
Jean-Paul Michel. Le sacre par le poème ?
Le titre sous lequel est récemment paru un choix de poèmes de Jean-Paul Michel, « Défends-toi, Beauté violente ! », a tout pour arrêter l’attention[1]. L’objurgation un brin grandiloquente lancée au lecteur éventuel, qu’on imagine perplexe devant la vitrine du libraire, la majuscule consentie comme jamais plus à la Beauté, cette abstraction que Baudelaire tutoyait avec respect en son temps, l’oxymore étrange la déclarant « violente » et, pour finir, l’invitant à combattre pour sa défense, tous ces signes semblent renvoyer à une époque antérieure à notre monde. À l’évidence, Jean-Paul Michel se veut anachronique, mettant sa déclaration doublement à distance, par recours aux guillemets comme pour une citation et par emploi d’une certaine raideur de style. D’ailleurs, le poète se cite lui-même en effet, reprenant un poème écrit en 1996, qu’il fait figurer à la fin du recueil sous une forme légèrement modulée :
Défends-toi, sublime Beauté du monde donné !
Défends-toi,
Beauté violente ! Tu serais à mes yeux moins belle
consentante. Que tu luttes, résistes, te
rend davantage une proie digne Bondisse
d’éclat en éclat ta terrible
beauté surgie.
Le poème, nous dit Jean-Paul Michel, est d’abord un combat, où l’ennemi est le poème, divisé contre lui-même. C’est la dure condition de toute œuvre d’art que cette mise à distance laborieuse de la réalité par la forme. La réalité ne surgit en effet qu’à l’issue, toujours improbable, de la somme d’efforts consentis pour la faire apparaître, modelée et modulée.
Comment garder, de ta vigueur, l’éclat, Beauté du monde
donné ? – trop grande pour l’œil d’un mortel mal
capable d’embrasser ensemble tes traits
contraires De loin en loin une voix aurait-elle la force de dire
ce qui est ? Laisser battre, hors le sens, sa terrible
beauté nue ?
Ou bien, divisé, le poème, luttant contre soi devrait-il
de soi devenir ennemi ? Comme il faut qu’en son cours
un vers se brise im
prévisiblement pour
que la chose nommée se débatte bondisse crie ?
Nous voici revenus, semble-t-il, au voisinage de l’établi mallarméen où le poète viendrait à peine de finir de travailler sur les symboles. Serions-nous victimes d’une illusion de perspective ? Oui, mais pas entièrement. Jean-Paul Michel est rentré dans l’atelier symboliste, certes, mais en ouvrier avisé, intelligent, autrement dit en bon maître d’œuvre, il a ouvert l’atelier par l’arrière, élargissant d’autant la gamme d’outils, utilisant aussi bien ceux de la Pléiade (Du Bellay, Ronsard) que ceux du préromantisme allemand (Hölderlin) sans parler du haut artisanat celtique (Yeats, Hopkins). Nous irons même plus loin et évoquerons la poésie bas-latine de deux autres Aquitains, Ausone et Sulpice Sévère. Pour l’homme du Nord que, très étrangement, nous nous retrouvons être au contact de sa poésie, il semble que Jean-Paul Michel ait plus ou moins choisi de retourner la langue poétique française vers une latinité profonde. Voici quatre vers où l’on entend Du Bellay par exemple :
Tant d’orgueil jusque là tant battu tant
d’ardeurs ennemies – jamais tues – mon âge
basculant me les donne ravies
de s’assouplir à moi qui les pris tant tordues
& de mes efforts vains se moquant comme
un Dieu des affres d’un démon
moi taillant dans la langue perdue
Tu
posais sur ma tête un ciel, orgueil, un
feu
Cela commence comme Du Bellay mais se termine comme Mallarmé, parcourant tout l’empan de la latinité française et réveillant agréablement les souvenirs d’un monde classique qui n’existe plus qu’à l’état de ruines ou d’antiquités. Étrange effet, disais-je, à l’oreille de qui, au Nord, se sera plutôt frotté aux langues saxonnes et anglo-saxonnes et croirait pénétrer dans un enclos sacré, où se sculptent et creusent les cannelures de colonnes tronquées, éparses dans l’herbe, comme si quelque Wisigoth « barbare » venait à l’instant de les abattre.
Ces ruptures, ces fragmentations dans la langue assumées par Jean-Paul Michel ne répondent heureusement pas chez lui à un simple désir nostalgique de passé, mais expriment un rapport plus profondément original au temps. Nous parlerons à son propos de sentiment élégiaque offensif, qui est apparemment contradiction dans les termes. Qu’entendons-nous par là ? Ceci, à savoir que sa poésie de haute et basse latinité, clairement méridionale, s’ancre dans un socle d’héroïsme romain et de tragique sénéquéen. Jean-Paul Michel pousse l’élégie jusqu’aux postes les plus avancés du combat, là où le regret du passé se renverse en accueil chaleureux de l’avenir. Éminemment fragile s’avère cette position d’incessante reconquête dans la grande bataille de la réalité et de la vie. Le poète, l’homme le plus avancé, le plus exposé tout à la fois à la mortalité de l’arrière comme à l’ennemi de l’avant, doit, selon Jean-Paul Michel, veiller constamment à l’équilibre précaire du présent.
Tout de l’être se doit, dans la mort, éternellement
regretter. Les choses mauvaises, même, de simplement
être gagnent
ce mérite sans égal de fournir occasion, serait-ce
à se heurter, blesser d’au moins
répondre, résister, permettre
tel rebond qui sauve à qui, du pied, prend appui
sur leur arête, vérifie
qu’il est, que les choses, les mauvaises même,
sont.
Ainsi se voit exprimée en poésie, de manière plus élégante parce que plus réfléchie jusque dans son rythme heurté, la sagesse philosophique « antique » vers laquelle retournent tant d’esprits contemporains qui s’égarèrent jadis en voyages vers l’absolu de l’idéologie, et s’en reviennent tel Ulysse « vivre entre ses parents le reste de son âge ». Un bon usage de la philosophie de Heidegger privilégiant l’être sur l’étant, l’ouverture au monde plutôt que l’emprisonnement dans les religions ou les métaphysiques, permet ainsi, dans le cas d’un Jean-Paul Michel, de pratiquer un athlétisme solaire de l’instant. Derrière la sagesse romaine brûle et brille en effet, comme une garantie, l’éternel soleil de la Grèce, laquelle offre par ailleurs sa garde-robe mythologique toujours prête à habiller le mouvement le plus anodin d’une amplitude de tissu sacré, comme lorsque la nageuse fait un avec la mer qu’elle fend.
La mer soit ta palestre, Laure !
– Bondit ton âme en dauphin rieur
à l’égal de l’âme
d’Empédocle, en poisson, hier,
philosophe, légiste, athlète –
toi toute grâce d’être &
rires
Dans vos bonds d’Amours marines
– mères et filles –
ruisselantes enjouées ravies
l’évidence ancienne que
vitesse et force ont valeur
de signes
– ces jeux, les voici vôtres –
vos rires
d’ioniennes
gloires
Tout corps scintille que la mer
sacre.
Y a-t-il jamais sacre définitif par le poème ? Le philosophe allemand l’a cru. Le poème authentiquement réfléchi et intelligemment articulé de Jean-Paul Michel le croit aussi. Cependant, nos ruines continuent çà et là de fumer, sollicitant de notre attention, à l’avenir, des analyses archéologiques vraisemblablement plus froides.
[1] - Jean-Paul Michel. « Défends-toi, Beauté violente ! » précédé de Le plus réel est ce hasard, et ce feu, préface de Richard Blin, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2019.