mots hors norme, terriblement urticants pour les épidermes des littérateurs et formalistes contemporains, mais qui sont d’usage courant sur les hautes terres… Car le Ladakh, longtemps désigné comme le Petit Tibet, était tout autant que son vaste voisin le séjour privilégié des dieux. Et, parmi ceux-là, il en était quelques-uns qui ne dédaignaient pas, à date fixe ou selon leur humeur, d’investir un individu prédestiné afin de balbutier, d’éructer, de prophétiser par sa bouche.

S’il est authentique, le poète, semble insinuer André Velter, renoue avec les plus vieilles fonctions oraculaires. Comme le vates antique, il commence par s’abstraire de la collectivité pour se produire en spectacle devant elle, excédant périlleusement ses limites l’espace d’un instant. Par son ritualisme est réanimé le lien originel de la société humaine avec le dehors « divin ». Cet essai, conçu dans les années 1980 mais publié quarante ans plus tard, après relecture de carnets, combat clairement les entreprises formalistes ayant obscurci le ciel de la poésie au passage des siècles vingt à vingt et un. Nourri au surréalisme comme à la poésie du Grand Jeu, instruit par le voyage d’Artaud au Mexique, Velter est venu installer son laboratoire plus haut qu’eux tous, au contact direct des anciens dieux, redonnant substance et légitimité au pacte primitif avec ce qu’il nomme « l’invisible ».

 

 

[1] - André Velter, Le Babil des dieux. Oracles et chamans du Ladakh, Paris, Le Passeur, 2018.

 

Jacques Darras

Poète, essayiste et traducteur français, Jacques Darras est né en Picardie maritime dans les régions du Marquenterre et du Ponthieu (Bernay-en-Ponthieu). Fils d’un couple d’instituteurs il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’ENS rue d’Ulm en 1960, hésite sur quelle voie suivre, lettres classiques ou philosophie,…

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